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Dossier

Du fer et du sang. Le genre des Grandes invasions (ive-vie siècle)

Iron and blood: a gender analysis of the great migrations of the early Middle Ages (fourth to sixth century)
Irene Barbiera
Traduction de Nicole G. Albert
p. 53-74

Résumés

L’article analyse la représentation et la perception des Grandes invasions à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle : des mouvements de groupes ethniques cohérents, conduits par des héros masculins. Ce modèle a été suggéré à partir d’un type spécifique de sagas mythiques du haut Moyen Âge, les Origines gentium qui, s’appuyant sur différentes sources anciennes, présentaient l’échiquier complexe des déplacements, des guerres et des alliances entre les barbares et l’Empire comme des exodes linéaires de tribus cohérentes vers une terre promise. Les archéologues et les ostéologues ont appliqué littéralement ce modèle : les biens funéraires et les types de squelettes permettaient à leurs yeux d’identifier les membres des différentes tribus et de suivre leurs routes migratoires. Ils ont privilégié les tombes avec des armes et les squelettes masculins et souligné ainsi l’agentivité des hommes. Cependant, les découvertes archéologiques examinées de plus près nous racontent une histoire complètement différente : dans les cimetières du haut Moyen Âge, les femmes avaient une plus grande visibilité que les hommes.

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Texte intégral

1Les historiens et les archéologues des xixe et xxe siècles, qui ont étudié les migrations passées, ont souvent décrit ces phénomènes d’une manière qui rappelait étrangement les grandes migrations transocéaniques de leur propre époque. Cependant, ils ne prirent en considération que certains aspects des migrations auxquelles ils assistaient, ce qui permettait de reconstruire un passé cohérent.

  • 1 Chapman 1997.
  • 2 Hobsbawm 1972.
  • 3 Gasparri 1997 ; Pohl 2000 ; Geary 2004 [2002].

2On sait que les historiens sont profondément influencés par les discours savants et les paradigmes culturels de l’époque dans laquelle ils vivent1. En outre, l’histoire servant de modèle au présent, elle est constamment façonnée pour légitimer des affirmations contemporaines2. Rien n’est plus vrai dans le cas des chercheurs qui se sont intéressés au haut Moyen Âge, une période historique complexe et sujette à débat, marquée par la fin du monde romain et la fondation des royaumes romano-barbares. Si l’on en croit les interprétations traditionnelles, ces derniers ont été fondés par différentes tribus barbares qui ont envahi l’Empire romain et l’ont colonisé. Les Anglo-Saxons ont donc créé le Royaume anglo-saxon, les Francs, le Royaume franc et ainsi de suite ; ce sont ces royaumes qui ont donné naissance aux nations modernes. De ce point de vue, on considérait les premières tribus médiévales comme les ancêtres des diverses nations européennes modernes3.

  • 4 Ravenstein 1885.

3Les noms donnés dans chaque langue à ces mouvements migratoires – Völkerwanderung, Great Migrations, Grandes invasions, Migrazione dei popoli – reflètent les significations idéologiques dont on les a imprégnés. En effet, dans leur interprétation des formes et des dynamiques des migrations du haut Moyen Âge, les spécialistes de la fin du xixe et du début du xxe siècle n’ont retenu que certaines caractéristiques de l’expérience migratoire sur laquelle ils travaillaient : d’une part, ils plaquèrent sur le passé le mode opératoire des migrations de leur époque – l’ampleur des groupes humains se déplaçant, l’étendue des distances parcourues, la rapidité des trajets effectués ; d’autre part, ils ignorèrent complètement la dynamique à l’œuvre dans ces déplacements. Ils ne prirent jamais en compte les « lois migratoires » élaborées et examinées par Ravenstein à la fin du xixe siècle4. Ce dernier insista sur le rôle crucial joué par les migrations locales qui, pour des raisons économiques, constituent le fondement de la mobilité à longue distance ; il mit en évidence le fait que les routes migratoires n’étaient pas linéaires et que chaque courant de migration entraîne un mouvement inverse qui le contrebalance ; il repéra également que les femmes sont plus mobiles que leurs homologues masculins :

  • 5 Ravenstein 1885 : 196.

[elles] migrent davantage que les hommes. Cela étonnera peut-être ceux qui associent les femmes à la vie domestique, mais les chiffres du recensement sont là pour le prouver5.

  • 6 Jones 1997.
  • 7 Barbiera 2011.

4Négligeant ces résultats, les chercheurs de l’époque ont appréhendé les migrations du haut Moyen Âge comme des mouvements massifs de groupes ethniques homogènes avec, à leur tête, des héros masculins. Chaque tribu migrante se caractérisait par sa propre langue et sa propre culture, qui circulaient et essaimaient à travers l’Europe. L’installation des migrants et leurs contacts avec les autochtones étaient décrits, à l’aune de l’expérience coloniale, en termes d’acculturation6. Néanmoins, en fonction de leur nationalité, les spécialistes d’alors ne partageaient pas la même opinion sur qui acculturait qui. Les Allemands, par exemple, voyaient les tribus barbares comme des populations progressistes acculturant les Romains taxés de mollesse. Pour les Italiens, en revanche, les barbares étaient des peuplades arriérées dont les invasions marquèrent la fin du grand Empire romain7.

  • 8 Barbiera 2012.

