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Clio a lu « Femmes et genre en migration »

Laurens E. Tacoma, Moving Romans: Migration to Rome in the Principate

Oxford/New York, Oxford University Press, 2016, viii + 304 p.
Marie-Sophie Caruel
p. 309-312
Référence(s) :

Laurens E. TACOMA, Moving Romans: Migration to Rome in the Principate, Oxford/New York, Oxford University Press, 2016, viii + 304 p.

Texte intégral

1Marie-Sophie Caruel

2Articulé autour de huit chapitres, l’ouvrage de L.E. Tacoma sur les migrations romaines aborde les questions liées au genre aux chapitres sur la famille (chap. 4) et sur le travail (chap. 6). La place faite aux femmes demeure donc relativement modeste et assez conventionnelle même si les apports sur la question ne sauraient être qualifiés de négligeables pour un sujet longtemps en marge des études sur la mobilité.

3Le cadre théorique proposé dans cet ouvrage est celui d’une « dé-modernisation » des modèles interprétatifs associant à la mobilité la modernité comme l’un de ses facteurs indispensables (chap. 1). Se fondant sur le postulat qu’il existe des caractéristiques conduisant certaines sociétés à de hauts niveaux de mobilités (urbanisation forte, marché du travail ouvert), l’auteur travaille à fournir un nouveau modèle interprétatif des phénomènes migratoires sans qu’interfère la modernisation. Dans cette perspective, la Rome du Haut-Empire, centre d’un réseau urbain majeur dans un contexte de paix prolongée, est apparue pour Tacoma comme un excellent cas d’étude. L’ensemble des sources disponibles est mis à contribution (littéraires, juridiques, épigraphiques, archéologiques), y compris les nouvelles données issues des analyses isotopiques. Conscient de leurs limites, Tacoma en expose les travers dans un préambule méthodologique où il souligne une tendance généralisée de la documentation (notamment funéraire) à faire apparaître des migrants à destination plutôt qu’en déplacement, et ainsi à masquer le processus de mobilité.

4Après avoir discuté la pertinence de différents critères (degré de rupture avec le lieu d’origine, caractère volontaire ou non), Tacoma définit la migration comme une mobilité durable impliquant un changement de résidence permanent ou semi-permanent (au moins quelques mois) (chap. 2). Les principales caractéristiques du phénomène migratoire romain sont ensuite exposées (typologie, géographie, volume). Tacoma distingue dix formes de migration, fondées sur des critères socio-économiques et juridiques (élites, pauvres, esclaves) ou professionnels (formation, profession administrative, intellectuelle, artistique, saisonnière, commerciale ou militaire). Les migrations ayant concerné en premier lieu des hommes célibataires, le genre n’a pas été retenu par l’auteur comme un critère pertinent eu égard à la mobilité et les migrations féminines se fondent dans la typologie générale. Si certaines catégories sont de facto masculines (soldats, personnels administratifs), aucun type de mobilité exclusivement féminin ne ressort de cette catégorisation. L’auteur distingue par ailleurs à travers tout son propos les migrations volontaires, forcées (esclaves) ou encadrées par l’État (soldats). L’horizon géographique des migrants montre qu’ils provenaient de tous les coins de l’empire et que la centralité de Rome surpassait le critère de proximité pourtant majeur dans la structure des mobilités ordinaires.

5L’État romain ne disposait pas de politique migratoire à l’image de celle des nations modernes, conclut L.E. Tacoma sur la question des réponses institutionnelles (chap. 3). Il n’existait pas de statut juridique propre aux migrants et donc pas d’immigration proprement légale ou illégale. La liberté de mouvement était un principe fondamental et les déplacements de personnes apparaissent moins contrôlés que le transport des biens. Les sources témoignent de l’existence de documents faisant office de laissez-passer ou de contrôles à l’entrée de certaines provinces (Égypte) ou villes, mais le contrôle étatique de la mobilité demeurait relativement faible et ponctuel. Il se concentrait en priorité sur le contrôle du statut plutôt que de l’origine, pour éviter toute usurpation, tandis que les déplacements des élites semblent avoir été davantage surveillés pour des raisons politiques. Si les expulsions constituaient un mode de contrôle de la population romaine, elles n’apparaissent pas comme une forme de contrôle de l’immigration : elles offraient un sentiment d’identité en définissant des outsiders mais elles ne visaient pas des étrangers au sens ethnique.

