Francesca Falk, Gender innovation and migration in Switzerland
Francesca FALK, Gender innovation and migration in Switzerland, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2019, 96 p.
Texte intégral
1La Suisse est une île. Située au cœur de l’Europe continentale, elle est à la marge de l’historiographie française qui ne consent à se pencher sur son cas que pour étudier les républiques sœurs ou la non-belligérance de la Confédération helvétique durant la Seconde Guerre mondiale. Alors, toute nouvelle publication sur cet espace est la bienvenue, surtout, si elle ambitionne d’expliciter les liens entre genre et migration et démontre que l’immigration joue aussi le rôle de révélateur des manquements d’une société. C’est l’objet de l’ouvrage de Francesca Falk, maître-assistante à l’université de Fribourg, publié en anglais par Palgrave Pivot en 2019. Rédigé à la première personne, cet essai comporte sept chapitres dont deux faisant office d’introduction et de conclusion.
2L’introduction s’ouvre sur l’un des passages les plus personnels de cet ouvrage. Francesca Falk débute sa réflexion sur une expérience migratoire, celle de la colonie italienne, la plus importante présence étrangère en Suisse après la Seconde Guerre mondiale. L’arrivée en Suisse, pays symbole « des terres du nord » qui fascinent tant les déshérités du Midi, dévoile aux femmes italiennes un aspect méconnu de ce nouvel espace, où la division sexuée des sphères publiques et privées est encore, et pour longtemps, la norme. Francesca Falk interroge les rapports Nord/Sud à l’aune du genre avec beaucoup de pertinence, sans pour autant creuser l’analyse, ni apporter une nuance quant à la diversité des conditions sociales des ressortissantes italiennes selon leur région d’origine.
3L’auteure prend comme exemple trois parcours de femmes : celui de sa propre mère qui, pour suivre son mari, va quitter son Émilie-Romagne natale pour le canton de Saint-Gall, un des cantons les plus conservateurs de Suisse, puis les trajectoires respectives de Dinahlee Obey Siering, née au Libéria en 1992 et de Delia Krieg-Trujillo d’origine bolivienne. Toutes trois racontent le choc vécu lorsqu’elles ont compris la place très traditionnelle tenue par les femmes en Suisse. Afin de renforcer son argumentaire, Francesca Falk rapporte un épisode de sa propre scolarité, dans les années 1990, où les filles, dans le cadre de ce qui était appelé alors « L’économie familiale », suivaient des cours de cuisine et de couture, alors que les garçons s’adonnaient au dessin technique. L’intérêt de cette anecdote ne doit pas faire oublier que l’enseignement suisse n’est pas centralisé et qu’il dépend de chaque canton. La situation vécue par l’auteure n’est pas représentative de l’ensemble des écolières suisses de cette époque, puisque, dans d’autres cantons, l’économie familiale était une discipline mixte, tout comme l’était le travail du bois et du métal.
4L’introduction se poursuit étonnamment dans le chapitre 2, l’un des plus intéressants et stimulants de cet ouvrage, avec l’explicitation de la démarche de l’auteure et la définition des termes employés. L’auteure s’intègre dans le courant socio-historique de l’intersectionnalité et appelle à aborder de façon plus systématique la migration comme un révélateur de la société d’accueil. Il faut préciser ici que Francesca Falk utilise « migration » au sens très large du terme : immigration, émigration, migrations internes, voyages, études de cas de pays étrangers. L’extensibilité du terme trouve parfois ses limites épistémologiques, tant l’auteure recherche des exemples au long cours pour soutenir son propos général qui est une approche, sinon innovante, du moins enrichissante sur la Suisse comme pays d’accueil.
5Le chapitre 3 – » Changing Gendered Divisions of Works » – démontre, par de nombreux exemples riches et variés, comment la migration peut faire évoluer la division genrée du travail. Par ce biais, se dévoile ce que l’auteure dénomme « a sedentary bias », traduisible par l’expression « le préjugé de l’autochtone », mettant en avant le regard condescendant et orienté du natif par rapport au migrant. Les exemples sont hétérogènes, puisant aussi bien dans l’immigration turque en RFA dans les années 1970, que dans le quotidien, en Suisse et en Allemagne, des infirmières originaires du Kerala (Inde), ou encore avec l’évocation relativement approximative de l’émigration tessinoise à l’époque moderne.
6Néanmoins, une des parties les plus intéressantes de l’ouvrage concerne les liens qui existent entre la colonisation vers l’Outre-Mer et la façon dont les conquêtes coloniales ont influencé la société helvétique. De fait, et Francesca Falk le démontre avec beaucoup de justesse, la société suisse a été imprégnée par ces valeurs de la société coloniale et, dans la construction de ces représentations, les Suissesses y trouvent une place autrement valorisante. En effet, une femme occidentale est toujours située plus haut dans la hiérarchie coloniale qu’un homme issu d’un pays colonisé.