5Qu’ils défendissent des positions positives ou négatives, tous s’accordaient pour reconnaître l’ampleur des mouvements migratoires au haut Moyen Âge : un grand nombre de personnes se déplacèrent au sein de l’Europe entraînant des changements majeurs. On mesura ces derniers principalement à travers les vestiges funéraires qui ont conservé les traces de dépouilles inhumées avec des objets somptueux. L’étude combinée de ces restes matériels et des sources écrites a servi à retracer les migrations barbares8. C’est cependant l’association de ces différentes sources à l’influence écrasante des discours raciaux et nationalistes de l’époque qui a abouti à l’élaboration de modèles interprétatifs pour le moins étranges de migrations massives à travers l’Europe, où l’agentivité (agency) des hommes et des femmes produisait des résultats diamétralement opposés.

6J’examinerai en détail, dans cet article, la façon dont les chercheurs ont tenté de concilier l’accent mis sur des migrations de soldats, à partir de sources écrites et de l’observation de squelettes humains, et les données archéologiques post-romaines qui révèlent l’importance capitale des sépultures féminines. J’essaierai également d’analyser comment cette preuve matérielle s’est alors vue intégrée à un discours nationaliste et masculiniste, qui a atteint son apogée pendant la Seconde Guerre mondiale.

Le sang du héros : une migration d’hommes

  • 9 Pohl 2000.
  • 10 Gasparri 1997.
  • 11 Coumert 2007.

7Diverses sources écrites datant du haut Moyen Âge présentent les flux migratoires des populations barbares de différentes façons et laissent en suspens la question du sens à donner à la terminologie employée par les premiers auteurs médiévaux pour désigner diverses tribus : qui étaient les Lombards, les Francs, les Alamans, etc. ? Les sources anciennes, contemporaines des événements, dépeignent les peuples barbares comme des bandes de soldats de toutes origines, dont devait s’accommoder l’Empire qui tantôt les combattait, tantôt nouait avec eux des alliances en échange de terres où ces groupes s’installaient et dont, dans certains cas, ils prenaient le contrôle en imposant leurs règles jusqu’à former des royaumes autonomes9. Il existe néanmoins un autre ensemble de sources littéraires que l’on appelle Origines gentium, regroupant des sagas mythiques écrites quelques siècles après la création des royaumes barbares. Ces textes avaient pour but de légitimer ces royaumes nouvellement fondés en décrivant les tribus barbares comme des peuples antiques qui, partis d’un territoire originel, auraient traversé l’Europe, s’illustrant par de nombreux actes héroïques en cours de route, jusqu’à la terre promise où ils auraient alors fondé les nouveaux royaumes en question10. Ces textes, qui empruntent différents tropes des sources antiques, tels que le modèle biblique de l’exode, ont présenté l’échiquier complexe des déplacements de populations, des guerres et des alliances entre les barbares et l’Empire comme des migrations de masse selon une trajectoire linéaire avec des groupes ethniques uniformes se déplaçant tous en même temps. Comme l’a montré Magali Coumert, il s’agit de mythes fondateurs inventés, réinventés et modifiés en fonction du contexte politique changeant ; chaque faction visant à asseoir son pouvoir construit son propre passé en opposition avec celui de ses adversaires11.

  • 12 Pohl 2000.

8Prenons l’exemple des Lombards, qui ont émigré en Italie en l’an 568 de notre ère, après avoir séjourné en Pannonie (l’actuelle Hongrie) pendant environ quarante ans. Selon Procope de Césarée, dans son histoire des Guerres de Justinien, écrite vers le milieu du vie siècle, les Lombards étaient des soldats, alliés de l’Empire, auxquels l’empereur Justinien avait alloué des territoires de Pannonie qu’ils contrôlaient en échange de leur soutien militaire. En effet, ils combattirent les Goths en Italie aux côtés de l’armée impériale12.

  • 13 Procope de Césarée 1685 : livre VIII, chap. XXXIII, 1 (« Narsès renvoie les Lombards »).

À l’issue de cette campagne, le général byzantin Narsès souhaitait fort d’être délivré des insolences des Lombards, qui brûlaient des maisons, et qui violaient des femmes même dans les églises, où elles avaient cru que leur pudicité trouverait un asile inviolable ; il les récompensa, et les renvoya dans leur pays13.

9L’ouvrage de Procope s’achève avant que les Lombards s’établissent en Italie. On ignore donc son opinion sur le pourquoi et le comment de leur émigration dans la péninsule. Cependant, à le lire, il ne fait aucun doute que les Lombards, au moment où ils résidaient en Pannonie, étaient à la solde de l’Empereur et qu’avant d’émigrer en Italie, ils s’y rendirent dans le cadre d’opérations militaires.

10Une source plus tardive, Historia Langobardorum (Histoire des Lombards) de Paul Diacre écrite deux cents ans après l’arrivée des Lombards en Italie, propose une vision de leur installation en Pannonie et de leur migration ultérieure en Italie qui tranche avec celle de Procope. Paul Diacre dépeint l’émigration lombarde comme la migration massive d’une population entière sous la houlette de différents rois. Ils partirent d’une Scandinavie fertile et traversèrent la partie continentale des régions nordiques (l’actuelle Allemagne du Nord) où ils durent affronter et vaincre courageusement tous les habitants de ces provinces, pour arriver en Pannonie qu’ils dominèrent pendant environ quarante ans avant de reprendre la route vers l’Italie. Paul Diacre écrit, au sujet de cette dernière étape :

  • 14 Diacre 1994 [trad. en français] : livre II, p. 41.

