Skip to navigation – Site map

HomeNuméros50Compléments en ligne : Clio a luFabrice Cahen, Gouverner les mœur...

Compléments en ligne : Clio a lu

Fabrice Cahen, Gouverner les mœurs : la lutte contre l’avortement en France, 1890-1950

Paris, INED éditions, 2016, coll. « Études & enquêtes historiques », 416 p., préface de Paul-André Rosental
Margaret Andersen
Bibliographical reference

Fabrice Cahen, Gouverner les mœurs : la lutte contre l’avortement en France, 1890-1950, Paris, INED éditions, 2016, coll. « Études & enquêtes historiques », 416 p., préface de Paul-André Rosental

Full text

1La période 1890-1950 a été marquée en France par la crainte de la dépopulation et une obsession à propos du taux de natalité décroissant. C’est dans ce contexte qu’un groupe de militants s’est lancé dans une lutte contre les avortements, politisant cette question, tentant de modifier la loi et d’accentuer la répression policière pour en réduire le nombre. Ce sujet a depuis longtemps attiré l’attention de spécialistes de l’histoire du genre et de la sexualité, qui ont montré l’intervention de l’État dans les pratiques procréatrices de la population. Dans Gouverner les mœurs, Fabrice Cahen se distingue en menant une étude qui détaille précisément comment l’avortement est devenu une question politique urgente et comment cette question a évolué dans la première moitié du xxe siècle. Non seulement il examine les discours qui débattent de cette question et la rendent sensible auprès du grand public, mais il restitue les différentes manières dont les acteurs ont cherché à lutter contre ce qu’ils perçoivent comme un laxisme de la loi. Le principal intérêt du livre est non pas de déterminer si les mesures répressives ont réussi ou échoué, une question à laquelle on ne peut jamais répondre avec une précision absolue, mais plutôt de révéler le mode opératoire de l’appareil répressif, y compris au niveau local, et les stratégies utilisées par les femmes cherchant à y échapper. Malgré la difficulté d’enquêter sur une activité clandestine telle que l’avortement, Fabrice Cahen a rassemblé un nombre impressionnant de sources : les fonds d’archives des principaux entrepreneurs de lutte, des archives policières et judiciaires, des études médicales et des archives gouvernementales. L’étude s’appuie également sur les fonds d’archives départementales afin de montrer le fonctionnement de la répression au niveau local.

2Fabrice Cahen débute son enquête au xixe siècle, période au cours de laquelle l’avortement est progressivement compris comme une cause majeure de la dépopulation française. Au départ, bon nombre des commentateurs passionnés appartiennent à la profession médicale. Avec les progrès de la médecine, y compris le développement du curetage, le traitement médical des fausses couches s’améliore et les avortements thérapeutiques deviennent plus sûrs. Tandis que l’État étend son champ d’action dans le domaine médical, les experts se demandent si la décision de pratiquer un avortement thérapeutique doit être laissée au médecin ou à un juge. En outre, dans leur pratique quotidienne, les médecins sont confrontés à la question de l’avortement lorsqu’ils traitent des patientes souffrant de complications liées à des avortements présumés. Dans cette situation, ils se trouvent face à un dilemme éthique : signaler les incidents aux autorités ou respecter la vie privée de la patiente. Alors que les médecins font face à de tels dilemmes, Paul Brouardel s’impose comme une autorité de premier plan avec son livre visant à guider les médecins dans diverses situations difficiles. Ce livre, pourtant, ne permet pas de résoudre définitivement la question compliquée de la manière d’identifier avec certitude les cas d’avortement ou le dilemme du signalement aux autorités d’un fœtus décédé. Face à ce type de questions, la loi est souvent vague et contradictoire.

3En dépit d’un débat considérable sur le sujet dans les milieux officiels, ecclésiastiques et médicaux, l’avortement continue à être considéré comme une simple anomalie pendant une grande partie du xixe siècle. C’est à la fin de ce siècle que s’impose la vision alarmiste d’une pratique généralisée qui paralyserait la croissance démographique du pays et signalerait son déclin moral. Fabrice Cahen explique cette transformation par le natalisme de la période, qui associe les craintes de dépopulation à l’inquiétude suscitée par le désordre sexuel jugé croissant ; entre 1880 et 1890, un lien théorique est établi entre l’avortement et la dépopulation et c’est vers 1900 que les promoteurs de la lutte contre l’avortement produisent des études et des preuves statistiques prétendant prouver ce lien. Comment ont-ils pu compiler des statistiques précises sur une pratique illégale secrète ? Sont évoquées diverses approches adoptées par les militants pour générer des données complètes et les problèmes de méthodologie qu’elles soulèvent : par exemple, la compilation des données portant sur le nombre de femmes cherchant un traitement médical à la suite de complications post-abortives. Ce nombre en augmentation confirme les craintes que la pratique est en train de devenir plus courante. Pour l’auteur, l’augmentation des visites de toutes sortes à l’hôpital au cours de la période témoigne d’une population plus disposée à rechercher un traitement médical pour une variété de maladies. En dépit de constants problèmes de méthodologie, les experts en arrivent à estimer à 500 000 le nombre annuel des avortements, et ce chiffre est resté le plus souvent admis jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Qu’elle soit exacte ou non, une telle comptabilité a eu un impact important dans la mesure où elle était présentée comme le nombre de vies perdues par la France chaque année.

