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Clio a lu « Femmes et genre en migration »

Katharine M. Donato & Donna Gabaccia, Gender and International Migration: from the slavery era to the global age

New York, Russell Sage Foundation, 2015, 254 p.
Elisa Camiscioli
Traduction de Linda Guerry
p. 312-315
Référence(s) :

Katharine M. DONATO & Donna GABACCIA, Gender and International Migration: from the slavery era to the global age, New York, Russell Sage Foundation, 2015, 254 p.

Texte intégral

1Au cours des années 1980, les démographes et statisticiens semblent découvrir « la féminisation des migrations », une expression courante dans les décennies suivantes, à la fois dans des publications de vulgarisation et universitaires. Katharine M. Donato et Donna Gabaccia affirment cependant que la féminisation des migrations n’est pas un phénomène récent : les femmes font partie des flux migratoires depuis plus de quatre siècles ; l’équilibre entre les sexes dans les mouvements migratoires et même la prédominance féminine dans certains flux ne sont pas nouveaux ; et « toutes les données chiffrées existantes » sur les migrations forcées et libres entre 1600 et 2000 à travers le monde montrent « une grande variabilité dans la répartition entre hommes et femmes, entre garçons et filles parmi les migrant.es » (p. 2). Tout au long de la période étudiée, il existe des migrations où les hommes sont majoritaires, d’autres plus équilibrées entre les sexes, et certaines où ce sont les femmes qui sont les plus nombreuses, les idéologies et les relations de genre dans les sociétés de départ et d’arrivée influençant le nombre d’hommes et de femmes qui migrent. Ainsi, la convergence vers un équilibre entre les sexes, caractéristique du début du xxie siècle à l’échelle mondiale, est en fait un processus graduel et intermittent qui s’est déroulé tout au long du xxe siècle. On peut se demander pourquoi les chercheurs qualifient cette tendance de « féminisation » et, de plus, pourquoi ils ne l’ont pas remarqué pour la période précédant les dernières décennies du xxe siècle – un sujet sur lequel les auteures se penchent dans un chapitre fascinant sur la sociologie de la production du savoir sur le genre et la migration.

2Ce livre est le fruit d’une collaboration « sciemment interdisciplinaire » entre l’historienne Donna Gabaccia et la sociologue Katharine M. Donato, et le résultat d’un travail intellectuel en commun, ainsi que de leur expérience au sein d’équipes menant des recherches à la fois quantitatives et qualitatives pour étudier le genre et la migration. Les auteures ont constaté qu’en général, les experts en méthodes quantitatives résistaient à intégrer les théories féministes dans leurs recherches, tandis que les spécialistes des femmes et du genre exprimaient de sérieux doutes sur les mérites des analyses quantitatives. Il y a de fortes chances que vous tombiez dans l’une de ces deux catégories avant d’ouvrir ce livre, mais son langage clair et une bonne contextualisation historique le rendent lisible à la fois pour les « numérophiles » et les théoricien.nes.

3Katharine M. Donato et Donna Gabaccia retracent également l’historiographie de cette divergence intellectuelle. Dans la première moitié du xxe siècle, par exemple, il n’était pas rare de trouver des chercheuses quantitativistes sur les migrations à la Chicago School of Sociology et dans les études liées à cette école. Dans les années 1970, cependant, certaines chercheuses féministes considéraient les méthodes quantitatives comme hiérarchiques, cette méthodologie étant réputée « masculine ». D’autres ont souligné l’importance de prendre en compte l’agency des femmes et leur expérience de la migration plutôt que de collecter des données statistiques. Puis, le tournant des études sur les femmes vers celles portant sur le genre dans les années 1980, avec son accent mis sur la construction sociale de la masculinité et de la féminité, a eu peu d’impact sur les chercheurs quantitativistes travaillant sur les migrations. « Sans des catégories de données binaires, dichotomiques ou binarisées – notamment hommes/femmes –, l’étude quantitative et statistique de la migration semblait impossible » (p. 31-32).