Les Lombards quittèrent donc la Pannonie et, avec femmes, enfants et tout leur matériel, marchèrent vers l’Italie pour s’en emparer. Ils avaient habité 42 ans en Pannonie et en sortirent en avril, première indiction, le lendemain de Pâques […]. Une fois rendu avec toute son armée et la masse de ses gens aux confins de l’Italie, le roi Alboïn fit l’ascension d’une hauteur dominant la région, d’où il put contempler le côté italien, à perte de vue14.

11À l’instar de Moïse conduisant les Hébreux dans leur exode, le roi Alboïn, avant de pénétrer dans la péninsule, contemple la nouvelle terre promise qu’il s’apprête à conquérir, depuis le sommet d’une montagne, d’où son appellation de « montagne du roi » selon Paul Diacre, largement influencé par la Bible. Son Historia avait pour ambition de légitimer le pouvoir des Lombards bien après leur sédentarisation en Italie. Son propos soulève toute une série de questions. L’émigration lombarde ressembla-t-elle vraiment à cela ? Quelle était l’ampleur du groupe qui envahit l’Italie avec le roi Alboïn ? Tous les Lombards qui émigrèrent dans la péninsule italienne en faisaient-ils partie ? Entre 100 000 et 150 000 Lombards auraient émigré en Italie. Peut-on raisonnablement imaginer le roi Alboïn à la tête d’une telle horde d’hommes, de femmes et d’enfants, marchant sur l’Italie à travers les montagnes ?

12Les historiens, les anthropologues et les archéologues des xixe et xxe siècles n’ont pas mis en doute l’assertion de Paul Diacre selon laquelle les Lombards formaient un peuple homogène qui arriva en une seule fois dans la péninsule italienne. Phénomène apparemment visible dans les témoignages archéologiques, qui portaient clairement la marque d’un changement radical après l’an 569. Sur le plan archéologique, les cimetières en constituaient le lieu principal, que ce soit à travers les restes de dépouilles mortelles ou les objets funéraires : à partir de ce moment-là, on vit apparaître des corps de plus grande taille, bénéficiant de nouveaux rites funéraires, et vêtus différemment. L’immigration de nouveaux groupes pouvait aussi se lire dans les vestiges d’habitations : on constata une évolution dans les modes de fabrication de la poterie et les méthodes de construction des bâtiments. On adopta cette approche non seulement pour étudier l’émigration lombarde en Italie mais aussi pour interpréter les dynamiques migratoires d’autres tribus du haut Moyen Âge mentionnées dans des sources écrites, pour lesquelles des documents littéraires analogues à l’Historia Langobardorum sont disponibles. Ces idées nourries de concepts nationalistes sous-entendaient que les peuples barbares étaient homogènes sur le plan biologique et ethnique et partageaient une même culture matérielle demeurée inchangée tout au long de leur itinéraire migratoire.

  • 15 Schiller 1992.
  • 16 Jackson & Weidman 2006.
  • 17 Boas 1911 ; Little & Sussman 2010.
  • 18 3e édition traduite en 2006 de façon euphémisée par Les Peuples de l’Europe.
  • 19 Günther 2006 [1924] : 21.
  • 20 Ibid.
  • 21 Ibid.

13Dans le cadre de l’anthropologie physique, on identifia les différents groupes humains en fonction de la forme et de la dimension des os. L’anthropométrie, une discipline qui abordait ce genre de question, se développa au cours du xixe siècle. Paul Pierre Broca, notamment, mit au point un nouvel instrument de mesure, l’indice céphalique, c’est-à-dire le quotient de la largeur maximale sur la longueur maximale de la tête. Exprimé en pourcentage, l’indice est élevé dans le cas des crânes larges et courts (brachycéphalie) et bas dans celui des crânes étroits et allongés (dolichocéphalie)15. On utilisa l’indice céphalique pour distinguer les différentes races. Ainsi, à la fin du xixe siècle, William Ripley identifia trois types majeurs en Europe : le Teuton, le Dinarique et le Méditerranéen16. Les analyses phrénologiques sur les immigrés aux États-Unis menées une décennie plus tard par Franz Boas – et qui montraient que, du fait de leur adaptation à l’environnement, les immigrés de la seconde génération avaient des crânes très différents de ceux de leurs parents – ne firent guère vaciller les dogmes raciaux concernant le phénomène de transmission des caractéristiques physiques à des époques antérieures17. Ainsi, Hans Günther, dans son ouvrage Rassenskunde Europas [Ethnogenèse de l’Europe, 1924]18 résumait et développait l’œuvre de Ripley en répertoriant cinq races principales en Europe : nordique, alpine, dinarique, baltique et méditerranéenne, chacune possédant « des caractères anatomiques et psychiques qui [lui] sont propres »19, pour reprendre sa définition. Les races nordique et méditerranéenne se situaient aux antipodes sur le plan physique comme psychologique, leur évaluation s’appuyant sur l’observation du comportement masculin. Les hommes nordiques sont grands et séduisants : « de haute stature […], au visage étroit […] ; nez étroit avec racine élevée ; cheveux souples, lisses ou ondulés et clairs (blonds dorés) ; yeux enfoncés, clairs (bleus ou gris) »20, tandis que les Méditerranéens sont « de petite stature, […] au visage étroit avec racine élevée ; cheveux souples, lisses ou bouclés, bruns ou noirs ; yeux marron, enfoncés »21. Le maintien étant également symptomatique du comportement, l’homme nordique se caractérise

  • 22 Ibid. : 93, 95, 97.

