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Compléments en ligne : Clio a lu
Ouvrages collectifs

Sylvie Steinberg (dir.) avec les contributions de Christine Bard, Sandra Boehringer, Gabrielle Houbre, Didier Lett & Sylvie Steinberg, Une histoire des sexualités

Paris, Presses universitaires de France, 2018, 517 p.
Robert Nye
Référence(s) :

Sylvie Steinberg (dir.) avec les contributions de Christine Bard, Sandra Boehringer, Gabrielle Houbre, Didier Lett & Sylvie Steinberg, Une histoire des sexualités, Paris, Presses universitaires de France, 2018, 517 p.

Texte intégral

1Ce volume, à auteur.es multiples, examine l’histoire des sexualités depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Chaque section est rédigée par un spécialiste selon un plan thématique commun qui réfléchit aux changements dans les croyances, les pratiques et le droit. Parmi ces thèmes figurent l’histoire des plaisirs, des pratiques et des normes sexuels, celle des relations conjugales et extraconjugales, de la violence sexuelle, de la prostitution, ainsi que des homosexualités (réglementation juridique, pratiques). Signalons en particulier le traitement bienvenu de la violence sexuelle. Bien que certains de ces thèmes aient été abordés par une génération antérieure d’historiens français, il manquait jusqu’à présent une étude complète qui les articule et les interroge en fonction de changements historiques paradigmatiques. Malgré la forte influence de Michel Foucault, le plus important théoricien de la sexualité du xxe siècle, ce sont les chercheurs anglo-américains en premier qui ont appliqué ses idées dans leurs histoires détaillées de la sexualité. Les auteur.es de ce volume récoltent très efficacement les fruits de ce travail, à la fois en rendant hommage à Foucault et en s’appuyant sur la théorie féministe et queer contemporaine pour étendre et approfondir ses intuitions.

2Les auteur.es s’appuient sur un large éventail de méthodes et de sources historiques, notamment l’histoire sociale, politique et démographique, l’histoire des représentations, l’histoire du genre, l’histoire du droit et de la médecine, l’histoire et la théologie religieuses et l’évolution de la sexologie. Tout au long de l’ouvrage, il est question des rapports entre sexualité et pouvoir dans la société, la politique et la famille, afin d’expliquer comment les normes sexuelles de chaque époque sont culturellement construites à partir des croyances et pratiques contemporaines pour obtenir une apparence d’inévitabilité naturelle. Les auteur.es rappellent l’effet de distorsion produit par la projection dans le passé des croyances et des présupposés actuels. C’est précisément parce que notre sexualité, notre identité de genre, notre orientation sexuelle et nos goûts sexuels nous semblent si naturels que nous risquons de les imaginer comme des constantes historiques, alors que rien n’est plus loin de la vérité. Ainsi, dans la section d’ouverture sur la sexualité ancienne, Sandra Boehringer invite ses lecteurs/trices : « Poursuivons notre voyage en terre exotique » (p. 30).

3En s’appuyant sur les travaux de Michel Foucault, S. Boehringer rappelle que les relations sexuelles dans l’Antiquité sont « avant la sexualité », une époque où l’homo et l’hétérosexualité ne sont pas encore des catégories constitutives, et où la sexualité elle-même n’est pas encore comprise comme un désir somatique mais comme un eros qui, semblable au désir de manger et boire, réunit les amoureux sans considération d’âge, de sexe ou de statut. Seules les femmes des autres citoyens ou les relations sexuelles pénétrantes entre hommes adultes limitent le choix des objets d’amour. Le concubinage et la prostitution sont courants et les agressions sexuelles constituent moins une violation du corps qu’une atteinte à l’honneur familial des victimes. En Grèce et à Rome, le mariage est arrangé entre les familles ; l’affection conviviale, et non le désir érotique, constitue le principal lien entre les couples mariés. La poésie, le théâtre et la vie publique célèbrent alors l’amour sous ses multiples formes, sans trop poser la question de savoir qui faisait quoi à qui. Dans un sens, la sexualité est collective et héritée dans la parenté dans un monde où l’héritage patrimonial est la règle ; la sexualité appartient au groupe familial, pas aux individus.

4Beaucoup de ces caractéristiques de l’époque « avant la sexualité » se sont poursuivies à l’époque médiévale et au début de l’ère moderne : patrilinéarité, honneur familial, mariage comme base de la transmission de la propriété et domination masculine en matière d’autorité et de droits familiaux. Le christianisme a agi pour renforcer ces développements. Comme le montre Didier Lett, au xiie siècle, la « matrimonialisation » de la sexualité est bien engagée. L’héritage de l’ascèse sexuelle des saints du désert et du célibat clérical contribue à faire de la sexualité hors mariage non seulement une menace pour le patrimoine, mais un péché contre Dieu. Les rapports sexuels non procréatifs sont interdits et les rapports conjugaux sont censés se dérouler d’une manière modérée et mutuellement satisfaisante pour satisfaire le « devoir conjugal ». La théorie médicale contemporaine étaye le dogme religieux en la matière, soulignant la nécessité du plaisir féminin dans les relations sexuelles pour promouvoir la grossesse, et indiquant les dangers des relations sexuelles non coïtales.