4Ainsi, « la résistance et la collaboration au-delà des frontières méthodologiques » (p. xiv) est un postulat central du livre qui porte sur la longue durée de l’histoire globale – de 1492 aux années 2010 – et use d’une variété d’échelles spatiales (mondiale, macro-régionale, nationale et régionale). Pour la période antérieure à 1970, Katharine M. Donato et Donna Gabaccia utilisent des « données de flux », c’est-à-dire des comptages d’individus passant les frontières et, pour les années suivantes, des « données de stock » issues de recensements de population. Les analyses de l’ouvrage s’appuient sur quatre séries de données clés. La base de données sur la traite transatlantique (The Trans-Atlantic Slave Trade Database), réalisée à partir des registres manuscrits des capitaines de navires comptabilisant les esclaves, fournit des informations sur les migrations forcées entre 1492 et 1867. Les données de flux migratoires compilées par le Bureau international du travail et publiées en 1929 représentent entre la moitié et les trois-quarts des migrations internationales de longue distance au xixe siècle, selon les auteures. La troisième série de données utilisée a été publiée en 1953 par la division Population de l’Organisation des nations unies et synthétise des « données de flux » de 1918 à 1947. Enfin, les « données de stock » de soixante-six recensements nationaux numérisés par le Minnesota Population Center constituent les données pour les décennies postérieures à 1970. Dans chaque cas, Katharine M. Donato et Donna Gabaccia se demandent pourquoi les migrations ont été très majoritairement masculines, équilibrées entre les sexes ou à prédominance féminine au cours d’une période donnée, et, suivant leur approche genrée de la production de savoir, analysent comment les chercheurs ont décrit les conséquences sociales, économiques et culturelles de la composition sexuée de ces migrations. Elles soulignent également la nature construite à la fois des statistiques et des catégories utilisées pour comptabiliser les hommes et les femmes migrants, des types de données et mesures pouvant rendre les femmes ou la féminisation visibles ou invisibles.

5Les conclusions de Katharine M. Donato et Donna Gabaccia remettent en question les études précédentes sur la variation sexuée des migrations et la périodisation généralement admise. Par exemple, elles expliquent que les premières migrations forcées en provenance d’Afrique n’étaient pas les plus masculines et que les vendeurs et acheteurs d’esclaves valorisaient le capital reproductif des femmes et pas seulement le capital productif des deux sexes. De même, elles démontrent que malgré la prédominance masculine au cours du xixe siècle dans les migrations de longue distance de prolétaires, dans le premier quart du xxe siècle, « la tendance mondiale de migrations fortement masculines s’est inversée : davantage de migrations sont devenues équilibrées entre les sexes et certaines sont devenues majoritairement féminines » (p. 75). Quant à la soi-disant féminisation des migrations qui fait tant de bruit depuis les dernières décennies du xxe siècle, les auteures montrent que tout au long du xxe siècle, la féminisation « a conduit à un équilibre entre les sexes dans les migrations internationales alors que l’économie mondialisée s’est prolongée au xxie siècle » (p. 96). Il s’agit d’une transition de long terme et non d’une évolution récente de la mondialisation de la fin du xxe siècle. La prédominance féminine a été indirectement encouragée par la fin du régime libéral en matière de politique migratoire et la mise en place d’une régulation et de restrictions des migrations dans la première moitié du xxe siècle. Deux facteurs clés ont entraîné ce changement : les États ont limité l’entrée de travailleurs masculins en mettant en place des programmes de « travailleurs invités » à court terme et, pour encourager l’installation, les gouvernements nationaux et les organisations internationales ont privilégié le regroupement de familles séparées par la migration des hommes. Les « données de stock » viennent renforcer ce constat en montrant des variations importantes dans la composition sexuée après 1970, en particulier selon les origines nationales des migrant.es dans les différents pays d’accueil. Là où les migrations internationales contemporaines sont sélectives en faveur des femmes, c’est principalement en raison d’une demande de main-d’œuvre féminine dans le service domestique et d’autres formes de travail de care qui est bien plus importante qu’il y a un siècle. Toutefois, la tendance générale est à l’équilibre entre les sexes, signe d’une normalisation des migrations internationales, c’est-à-dire que les autochtones et les étrangers se ressemblent davantage en termes de caractéristiques et de comportements démographiques, et dans certains cas, d’activités sur le marché du travail.

6Cet ouvrage s’appuie ainsi sur une analyse méticuleuse de quatre séries de données et sur un scepticisme salutaire quant aux points de vue sous-jacents de ces sources. Katharine M. Donato et Donna Gabaccia invitent les chercheuses et chercheurs sur les migrations à utiliser, outre les données quantitatives, des sources diverses, pour s’assurer que les femmes et les autres catégories empiriques ne soient pas rendues invisibles dans les études à venir. Elles plaident pour l’interdisciplinarité et l’importance d’apprendre la « langue des statistiques ». Elles mettent également au jour la production genrée du savoir dans les études sur la migration, montrant comment ses praticiens ont genré leur travail intellectuel dans deux camps divergents : l’un qualitatif, l’autre quantitatif.

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Pour citer cet article

Référence papier

Elisa Camiscioli, « Katharine M. Donato & Donna Gabaccia, Gender and International Migration: from the slavery era to the global age »Clio, 51 | 2020, 312-315.

Référence électronique

Elisa Camiscioli, « Katharine M. Donato & Donna Gabaccia, Gender and International Migration: from the slavery era to the global age »Clio [En ligne], 51 | 2020, mis en ligne le 01 juillet 2020, consulté le 04 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17887 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17887

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Auteur

Elisa Camiscioli

Binghamton University, State University of New York

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