[…] par un sens marqué des réalités qui, allié à une énergie pouvant se muer en hardiesse, le pousse à de vastes entreprises. […] Il est toujours enclin à une prudence réfléchie et à une taciturnité, une réserve qui, souvent, paraît aristocratique. […] l’homme nordique [a toujours eu le] goût de la compétition, [une] soif de culture, [des] aspirations à gouverner et [un] besoin de se faire valoir. […] Le tempérament belliqueux de la race nordique semble particulièrement la destiner au métier des armes22.

  • 23 Ibid. : 99.

14En revanche, la race méditerranéenne est « passionnée et remuante […]. Le Méditerranéen a une vie sexuelle particulièrement intense ; tout au moins il ne fait pas preuve d’autant de retenue que le Nordique »23. Parmi les autres caractéristiques notables attribuées par Günther à la race méditerranéenne figure le fait qu’elle a été dominée par des institutions matriarcales, à savoir qu’on n’établissait pas la filiation et l’hérédité par rapport au père mais à la mère ; au contraire, parmi les peuples d’origine scandinave le patriarcat prédomine.

15À différentes périodes, le sang nordique a circulé du nord au sud de l’Europe et à la Méditerranée grâce aux migrations. Les anciennes civilisations grecque et romaine devaient leur évolution à la transmission de traits et du caractère nordiques :

Sous le règne des empereurs du Bas-Empire romain, souvent de descendance germanique, il y avait un tel flot de mercenaires germains au sein de l’armée romaine, qui finalement s’installèrent à l’intérieur des frontières italiennes, que l’Empire romain commença à se voir irriguer d’un sang neuf d’origine nordique.

16Néanmoins,

  • 24 Ibid. : 291, 306.

[…] le sang nordique finit par se tarir […]. L’Empire romain décadent était maintenant principalement peuplé d’une race méditerranéenne préromaine métissée et dans laquelle coulait une grande quantité de sang « sémite » […] Ce fut la fin de tout […] la véritable créativité romano-nordique s’évapora ; l’Empire courut à sa perte et reçut le coup de grâce avec la dernière vague nordique, celle des envahisseurs germains […]. On connaît sous le nom de grandes invasions la fin de cette dernière vague de sang nordique […] elles ont jeté les bases de l’actuelle Europe des États24.

17Ainsi, selon Hans Günther, au cours de l’histoire, le sang neuf est toujours venu du nord, amené par le Nordique, et transmis de père en fils conformément au principe patriarcal en vigueur chez les peuples nordiques. Les vagues migratoires du haut Moyen Âge correspondirent à l’ultime dissémination de ce sang nordique qui tira vers le haut le destin de l’Europe grâce à l’agentivité des hommes.

  • 25 Arnold 2006.

18L’État völkisch (national) défini en termes biologiques devait être gouverné selon les lois de la suprématie masculine25. Les femmes, en tant qu’être inférieurs, restaient en retrait et étaient des mères silencieuses, se contentant de porter passivement dans leurs flancs de valeureux mâles et futurs guerriers ; même leur rôle dans la procréation était minimisé, la filiation passant par les hommes.

  • 26 Allusion aux événements de 1918-1919. Andreas Witte dans Die Deutsche Zeitung (1924), cité dans A (...)

L’avènement de l’État racial sera masculin – ou ne sera pas ! Seuls les hommes sont en mesure de surmonter l’impuissance féminine qui nous a menés à l’acte criminel que fut la révolution. Seul un peuple aguerri et armé idéologiquement conquerra la liberté pour lui-même, sera capable de s’affirmer en tant que nation !26

19Des chercheurs de différents pays partageaient ces théories. Dans son livre Se vi sono donne di genio, paru en 1893, Giuseppe Sergi déclare :

  • 27 Sergi 1893 : 167.

Sur le plan morphologique et fonctionnel, la femme n’atteint pas le développement normal de l’homme mais reste globalement en deçà, comme si elle souffrait d’un état général de stagnation. Par conséquent, les formes infantiles et l’infantilité, comme état de fonctionnement, sont les manifestations courantes du sexe féminin, comparable à un homme qui n’aurait pas atteint le statut d’adulte27.

20Il ajoute :

  • 28 Sergi 1893 : 180.

Les grands eucalyptus d’Australie plantés en Italie n’atteignent pas l’impressionnant développement de leur pays d’origine ; il en va de même avec les caractéristiques masculines quand elles se transmettent au sexe féminin28.

21Notons que Sergi eut parmi ses étudiants Maria Montessori, la grande pédagogue, qui allait paradoxalement devenir bien plus célèbre que lui.

22Dans Sexe et Caractère (1903), Otto Weininger va encore plus loin :

  • 29 Weininger 2012 [1903] : 2e partie, chap. 2, p. 87-88.

Alors que la sexualité tient pour ainsi dire F sous son empire, H connaît la guerre et le jeu, la société et les réjouissances, les débats d’idées et la science, les affaires et la politique, la religion et l’art. […] F […] n’a pas de préoccupations extérieures au domaine du sexe. […] Il y a chez elle absence complète d’intérêt pour l’objet même de ces préoccupations. […] F n’est rien d’autre que sexualité, tandis que H est sexuel et autre chose encore29.

23Par conséquent, les femmes, taxées d’incontinence sexuelle, se rangent dans la catégorie des êtres inférieurs à l’instar de la race méditerranéenne.

24Si tout le monde s’accordait sur les rôles féminins et genrés, la supériorité des guerriers nordiques et le rôle attribué au Völkerwanderung dans la construction de l’Europe moderne – une vision promue par les scientifiques allemands –, n’étaient pas reconnus en Italie et en France.