5Les pères de l’Église interdisent certains actes sexuels comme des péchés « contre nature », y compris la sodomie – catégorie fourre-tout qui comprend toute pénétration sexuelle non vaginale, la bestialité, la masturbation, et surtout les relations homosexuelles, doublement condamnées comme stériles et sodomitiques. Les relations prénuptiales et extraconjugales sont condamnées, mais plus sévèrement punies chez les femmes. L’effort du clergé pour confiner toutes les relations sexuelles au coït conjugal témoigne de l’importance de la capacité procréatrice par rapport à la notion moderne d’identité homosexuelle et hétérosexuelle. Du xiie au xve siècle, dans un contexte où la peste, la famine et la guerre sont constantes, l’Église catholique cherche à exercer une discipline là où elle le peut, y compris auprès du clergé séculier et des ordres monastiques. Bien qu’il y ait une certaine tolérance à l’égard des nombreux ménages non mariés, des pressions sont exercées pour forcer les couples qui ont des enfants à se marier, même lorsque la grossesse est le résultat d’une contrainte. La prostitution est considérée comme un exutoire nécessaire pour les jeunes hommes en attente de mariage. La discipline de la sexualité devient un signe de la volonté des élites médiévales d’imposer à la société un ordre à la fois masculin et familial.

6La Réforme et la Contre-Réforme, comme l’écrit Sylvie Steinberg, introduisent un examen plus approfondi des familles dans les deux camps religieux. Le confessionnal catholique devient un outil pour dénoncer les irrégularités sexuelles, en particulier les rapports sexuels avant et hors mariage, et les territoires protestants ferment les bordels et installent des ouvroirs à leur place. Les naissances illégitimes diminuent tout au long du xviie siècle, bien que l’albergement et d’autres rites d’initiation sexuelle persistent dans les campagnes. Les clercs continuent à prêcher la modération sexuelle et le devoir conjugal, mais ils mettent en garde contre tout écart par rapport à la pénétration.

7La transition démographique du xviiie siècle favorise la diffusion des connaissances sur la contraception, la diminution du nombre d’enfants et le resserrement des liens affectifs familiaux. Cette période marque également la première apparition de la liberté de choix conjugal. Les images et les textes libertins deviennent plus courants à cette époque, et un nouveau double standard sexuel apparait, dans lequel la liberté sexuelle masculine est acceptée mais le plaisir féminin jugé inutile pour la procréation. Cette époque initie de nouvelles justifications biomédicales pour des corps masculins et féminins constitutivement différents et une conscience croissante avant la lettre du désir et de l’identité hétérosexuels, qui, sans surprise, coïncide avec l’apparition des premières communautés d’homosexuels dans les villes d’Europe. La prostitution y réapparait lorsque de jeunes migrantes n’arrivent pas à trouver un emploi régulier, une évolution qui finalement conduit à une réglementation officielle dans de nombreux pays.

8Le xixsiècle voit naître une alliance profonde entre la religion et la médecine en matière de normes sexuelles. En France, comme le montre Gabrielle Houbre, le nouveau Code civil napoléonien inscrit des droits et devoirs différents pour les hommes et les femmes, comme la biomédecine distingue de façon nouvelle les corps sexués. Dans le domaine séculier et religieux, l’autorité et l’initiative érotique reposent sur les hommes, l’obéissance et la passivité sexuelle sont le lot des femmes. Les pratiques sexuelles non procréatrices sont désormais à la fois un péché et une pathologie, et, dans de nombreux cas, elles sont criminalisées. La tolérance relative des relations homosexuelles et lesbiennes en France est contrebalancée par leur stricte répression publique et par des phobies culturelles face à une crise de dépeuplement. Comme Foucault l’a soutenu, « l’inverti » devient une nouvelle espèce honnie. Les craintes d’une épidémie de masturbation en France sont inspirées à la fois par le danger qu’elle ferait courir à la nation et par la référence au péché biblique d’Onan.

9Christine Bard met également l’accent sur la France dans sa section consacrée au xxe siècle et qui court jusqu’à nos jours. Elle démêle l’enchevêtrement des phénomènes à l’origine de la révolution sexuelle des années 1968 : les mutations démographiques et sociales, notamment le baby-boom de l’après-guerre, les nombreuses influences culturelles en sexologie, les études de genre et les mouvements d’émancipation sexuelle venus des États-Unis. Elle montre de façon précise comment les mouvements de libération français combinent des éléments de la pensée marxiste, féministe, gay et lesbienne pour construire de puissantes mises en accusation de la répression institutionnelle, juridique, médicale et religieuse des sexualités marginales, et pour organiser des mouvements efficaces de résistance.

10Les attentes utopiques de ces mouvements n’ont pas pu se réaliser pleinement, mais l’historienne montre combien les structures institutionnelles et juridiques de la normativité hétérosexiste ont été réformées depuis les années 1970, y compris la liberté de ce qui pouvait être publié ou montré sur la sexualité, les réformes sur la contraception, l’avortement, la prostitution, le mariage et les droits des femmes dans la famille. Elle affirme clairement qu’il y a eu de la résistance à tous ces changements et que les origines sociales, le lieu de travail et les handicaps demeurent des obstacles à l’égalité sexuelle et de genre. Bien que les femmes aient bénéficié d’un grand nombre de ces changements, elles sont encore de façon disproportionnée les victimes émotionnelles et physiques de la violence. Par ailleurs, le déplacement de l’altérité sexuelle sur les minorités raciales et les immigrants par les xénophobes de droite est inquiétant. Ces pages apportent cependant un magnifique épilogue à cette histoire novatrice de plus de deux mille ans de sexualités occidentales.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Robert Nye, « Sylvie Steinberg (dir.) avec les contributions de Christine Bard, Sandra Boehringer, Gabrielle Houbre, Didier Lett & Sylvie Steinberg, Une histoire des sexualités »Clio [En ligne], 50 | 2019, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 17 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17671 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17671

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Auteur

Robert Nye

Oregon State University (EU)

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