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Clio a lu « Femmes et genre en migration »

Sylvie Aprile, Maryla Laurent & Janine Ponty, Polonaises aux champs. Lettres de femmes immigrées dans les campagnes françaises (1930-1935)

Paris, Numilog, 2015 (avec une préparation documentaire de Élzbieta Latka & Monika Salmon-Siama), 284 p.
Michelle Zancarini-Fournel
p. 322-325
Référence(s) :

Sylvie APRILE, Maryla LAURENT & Janine PONTY, Polonaises aux champs. Lettres de femmes immigrées dans les campagnes françaises (1930-1935), Paris, Numilog, 2015 (avec une préparation documentaire de Élzbieta Latka & Monika Salmon-Siama), 284 p.

Texte intégral

1Ce livre exceptionnel à tous égards associe des chercheuses spécialistes de l’histoire, de la langue et de la culture polonaises en France et en Pologne, pour traiter une source inégalée dans l’histoire de l’immigration, accessible aux archives départementales d’Indre-et-Loire, un corpus de 1 300 lettres envoyées à une inspectrice de la main d’œuvre immigrée, Julie Duval, en 1934. Écrites en polonais, il a fallu les déchiffrer avant, pour certaines, les traduire (130) et les analyser. Julie Duval a constitué un dossier sur chaque ouvrière agricole polonaise avec des rapports, des statistiques, des courriers administratifs et ces fameuses lettres qui disent la solitude et la détresse de femmes le plus souvent célibataires, ou filles-mères, parfois enceintes à la suite d’un viol ou de violences sexuelles des fils du patron ou d’autres ouvriers agricoles. Le plus souvent, elles doivent cacher leur grossesse et mettre leur enfant en nourrice. Parfois mères de famille, elles ont dû laisser en Pologne leurs enfants en garde à une personne de confiance (ce qui relativise les analyses de sociologues du care soulignant la nouveauté que représenterait au xxie siècle la « chaîne du care » (Global care chain : Hochschild, 2000) dans les migrations internationales contemporaines (voir le n° 49 de Clio. FGH).

2La présentation de l’enquête revient à Sylvie Aprile qui, sous un beau titre, « Auteures de leurs vies » (p. 9-19), replace dans l’histoire des migrations ces lettres envoyées à une inspectrice de la main d’œuvre immigrée, en les comparant aux archives épistolaires déjà connues, telles les correspondances familiales ou plus rarement les autobiographies. Cette source est d’autant plus précieuse qu’il s’agit de femmes ayant un usage limité de l’écrit, qui ont gardé ensuite le silence qu’elles soient retournées en Pologne ou restées en France. Chaque trajectoire est particulière et on perçoit l’importance de cette affirmation lorsque le hasard permet de retracer à grands traits un parcours de vie, tel celui d’Anna Kampurda, née en 1913 à Chicago où sa famille avait émigré. N’ayant pas encore atteint l’âge légal, Anna arrive en France avec le prénom et l’identité de sa sœur plus âgée en 1931. Elle travaille dans une ferme dans des conditions très difficiles : dormant à côté de l’écurie et exploitée par ses patrons, elle se marie à un salarié agricole, a des enfants. Elle n’a retrouvé sa sœur (au téléphone) qu’à l’âge de 80 ans en 1994. Sa petite-fille, devenue enseignante d’histoire, a pu combler les vides de son dossier. Au-delà d’un parcours singulier, cet exemple incite à ne pas dissocier migrations transatlantiques et migrations intereuropéennes.

3Janine Ponty présente l’histoire de l’immigration polonaise sous le titre « Une immigration très encadrée », titre justifié par la signature, le 3 septembre 1919, entre les États français et polonais d’une convention qui permet 500 000 entrées en dix ans, surtout d’ouvriers dans les mines du nord, de l’est et du bassin stéphanois, mais aussi d’hommes et de femmes dans l’agriculture (1 200 Polonais et Polonaises dans le département d’Indre-et-Loire, dans des centaines de communes et de lieux-dits). Les Polonaises sont affectées en priorité dans l’agriculture comme vachères ou bonnes de ferme. À priori, les conditions de travail, d’hébergement et de rémunération doivent être précisées dans les contrats, mais sont loin d’être toujours appliquées, avec des situations et des plaintes que relatent les lettres envoyées à l’Inspectrice. Effectivement, devant le constat des nombreux abus, l’État polonais suspend l’émigration, exige un âge légal au recrutement à 21 ans et la tenue d’un Comité d’aide et de protection par département avec une inspectrice dédiée.