  • 30 Coulanges (de) 1875 : 1re partie, livre III (« L’invasion germanique »), p. 333 ; Effros 2009.

25En France, bien qu’indéniable, la présence des barbares était relativisée. Ainsi, Fustel de Coulanges minimise les conséquences des invasions, « immenses déplacements d’hommes d’où il n’est sorti rien de durable ; beaucoup de tumulte et peu d’effets »30. Il précise :

  • 31 Ibid. : 414-415.
  • 32 Ibid. : 398.

Si [l’invasion germanique] a modifié la constitution de la société gauloise, ce n’est pas par le sang germain qu’elle y a introduit ; car ces Germains étaient peu nombreux31. […] Les Germains n’ont pas réduit la population gauloise en servitude. Ils n’étaient à son égard ni des vainqueurs ni des maîtres32.

  • 33 Sarfatti 1926 : 10.
  • 34 Spackman 1996.

26Les fascistes italiens, pour leur part, passèrent sur les Germains pour promouvoir l’époque romaine comme période glorieuse de l’histoire européenne : le modèle de la masculinité italienne s’inspirait du soldat romain plutôt que du guerrier germain. On décrivait Mussolini lui-même comme la « réincarnation d’un légionnaire romain »33, puisqu’il possédait « un large torse romain et la lucidité acérée de l’esprit latin » et qu’il incarnait la toute-puissance de la maschia romanità (la romanité virile)34.

  • 35 Resic 2006 ; Ryall 2007.

27Néanmoins, que les invasions barbares soient envisagées sous un angle positif ou négatif, les guerriers passaient à l’époque pour un modèle de masculinité. On mit en exergue la glorification de la guerre et la célébration des combattants pour justifier les pertes humaines pendant la Seconde Guerre mondiale. La masculinité devint un instrument politique et la virilité guerrière le symbole de la nation : les citoyens de sexe mâle donnaient leur vie pour la patrie35.

Objets en métal et trajectoires de femmes

  • 36 Grave-Brown, Jones & Gamble 1996 ; Díaz-Andreu & Champion 1996.

28L’archéologie eut, dans ces circonstances, son rôle à jouer dans la description des traces laissées par les héros anciens. La recherche archéologique acquit une importance particulière au xixsiècle en tant qu’outil destiné à forger une conscience nationale, puisqu’elle s’occupe de la culture matérielle qui incarne une mémoire tangible du passé et peut ainsi être accessible au plus grand nombre. En outre, l’archéologie, en tant que source non-écrite, est sujette à différentes interprétations et à ce titre le nationalisme a influé sur le type de questions que les archéologues ont bien voulu soulever et sur la nature des données qu’ils ont recueillies36.

  • 37 Arnold 1990 ; Brather 2008.
  • 38 Kossinna 1911 : 3.

29Dans cette perspective, les vestiges archéologiques ont été considérés comme l’expression d’environnements culturels uniformes, susceptibles d’être associés à divers groupes ethniques du passé. Différentes manifestations de la culture matérielle se virent réparties en fonction des régions comme l’expression d’une tradition et d’une culture communes37. Gustaf Kossinna, l’un des promoteurs de cette approche, écrit en 1911 : « À toutes les époques, des cultures matérielles distinctes correspondent à différentes tribus selon les régions »38. Quand des groupes émigraient, ils emportaient avec eux l’essentiel de leur culture. De ce point de vue, on interprétait toutes les innovations et les changements comme résultant de l’immigration de nouveaux groupes. La culture matérielle des peuples barbares répondait par conséquent à ce paradigme : les barbares se caractérisaient par leur propre culture matérielle qui avait pour particularité d’être bien établie et conservatrice et d’avoir globalement perduré au fil de leurs migrations et après leur installation au sein de l’Empire. De plus, leur culture différait considérablement de celle des Romains.

  • 39 Barbiera 2009.
  • 40 Fehr 2002.
  • 41 Fehr 2010.

30On partait surtout du principe que le costume traditionnel, le type de vêtement découvert dans les sépultures, restait inchangé : on interprétait son exposition dans les tombes comme une stratégie de différenciation par rapport aux populations autochtones. En bref, les vêtements avec lesquels les individus étaient inhumés étaient appréhendés comme une sorte de passeport, un signe distinctif révélant l’origine de chaque défunt39. Comme l’a montré Hubert Fehr40, ce sont surtout les nazis qui ont encouragé la recherche archéologique des premiers cimetières médiévaux. Au sein du projet Ostforschung, Hans Zeiss et Franz Petri conduisirent des fouilles archéologiques respectivement en Espagne et en Gaule et arrivèrent à la conclusion que les Reihengrebär (tombeaux alignés) étaient des sépultures de Wisigoths et de Francs. Ils cherchèrent à utiliser les objets funéraires – qui comprenaient principalement des éléments vestimentaires – pour définir le costume traditionnel des peuples germaniques par opposition aux Romains. Ils défendaient l’idée que les tombes qui comportaient des objets en fer ou en métal ne pouvaient être que celles de barbares, tandis que les Romains étaient enterrés sans aucun ornement métallique. Par conséquent, les objets et les accessoires en métal servirent à reconstituer le vêtement traditionnel (Tracht) des anciennes tribus germaniques41.

  • 42 Barbiera 2005.

