Maëlle Maugendre, Femmes en exil : les réfugiées espagnoles en France
Maëlle Maugendre, Femmes en exil : les réfugiées espagnoles en France, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2019, 360 p.
Full text
1Comme c’est le cas de nombreuses histoires, celle du demi-million d’Espagnols arrivés en France en janvier et février 1939, alors que se termine la guerre d’Espagne, a toujours été écrite au masculin sous le couvert du neutre. En s’intéressant aux femmes réfugiées espagnoles en France, Maëlle Maugendre met pour la première fois le genre au cœur de l’analyse. Elle révèle la dimension profondément genrée de la politique de la République, puis de l’État français, et des expériences de cette population, qui comprenait une portion non négligeable de femmes (entre 75 et 95 000 sur 475 000 personnes arrivées entre la fin janvier et le début du mois de février 1939).
2Tirée d’une thèse remarquée soutenue en 2013, cet ouvrage s’appuie sur de nombreuses archives parmi lesquelles les plus présentes sont celles du ministère de l’Intérieur français et des préfectures, ainsi que sur treize entretiens oraux. Remplissant pleinement le contrat de l’histoire du genre, il s’impose d’ores et déjà comme un incontournable de l’historiographie des réfugiés espagnols en France, que l’on s’intéresse à son versant féminin ou masculin. En effet, si Maëlle Maugendre a à cœur de faire sortir de l’ombre ces femmes invisibilisées dans les archives et oubliées de l’historiographie pour faire d’elles de véritables actrices de l’histoire, sa recherche contribue aussi à l’histoire des politiques françaises vis-à-vis des réfugiés et des étrangers et, plus généralement, à l’histoire au féminin de « l’infrapolitique des dominés », pour reprendre l’expression de James C. Scott. En effet, autant que la littérature sur le genre et l’histoire des femmes, c’est l’analyse de Michel Foucault sur le pouvoir et les prolongements que lui a donnés le politiste James C. Scott (La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2009) en étudiant les « micro-résistances » des subalternes, qui informent cet ouvrage. Ce dernier cherche ainsi moins à répondre à une question qu’à développer, de façon rigoureuse et forte, une thèse centrale : dès leur arrivée en France et pendant plusieurs années, les femmes espagnoles furent l’objet d’une politique genrée de contrôle, d’encadrement, voire de répression de la part des autorités françaises. Mais face à cette violence, elles ne restèrent pas passives et développèrent des formes d’actions variées, tantôt individuelles, tantôt collectives, pour supporter leur situation, l’aménager, l’améliorer ou la contester.
3Cette dialectique entre les tentatives d’assujettissement des autorités françaises et la résistance que leur opposent les femmes espagnoles organise le récit. Les chapitres, qui suivent un ordre globalement chronologique, sont construits de façon binaire, alternant l’analyse des politiques d’encadrement et celle des réactions et résistances des femmes espagnoles.
4Le premier chapitre porte sur la traversée de la frontière au début de l’année 1939. D’emblée, le genre joue un rôle-clé : tandis que les hommes en âge de porter les armes sont considérés comme militaires et concentrés dans les grands « camps de concentration » du Sud-Ouest (bien connus de l’historiographie), les femmes, les enfants et les vieillards, catégorisés comme des « civils », sont dispersés dans des centaines de centres d’hébergement bien plus petits à travers tout le territoire hexagonal. Ils sont en effet alors considérés comme des victimes innocentes et inoffensives – ce qui ne les empêche pas d’être soumis à une « prise en main coercitive » (p. 29) : identification, catégorisation, fouille, visite médicale, déplacement forcé vers des destinations inconnues et, surtout, séparation familiale.
5Les quatre chapitres suivants examinent les deux types de lieux de regroupement des femmes espagnoles réfugiées en France : d’abord (chap. 2 et 3) les centres d’hébergement pour civils espagnols ouverts en février 1939 ; puis (chap. 4 et 5) les camps d’internement plus répressifs comme Argelès, Rivesaltes ou Rieucros où certaines femmes échouent par la suite. Chacun de ces blocs de deux chapitres est organisé de la même façon : à un premier chapitre de présentation du type en succède un second centré sur les dispositifs de contrôle (gardiens, règlements intérieurs, activités collectives, sanctions, etc.) et les formes de résistance qui leur répondent (humour, auto-organisation du quotidien, voire révoltes, etc.).