7Le chapitre 4 – » Nurseries » – retourne à l’époque contemporaine et s’attache à montrer que ce sont les migrantes travaillant en Suisse qui ont obligé les communes et les cantons à mettre en place un début de politique publique de garde d’enfant. L’auteur nuance très vite cette initiative politique, mise en place à partir des années 1960, et précise qu’il ne s’agit pas d’une mesure valorisant le travail féminin mais, bien au contraire, visant à encourager le travail des migrantes, de telle sorte que les Suissesses restent dans leur foyer comme archétype constitutif de la réussite sociale de leur époux. Ce n’est qu’à la fin des années 1980 que la crèche n’est plus considérée comme un simple mode de garde, mais comme une étape importante dans la construction de la sociabilité de la prime enfance. À ce titre, la partie sur la place du travail des hommes dans les crèches aurait mérité une analyse plus approfondie.
8Terre de paradoxe, la Suisse l’est à plus d’un titre : plus ancienne démocratie européenne, elle est l’un des derniers pays d’Europe occidentale à avoir accordé, au niveau fédéral, le droit de suffrage à ses citoyennes en 1971. Premier pays européen à avoir ouvert ses universités à toutes les femmes diplômées, dès 1870 à Berne, ni les cantons, ni la Confédération helvétique n’ont su (ou voulu) faire profiter massivement les citoyennes de cette avancée majeure. C’est la thématique du chapitre 5 – » Higher Education » – qui cherche à démontrer l’impact des migrations sur les études supérieures. Des portraits font office d’études de cas. Les figures rencontrées, surtout de nationalité russe, permettent certes de tracer des portraits-types et de faire émerger des parcours féminins forts, à l’instar de celui de Sophie Piccard, née à Saint-Pétersbourg en 1904, mais force est de constater que ces parcours sont bien isolés et que si les migrantes russes, étudiées notamment par Natalia Tikhonov Sigrist ont été nombreuses à profiter de l’ouverture aux femmes des universités suisses, il n’en va pas de même pour l’immense majorité des Suissesses qui durent attendre longtemps avant d’investir massivement les bancs des facultés.
9Le chapitre 6 – » Female Suffrage » – reprend le même procédé : une suite de portraits variés, afin d’aborder la question du suffrage féminin. Après s’être arrêtée sur la très longue histoire du suffrage féminin en Suisse, l’auteure dresse des parcours de femmes qui ont lutté en faveur d’un vrai suffrage universel. Francesca Falk montre que c’est par le biais d’une rencontre avec une étrangère, d’un voyage en dehors des frontières helvétiques, d’un changement de canton que les femmes ont pris conscience de l’inégalité subie. Une analyse plus poussée des sources aurait permis de développer cette idée-là. En l’état, certains portraits manquent d’épaisseur. Ainsi, le voyage à Londres de Marie Goegg-Pouchoulin, genevoise du xixe siècle, semble essentiel dans son engagement en faveur des droits des femmes, mais cela reste une hypothèse. La comparaison entre la lutte pour les droits des femmes en Suisse et celle menée au Nigéria en 1929 pourrait se révéler très intéressante à condition de relier cette étude de cas à l’impact migratoire sur la Suisse, ce que l’auteure ne fait pas. Un panorama plus complet des résistances au droit de vote féminin suisse par les hommes, mais aussi par les femmes, aurait permis de mieux saisir le contexte très particulier de la société englobante. De même, un travail sur la présence de migrantes dans la fameuse grève générale des femmes, qui a eu lieu dans toute la Suisse le 14 juin 1991, aurait été pertinent.
10Le chapitre 7, intitulé « Conclusion : An Awareness of Alternatives », cherche à étendre la réflexion de l’auteure à des problématiques du xxie siècle. Ainsi, elle compare l’émigration italienne et la condition des musulmans aujourd’hui et démontre que les préjugés envers ces deux populations sont les mêmes à plus de cinquante ans d’écart. Cette comparaison, si intéressante soit-elle, n’est guère novatrice et l’on peut faire le même exercice avec les Belges, les Italiens, les Suisses, les Portugais ou les Algériens venus en France depuis le milieu du xixe siècle. Ce n’est ni la nationalité ni la religion qui importe, c’est le fait de représenter une altérité dérangeante, l’Autre, qui marque la césure. Aussi, on ne peut qu’être pleinement d’accord avec Francesca Falk lorsqu’elle appelle la communauté scientifique à intensifier l’utilisation du biais migratoire dans les analyses de genre et souhaiter que de nombreuses autres études voient le jour.
Pour citer cet article
Référence papier
Anne Rothenbühler, « Francesca Falk, Gender innovation and migration in Switzerland », Clio, 51 | 2020, 319-322.
Référence électronique
Anne Rothenbühler, « Francesca Falk, Gender innovation and migration in Switzerland », Clio [En ligne], 51 | 2020, mis en ligne le 01 juillet 2020, consulté le 04 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17907 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17907
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