31Or, l’archéologie allait réserver une tout autre surprise : ironie du sort, les objets en métal les plus frappants, notamment en Espagne, étaient des broches et d’autres bijoux féminins. Dans les cimetières du haut Moyen Âge, les femmes sont beaucoup plus présentes que les hommes42. Aussi a-t-on reconstitué le costume traditionnel des tribus barbares principalement à partir du Tracht féminin.

  • 43 Effros 2004 ; Arnold 2006.
  • 44 Bierbrauer 1994 : 172.

32S’il devenait impossible de faire l’impasse sur les femmes, ces dernières n’en demeuraient pas moins de simples pions que les hommes déplaçaient à leur guise : elles suivaient les itinéraires des grandes migrations en transportant les caractéristiques culturelles de leur peuple. Les femmes étant dépositaires de la tradition, leur façon traditionnelle de s’habiller ne subissait aucune modification au fil des migrations43. Ces idées devinrent si prégnantes dans le discours archéologique qu’elles étaient encore discutées après la Seconde Guerre mondiale et qu’on continua à les approfondir. Par exemple : « Dans tout le monde germanique continental, on pouvait facilement reconnaître une femme d’origine gothe à son vêtement qui différait de celui des autres ancêtres germains »44. Cela témoigne d’un « conservatisme remarquable » ; les femmes s’habillaient de manière traditionnelle en suivant passivement leurs maris qui faisaient la conquête du monde romain. Ainsi, on pouvait retracer les étapes qui avaient jalonné les mouvements migratoires du début du Moyen Âge à travers les broches déposées dans les sépultures féminines.

  • 45 Bierbrauer 1994.

33Très souvent, la même tombe contenait une grande variété d’objets de différentes formes et styles sans qu’on interprète pour autant ce phénomène comme le résultat d’un commerce ou d’un échange mais plutôt comme la conséquence de routes migratoires complexes. Ainsi, la dame de Fincarolo, exhumée en Italie du Nord, et qui avait été enterrée avec des objets funéraires d’origines gépide, alémanique et gothe, fut décrite comme une femme au destin tumultueux : née dans le Bassin des Carpates où résidaient les Gépides, elle se maria et partit en Alémanie puis, lorsque les Alémans furent vaincus par les Francs, elle s’enfuit pour se réfugier en Italie où elle mourut et fut enterrée45.

  • 46 Anthony 1990 et 1997.

34Les trajectoires féminines semblaient complexes et incohérentes : d’un côté, on utilisait les vestiges de leur costume traditionnel pour illustrer les mouvements migratoires des hommes selon les itinéraires détaillés dans des sources écrites telles que les Origines gentium ; de l’autre, les vêtements supposément traditionnels n’obéissaient pas à un modèle uniforme à travers l’espace et le temps. Les objets funéraires résultaient plutôt de processus complexes et à plusieurs niveaux, rattachés à la fabrication des objets, à leur circulation et leurs échanges, à la mobilité individuelle et aux positions sociales, aux liens de parenté, aux choix et aux désirs personnels. Ces questions ont récemment poussé certains chercheurs à interroger la possibilité d’utiliser les vestiges archéologiques pour reconstituer les migrations du passé46.

Une nouvelle approche des migrations des hommes et des femmes

  • 47 Gasparri 1997 ; Pohl 2000.
  • 48 Barbiera 2005.

35Plus récemment, des historiens ont largement reconsidéré les concepts d’ethnicité durant le haut Moyen Âge. Selon ces nouvelles interprétations, les différentes tribus barbares mentionnées dans les sources anciennes étaient des bandes de guerriers avec lesquelles devait composer l’Empire, s’en faisant des alliés et essayant de contrôler leur implantation. Leur croyance en un passé commun permettait de créer une identité collective et un sentiment d’appartenance à divers groupes de barbares qui autrement n’auraient été qu’un agrégat d’individus de diverses origines47. Dans cette optique, les dynamiques migratoires de cette époque reculée se sont avérées plus complexes qu’une homogène migration massive de peuples entiers comme les sources du type Origines gentium, susmentionnées, semblent l’indiquer48.

  • 49 Wood 2004 ; Le Jan 2001.
  • 50 La Rocca 2013.

36En outre, avec le développement des gender studies dans le domaine des migration studies, de l’histoire médiévale et de l’archéologie au cours des années 1990, on a pu mettre en évidence que les trajectoires migratoires des femmes ne suivaient pas nécessairement les schémas masculins. En effet, de récentes recherches sur le haut Moyen Âge ont montré qu’à cette époque, marquée par une grande instabilité politique, les femmes issues de familles puissantes ont joué un rôle crucial en légitimant leur généalogie et le pouvoir de leur clan49. Le mariage des filles était une stratégie visant à nouer des alliances entre des groupes appartenant à une même élite, ce qui se traduisait par le fait que les femmes allaient vivre chez leur mari, abandonnant leur région natale et par conséquent émigrant indépendamment des membres masculins de leur famille50. Dans le cas de familles dirigeantes, il arrivait que les épouses partent s’installer très loin des leurs, accompagnées de leurs serviteurs et emportant leurs biens. Par ailleurs, des sources écrites montrent clairement que, dans le cadre de ces stratégies, elles n’étaient pas de simples pions que les hommes déplaçaient sur l’échiquier de la diplomatie. Elles pouvaient œuvrer activement à la médiation entre leur mari et leurs proches. Elles avaient également un rôle à jouer en tant que vecteurs de transferts culturels, se faisant les ambassadrices des traditions et des innovations culturelles de leurs terres d’origine.

  • 51 Ibid.
  • 52 Ibid.