6Enfin, dans les deux derniers chapitres (6 et 7), les lecteurs accompagnent les réfugiées à leur sortie des camps, qu’elles retournent en Espagne de gré ou de force, qu’elles cherchent à émigrer, généralement en Amérique latine, ou qu’elles restent en France en passant progressivement dans le régime du droit commun des étrangers.
7Cet ouvrage met en évidence combien les parcours des réfugié.es espagnol.es en France sont tributaires du genre. Qu’il s’agisse de l’entrée en France, de l’hébergement, de la surveillance, de l’organisation des lieux de vie, des possibilités de sortie des camps, du rapatriement en Espagne, de l’émigration ou de l’intégration à la vie économique française, chacune de ces étapes est un « événement genré » (p. 246). L’émigration au Mexique en est un bon exemple (p. 277-278). Alors qu’en théorie, les réfugié.es peuvent obtenir un visa de départ « sans distinction de sexe », le genre joue de façon sans doute non intentionnelle dans la sous-représentation des femmes sur les listes d’embarquement. Parce que les autorités mexicaines privilégient les réfugiés jugés les plus en danger en cas de retour en Espagne, c’est-à-dire l’élite intellectuelle, artistique et politique la plus engagée, elles discriminent les femmes, qui ont moins souvent accès à de telles situations professionnelles, et dont l’engagement est systématiquement sous-évalué ou nié.
8La deuxième contribution majeure de cet ouvrage est de faire dialoguer l’histoire des réfugié.es espagnol.es avec la littérature de sciences sociales sur la résistance des subalternes. La démonstration est parfois lumineuse, par exemple lorsque Maëlle Maugendre montre combien les réfugiées, même lorsqu’elles sont plutôt bien traitées, sont soumises au bon vouloir des autorités, sans recours en cas d’abus (p. 108-109) ou d’internement arbitraire, et contraintes sous peine de sanction de se conformer à « l’attitude disciplinée et neutre » qui est attendue d’elles (p. 129).
9La démarche méthodologique adoptée comporte toutefois des risques inhérents, car à force de chercher les signes d’une volonté répressive ou d’une résistance cachée, certaines sources ou certaines actions peuvent être surinterprétées. Plusieurs éléments de la politique gouvernementale française (par exemple, le détachement d’instituteurs et d’institutrices dans les centres et camps pour faire l’école aux enfants, ou le soutien à la correspondance familiale entre réfugiés dispersés) ou les actions des organisations humanitaires sont rabattus sur le paradigme de l’assujettissement qui, pour être opératoire, ne les résume peut-être pas. En outre, la question de l’intentionnalité et du degré de conscience qu’ont les acteurs et actrices, tant de la violence qu’ils exercent que de la résistance qu’elles y opposent, est esquivée. Pourtant, dans le détail, l’analyse est souvent nuancée. Maëlle Maugendre insiste sur le fait que la caractéristique première des centres d’hébergement est leur extrême disparité selon les conditions locales (p. 52-64), que l’organisation systématique des camps d’internement (répressifs/non répressifs) par types de réfugiées (dangereuses/indigentes) n’existe que sur le papier (chapitre 4), et dans les dernières pages, elle met davantage en lumière les logiques contradictoires qui animent les autorités locales et les autorités centrales (p. 288), voire différents ministères entre eux (p. 297). Mais ces nuances se perdent dans les parties introductives et conclusives, qui sacrifient la complexité historique à la force du propos en donnant l’impression de résumer cette histoire à l’affrontement de deux logiques (assujettissement/résistance) opposant deux acteurs homogénéisés (l’État et les réfugiées). Il n’en reste pas moins que cet ouvrage est le premier à développer un argument fort sur l’histoire des réfugié.es espagnol.es en France. Ceux qui suivront à l’avenir devront nécessairement se positionner par rapport à lui.
References
Bibliographical reference
Célia Keren, “Maëlle Maugendre, Femmes en exil : les réfugiées espagnoles en France”, Clio, 51 | 2020, 325-328.
Electronic reference
Célia Keren, “Maëlle Maugendre, Femmes en exil : les réfugiées espagnoles en France”, Clio [Online], 51 | 2020, Online since 01 July 2020, connection on 06 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17921; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17921
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