4Élzbieta Latka, avec la collaboration d’Anna Sarapuk, se livre à une analyse linguistique des lettres (p. 51-76), intitulée « Chère Madame et notre Maman ». Née à Lwów, l’inspectrice Julie Duval connaissait très bien le polonais, ce qui lui permettait de comprendre des lettres écrites phonétiquement en polonais dialectal et sans ponctuation. Chacun des courriers diffère, qu’il s’agisse d’un courrier officiel ou de la dénonciation de mauvais traitements faite sur le ton de la confidence, comme à une parente ou une amie proche, entre distance respectueuse et familiarité affectueuse. Positionnée dans le rôle d’une mère qui doit s’occuper de ses enfants, l’inspectrice comprend leur langue, leurs manières de pensée, en particulier leur foi et les rituels religieux. La messe dominicale est l’occasion pour elles de rencontrer des compatriotes travaillant dans la région, de parler leur langue natale.

5Maryla Laurent présente un choix de lettres traduites. Elles sont extrêmement émouvantes car présentées d’abord dans leur aspect matériel – papier, encre, écriture ; ensuite on peut accéder à un choix de textes en partie biaisés par la traduction. Maryla Laurent, dans « Une intellectuelle en action », dresse également le portrait de Julie Duval (p. 235-257). Une enquête conduisit à Julie Laguirande-Duval, auteure des Contes et légendes de Pologne, ouvrage publié chez Nathan en 1929. Élzbieta Latka découvrit à Cracovie qu’un Maurice Laguirande-Duval avait été lecteur de français à l’université de Lwów. Il était marié à Julia Lachowicz née en 1875 dans la ville de Lemberg en Autriche (Lwów en polonais). La rencontre avec Bernard Duval, son petit-fils très attaché à sa grand-mère, confirma l’existence de cette « intellectuelle polonaise, profondément humaniste, attentive à la condition des humbles, exigeante envers les autres comme envers elle-même » (p. 237). Elle passe à 55 ans le concours de l’École sociale des surintendantes, démarche expliquée sans doute par son divorce. Après deux ans d’études qu’elle trouve bien remplis et très fatigants, elle obtient le poste d’inspectrice de main d’œuvre féminine agricole en province, à Tours. Elle s’y engage avec détermination et efficacité jusqu’au printemps 1935. Elle n’est pas remplacée. On la retrouve en 1939 en région parisienne dans l’association « Travail et loisir » fondée par le parti social français (Laura Lee Downs, RHMC n° 58/3, 2011, p. 118-163). Elle vécut à Nice pendant la Seconde Guerre mondiale, puis près de son fils à Rennes et à Paris, où elle finit sa vie en juillet 1957 dans un Institut pour la diaspora polonaise.

6Les cartes de la Pologne des années 1930 et du département d’Indre-et-Loire qui ouvrent le livre énoncent discrètement les deux territoires auxquels se rattachent émotionnellement les femmes évoquées dans l’ouvrage. La reproduction des contrats de travail, des livrets de paye, des cartes d’identité pour les travailleuses étrangères est accompagnée de photographies qui humanisent et donnent chair à des lettres au texte souvent hésitant. Aux archives exceptionnelles et rares que représentent les correspondances émouvantes de ces jeunes migrantes employées comme bonnes de ferme, s’ajoute une analyse historique, linguistique et sociale qui permet de comprendre une part de l’immigration polonaise moins étudiée pour les ouvrières agricoles que pour les mineurs. C’est une contribution importante à l’histoire du genre de l’immigration.

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Pour citer cet article

Référence papier

Michelle Zancarini-Fournel, « Sylvie Aprile, Maryla Laurent & Janine Ponty, Polonaises aux champs. Lettres de femmes immigrées dans les campagnes françaises (1930-1935) »Clio, 51 | 2020, 322-325.

Référence électronique

Michelle Zancarini-Fournel, « Sylvie Aprile, Maryla Laurent & Janine Ponty, Polonaises aux champs. Lettres de femmes immigrées dans les campagnes françaises (1930-1935) »Clio [En ligne], 51 | 2020, mis en ligne le 01 juillet 2020, consulté le 14 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17917 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17917

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Auteur

Michelle Zancarini-Fournel

Université de Lyon I
LARHRA

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