37Les stratégies matrimoniales adoptées par Théodoric, roi des Ostrogoths, en sont une parfaite illustration. Comme l’a montré Cristina La Rocca, Théodoric développa, à partir de 493, un réseau de relations avec d’autres rois barbares à travers le mariage des femmes de la dynastie des Amales à laquelle il appartenait. Les Thuringiens, les Bourguignons, les Wisigoths et les Francs finirent ainsi par se voir tous unis par des liens de parenté51. D’après Cassiodore, Amalaberga, la nièce de Théodoric qui épousa le roi thuringien Ermanafrido, ne se contenta pas d’accroître la noblesse de ses aïeux, elle introduisit aussi de nouvelles règles de conduite, transmettant la civilisation en même temps que sa sagesse. De même, la sœur de Théodoric, Amalafrida, qui se maria avec le roi des Vandales, était une proche conseillère de Théodoric en matière de diplomatie avec le royaume vandale52.

38Par conséquent, la mobilité des femmes prend la forme d’étapes successives et singulières sur des distances plus ou moins longues. Si la raison principale au déplacement des femmes au haut Moyen Âge était bien le mariage, il n’en reste pas moins qu’au sein de ces transferts, elles pouvaient participer activement à la médiation entre groupes apparentés, voire entre royaumes.

  • 53 Halsall 1996 et 2010 ; Barbiera 2005.
  • 54 Barbiera 2019.
  • 55 Härke 1990 ; Barbiera 2020.
  • 56 Härke 2000.

39Les gender studies ont aussi révolutionné la façon dont on interprète les vestiges archéologiques. Plusieurs études ont montré que, dans certaines circonstances, des objets précieux tels que les bijoux étaient clairement déposés dans les tombes pour symboliser la féminité et étaient offerts à des femmes encore fertiles au moment de leur mort et qui jouaient par conséquent un rôle important en tant qu’épouses, femmes et mères53. À l’inverse, dans les mêmes cimetières, on enterrait les jeunes filles et les vieilles femmes avec des objets plus modestes et neutres sur le plan sexuel. On peut donc en conclure que l’investissement dans les tombes féminines semble avoir compensé une perte, à savoir la possibilité de nouer de nouveaux liens avec d’autres groupes apparentés et d’avoir des héritiers54. De même, plusieurs études ont montré que les armes n’étaient pas déposées dans les sépultures afin de symboliser l’identité ethnique mais plutôt de construire, pour les hommes, une masculinité guerrière55. Dans certaines régions et à certaines époques, la coutume se rattachait, comme dans le cas des femmes, au cycle de la vie, bien que selon une logique différente. En effet, seuls les hommes mûrs et âgés étaient enterrés avec une collection d’armes coûteuses indiquant qu’ils avaient acquis des fonctions de premier ordre au sein du clan. Toutefois, on ne trouve que rarement des armes dans les tombes, contrairement aux assortiments de bijoux beaucoup plus somptueux, peut-être parce que, comme l’avance Heinrich Härke, les armes jouaient un rôle symbolique essentiel visant à tisser des liens entre les aristocrates et leurs fidèles56. Elles se révélaient donc plus utiles si elles continuaient de circuler dans le monde des vivants plutôt qu’en étant remisées dans les sépultures. Il faut reconsidérer, à la lumière de ces éléments, l’hypothèse selon laquelle les objets funéraires faisaient partie d’un costume traditionnel et traduisaient une appartenance ethnique.

  • 57 Barbiera 2012.
  • 58 Amorim et al. 2018.

40Les pratiques funéraires soulèvent une autre question importante : où se trouvaient les femmes et qui les commémorait ? Étaient-elles inhumées avec leur famille d’origine dont les membres entretenaient la mémoire ou leur dépouille restait-elle dans le cercle des parents de leurs maris ? En raison du manque d’inscriptions funéraires pour le haut Moyen Âge, il est difficile de répondre à cette question. On dispose cependant de quelques informations. Ainsi, pour les dix reines lombardes dont on a localisé la sépulture, il apparaît qu’elles furent inhumées séparément de leur famille d’origine et de celle de leur mari, mais qu’on les enterra dans leurs régions natales, leurs dépouilles retournant ainsi à l’endroit qui les avait vues naître57. De même, des recherches génétiques menées dans deux cimetières datant de l’époque lombarde, qui ont fait l’objet de fouilles en Hongrie et en Italie, ont permis de reconstituer la généalogie des individus inhumés, et de montrer que des personnes apparentées étaient enterrées à proximité les unes des autres, mais que les mères étaient absentes des cimetières, manifestement parce qu’elles reposaient ailleurs58. Ces données indiquent que, conformément aux indices concernant les stratégies matrimoniales promues par Théodoric, les femmes ne rompaient pas le lien avec leur famille d’origine une fois mariées et que la migration de retour constituait aussi un aspect primordial de la mobilité pendant le haut Moyen Âge.

  • 59 Pooley & Turnbull 2000.
  • 60 Anthony 1997.
  • 61 Harzig, Hoerder & Garbaccia 2009.
  • 62 Gabaccia & Iacovetta 2002 ; Green 2013.