6C’est dans un chapitre consacré à la famille (chap. 4) que L.E. Tacoma interroge les mouvements migratoires sous l’angle du genre. L’auteur fonde sa réflexion sur le modèle de Hajnal qui lie étroitement structure familiale et mobilités dans l’hypothèse où les (jeunes) célibataires étaient les plus enclins à se déplacer – notamment pour travailler – avant de s’établir. Si la structure familiale romaine échappe, pour L.E. Tacoma, à la catégorisation moderne de Hajnal avec un mariage précoce pour les femmes et tardif pour les hommes, elle n’en détermine pas moins des pratiques migratoires spécifiques : les migrants étaient essentiellement de jeunes hommes célibataires se déplaçant individuellement. Ce modèle fait peu de cas des mobilités familiales, mais celles-ci apparaissent de fait comme un phénomène marginal à travers les sources. Les mobilités des femmes, surtout présentes parmi les civils, s’inscrivaient essentiellement dans un cadre marital, au moment du mariage ou à la mort du mari : à Rome, les migrantes sont presque exclusivement commémorées par un mari ou un enfant. L’auteur consacre également une étude détaillée aux tensions induites dans le marriage market par ce déséquilibre des sexes et aux migrations de retour, très rares chez les esclaves, communes pour les soldats.

7Par quels mécanismes les flux migratoires nourrissent-ils la croissance urbaine ? Pour comprendre la relation entre migration et urbanisation (chap. 5), L.E. Tacoma réfléchit à l’applicabilité à Rome des théories de migration urbaine (urban migration theories) formulées pour l’Europe moderne. Selon ces modèles, la croissance urbaine reposait sur des flux de migration de ruraux qui (sur)compensaient un déclin démographique dû à une mortalité supérieure à la natalité en ville (urban graveyard theory de Wrigley) ou à une fertilité faible parmi les migrants (depressed fertility theory de Sharlin). L’application à Rome ne pouvant être que qualitative étant donné la nature des sources, Tacoma discute les différents facteurs pertinents à leur application – taille et composition de la population romaine, mortalité, fertilité – pour conclure à l’applicabilité simultanée de ces deux théories, aboutissant ainsi à un troisième modèle.

8Dans l’analyse des relations entre migrations et travail (chap. 6), L.E. Tacoma accorde une grande importance aux caractéristiques du marché du travail romain autour de l’étude de quatre dichotomies structurelles (travail servile/libre, qualifié/non-qualifié, masculin/féminin, permanent/temporaire), déterminantes pour évaluer la nature et le volume des flux migratoires. Il ressort que la dichotomie migrant/non-migrant ne jouait pour sa part aucun rôle majeur : l’ethnicité n’était pas prise en compte pour le recrutement et les migrants ne semblent pas s’être concentrés au sein de secteurs économiques particuliers. Être un immigrant ne constituait ni un avantage ni un désavantage dans un marché du travail relativement ouvert, mais trop chargé pour offrir mieux qu’un travail temporaire pour beaucoup. Les femmes ingénues apparaissent parmi les immigrants comme le groupe le moins favorisé en raison d’un éventail d’opportunités moins large ou de la concurrence d’une main-d’œuvre aussi bien servile que masculine.

9Dans l’examen des questions d’identité et d’acculturation (chap. 7), L.E. Tacoma bat en brèche l’idée que les migrants tendent naturellement à un repli communautaire. L’étude des marqueurs d’identité que sont l’origine ethnique, la langue, les pratiques cultuelles et associatives conduit l’auteur à défendre la thèse que les liens communautaires parmi les migrants, sans avoir été inexistants (communauté juive par exemple), étaient relativement faibles à Rome et que les réseaux se formaient sur d’autres bases identitaires qui prévalaient sur les liens ethniques ou s’y ajoutaient (statut social pour les élites, juridique pour les esclaves, profession pour les marchands).

10Le chapitre de conclusion examine les limites et les perspectives des différentes analyses (chap. 8). L’auteur revient sur l’apport des différentes typologies mises en œuvre et signale que derrière la variété des formes de migration se cachent des traits communs (géographie, profil démographique). La généralisation des théories des migrations urbaines (urban migration theories) au système urbain romain est discutée mais, bien que profitable, elle semble nécessiter davantage de corrections que dans le cas spécifique de Rome. Les problèmes méthodologiques liés à la quantification des flux migratoires conduisent l’auteur à conclure par un examen qualitatif des conditions d’une révolution des transports (transport revolution) qui favorisa au Haut-Empire une augmentation du volume migratoire (sécurité des routes, qualité des infrastructures). L’un des principaux intérêts de ce travail réside ainsi dans la large part faite à l’application critique à la Rome antique de modèles théoriques élaborés pour des périodes historiques plus récentes.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marie-Sophie Caruel, « Laurens E. Tacoma, Moving Romans: Migration to Rome in the Principate »Clio, 51 | 2020, 309-312.

Référence électronique

Marie-Sophie Caruel, « Laurens E. Tacoma, Moving Romans: Migration to Rome in the Principate »Clio [En ligne], 51 | 2020, mis en ligne le 01 juillet 2020, consulté le 14 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17881 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17881

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Auteur

Marie-Sophie Caruel

Université de Lille
Laboratoire HALMA

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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