41Par conséquent, en dépit d’un type précis de sources, les Origines gentium, qui décrivent les migrations du haut Moyen Âge comme l’exode massif de populations entières, les données archéologiques et les témoignages apportés par les contemporains des événements, tels que Cassiodore et Procope, suggèrent qu’on peut appréhender de manière plus fiable les dynamiques migratoires de l’époque à l’aide des développements récents de la recherche sur les migrations. Ces derniers ont souligné l’importance de la migration locale comme base des déplacements sur une plus longue distance59 ; ils ont montré que des migrations à grande échelle prennent souvent la forme de migrations en chaîne, où des groupes de taille plus modeste se déplacent par vagues en suivant les traces de certains pionniers60 ; que les migrations ne sont pas unidirectionnelles, puisque les gens vont et viennent en fonction de leur travail, d’obligations familiales ou d’objectifs spécifiques, et que dans ces processus, les migrations de retour s’avèrent également essentielles à ces dynamiques61. Enfin, des recherches récentes ont aussi montré que les migrations des hommes et des femmes peuvent avoir des finalités différentes et emprunter des itinéraires divergents62.

*
**

  • 63 Fehr 2002.

42J’ai tenté de montrer que l’épisode historique des Grandes invasions a longtemps été le miroir des sociétés contemporaines dans leur entier, ayant pris une signification particulière en légitimant la fondation des États-nations et les conflits motivés par des revendications territoriales. Ce n’est pas un hasard si Hitler, après avoir lu les rapports archéologiques rédigés par Franz Petri, déclara que « ce sont là d’anciens territoires allemands dont nous avons été spoliés et dont nous pouvons légitiment exiger qu’ils nous soient rendus »63. De même, toutes les sources écrites et matérielles ont été adaptées afin de correspondre à des idées préconçues sur la migration, la famille et les modèles genrés, qui font des femmes des suiveuses passives des hommes et de simples instruments de reproduction – des ventres portant les héritiers mâles –, même si un regard un peu plus poussé sur la documentation disponible raconte une tout autre histoire.

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Notes

1 Chapman 1997.

2 Hobsbawm 1972.

3 Gasparri 1997 ; Pohl 2000 ; Geary 2004 [2002].

4 Ravenstein 1885.

5 Ravenstein 1885 : 196.

6 Jones 1997.

7 Barbiera 2011.

8 Barbiera 2012.

9 Pohl 2000.

10 Gasparri 1997.

11 Coumert 2007.

12 Pohl 2000.

13 Procope de Césarée 1685 : livre VIII, chap. XXXIII, 1 (« Narsès renvoie les Lombards »).

14 Diacre 1994 [trad. en français] : livre II, p. 41.

15 Schiller 1992.

16 Jackson & Weidman 2006.

17 Boas 1911 ; Little & Sussman 2010.

18 3e édition traduite en 2006 de façon euphémisée par Les Peuples de l’Europe.

19 Günther 2006 [1924] : 21.

20 Ibid.

21 Ibid.

22 Ibid. : 93, 95, 97.

23 Ibid. : 99.

24 Ibid. : 291, 306.

25 Arnold 2006.

26 Allusion aux événements de 1918-1919. Andreas Witte dans Die Deutsche Zeitung (1924), cité dans Arnold 2006.

27 Sergi 1893 : 167.

28 Sergi 1893 : 180.

29 Weininger 2012 [1903] : 2e partie, chap. 2, p. 87-88.

30 Coulanges (de) 1875 : 1re partie, livre III (« L’invasion germanique »), p. 333 ; Effros 2009.

31 Ibid. : 414-415.

32 Ibid. : 398.

33 Sarfatti 1926 : 10.

34 Spackman 1996.

35 Resic 2006 ; Ryall 2007.

36 Grave-Brown, Jones & Gamble 1996 ; Díaz-Andreu & Champion 1996.

37 Arnold 1990 ; Brather 2008.

38 Kossinna 1911 : 3.

39 Barbiera 2009.

40 Fehr 2002.

41 Fehr 2010.

42 Barbiera 2005.

43 Effros 2004 ; Arnold 2006.

44 Bierbrauer 1994 : 172.

45 Bierbrauer 1994.

46 Anthony 1990 et 1997.

47 Gasparri 1997 ; Pohl 2000.

48 Barbiera 2005.

49 Wood 2004 ; Le Jan 2001.

50 La Rocca 2013.

51 Ibid.

52 Ibid.

53 Halsall 1996 et 2010 ; Barbiera 2005.

54 Barbiera 2019.

55 Härke 1990 ; Barbiera 2020.

56 Härke 2000.

57 Barbiera 2012.

58 Amorim et al. 2018.

59 Pooley & Turnbull 2000.

60 Anthony 1997.

61 Harzig, Hoerder & Garbaccia 2009.

62 Gabaccia & Iacovetta 2002 ; Green 2013.

63 Fehr 2002.

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Pour citer cet article

Référence papier

Irene Barbiera, « Du fer et du sang. Le genre des Grandes invasions (ive-vie siècle) »Clio, 51 | 2020, 53-74.

Référence électronique

Irene Barbiera, « Du fer et du sang. Le genre des Grandes invasions (ive-vie siècle) »Clio [En ligne], 51 | 2020, mis en ligne le 02 janvier 2023, consulté le 11 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17846 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17846

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Auteur

Irene Barbiera

Irene Barbiera, docteure en études médiévales de la Central European University de Budapest (2004), est actuellement chargée de recherche en démographie à l’université de Padoue. Depuis 2007, elle donne des cours en histoire du genre, histoire des migrations et en démographie historique. Ses thèmes de recherche s’inscrivent en paléo-démographie, bio-archéologie et histoire du genre, avec une attention particulière à la démographie médiévale (mortalité, niveaux de vie, migrations, histoire de la famille). irene.barbiera@unipd.it

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