4Les militants anti-avortement montrent leur continuelle frustration que la loi ne décourage guère une pratique à la fois fréquente et illégale. Pourtant la police enquête sur des cas suspects, généralement à la suite d’une dénonciation ou de la découverte d’un cadavre. Mais les condamnations sont plutôt rares, souvent en raison d’un manque de preuves. En conséquence, quelques médecins importants publièrent des guides décrivant les modifications physiques du corps d’une femme ayant subi un avortement. Cela inclut, par exemple, l’examen de ses seins dont l’apparence permet de conclure à sa culpabilité. Il n’est donc pas surprenant que ces guides n’aient guère aidé les enquêteurs dans leur traque. Le résultat est ce que Fabrice Cahen appelle une « zone de tolérance », caractérisée par le fait que les responsables savent que l’avortement est pratiqué très fréquemment, mais rarement puni. En 1903, par exemple, 597 affaires ont été entendues et 11 seulement ont abouti à des condamnations. En interprétant ces faibles chiffres, l’auteur nous rappelle que, même si peu de personnes ont été condamnées, beaucoup plus nombreuses sont celles qui ont été gênées par une accusation et une enquête. En outre, sans empêcher la transgression, la menace d’un harcèlement de la part de la police a modifié les formes de cette pratique clandestine. Ce climat répressif a même influencé la manière dont certains médecins se sont refusé à se montrer complices d’un acte illégal en soignant les femmes qui cherchaient un traitement médical pour des fausses couches, toute fausse couche commençant en dehors d’un hôpital étant suspectée d’être en réalité un avortement.

5Fabrice Cahen se concentre sur un groupe de 219 activistes de la lutte anti-avortement qui ont dévoilé le problème, l’ont construit comme une cause majeure de dépopulation, et ont incité le gouvernement à agir. Il s’agit principalement d’hommes âgés de plus de cinquante ans appartenant à l’élite de la République. Parmi les personnalités importantes présentées dans ce livre, on peut citer Fernand Boverat, le chef de l’Alliance nationale contre la dépopulation dans l’entre-deux-guerres. S’inspirant de l’exemple nazi pendant les années trente, il est convaincu que la menace d’une punition sévère dissuadera les femmes de recourir à un avortement et sa voix devient dominante dans la demande de formes agressives de répression. Un certain nombre de féministes ont également participé au mouvement, notamment des membres éminentes du Conseil national des femmes françaises (CNFF). Néanmoins certaines, comme Cécile Brunschvicg, n’ont pas soutenu toutes les mesures répressives proposées par les militantes.

6L’un des points forts de ce travail est l’analyse du discours utilisé dans ce mouvement politique et son évolution. Par exemple, les militants ont commencé par parler d’un « fléau » évoquant une épidémie du Moyen Âge qui menaçait de se propager. Ils ont également produit des images puissantes reflétant la manière dont le problème et ses causes ont été imaginés. Fabrice Cahen affirme qu’à la fin du xixe, la figure de l’avortée est généralement celle d’une jeune femme séduite et abandonnée. Cette représentation est liée à des discussions plus larges sur la stigmatisation des enfants naturels et la question de la recherche de paternité. Après la Grande Guerre, l’avortée est représentée comme une meurtrière qui, dépourvue d’instinct maternel, a tué son propre enfant. Cela reflète en partie l’intensité de la question à cette époque, mais aussi les progrès de l’embryologie, alors introduite dans la propagande pour expliquer qu’un embryon est déjà un enfant. Enfin, après la Seconde Guerre mondiale, l’incarnation de l’avortement est celle d’un couple qui conspire ensemble pour planifier sa famille. Cette représentation est apparue dans le contexte plus large du mouvement de planning familial qui présente l’avortement comme la conséquence de la loi de 1920 privant les couples mariés de stratégies contraceptives fiables et légales.

7De toute cette propagande et de ce débat a émergé un vaste mouvement aspirant à changer la loi qui semblait incapable d’arrêter le fléau de l’avortement. Pendant la Grande Guerre, la loi avait même été assouplie en raison du grand nombre de femmes violées par des soldats allemands, qui demandèrent à avorter pour des raisons devenues plus socialement acceptables qu’auparavant. Cependant, avec la fin de la Grande Guerre, les lobbyistes ont réussi à convaincre l’État de réprimer l’avortement de manière plus agressive qu’auparavant. Le résultat final est la loi scélérate de 1920 qui frappait « de six mois à trois ans d’emprisonnement et de 100 à 3 000 francs d’amende quiconque s’aviserait de provoquer l’avortement ou d’en fournir les moyens y compris si le crime [n’avait pas été] consommé » (p. 176). Cependant, comme auparavant, les condamnations sont restées relativement faibles en raison des difficultés à obtenir des preuves irréfutables.

8Grâce au lobbying d’activistes tels que Boverat, le mouvement entre dans une nouvelle phase en 1939 avec le Code de la famille. Au cours de cette année-là, le nombre d’arrestations augmente et parmi elles figurent des personnalités comme Madeleine Pelletier. La recrudescence des arrestations reflète dans une certaine mesure la xénophobie de l’époque, de nombreux médecins inculpés étant des étrangers. Ce mouvement de répression se poursuit sous Vichy lorsque, notoirement, l’avortement devient un acte de trahison, passible de peines plus lourdes, pouvant aller jusqu’à l’exécution. La dénonciation par les voisins constitue le principal moyen par lequel un cas présumé d’avortement est porté à l’attention de la police. L’informateur est généralement anonyme et peut espérer le rester. Au cours de la période 1938-1947, une période qui inclut Vichy, près de 26 000 condamnations sont prononcées en correctionnelle. Boverat a affirmé que la légère augmentation du nombre de naissances au début de cette période était directement imputable à cette répression accrue, une affirmation invérifiable.

9Bien que l’avortement ait continué d’être une préoccupation dans la période d’après-guerre, à la fin des années 1940 la répression s’est nettement affaiblie. Fabrice Cahen note qu’il est de plus en plus reconnu, à cette époque, que le problème persiste malgré la répression. En 1948, une importante décision judiciaire rend les médecins moins responsables en cas d’avortement et, en 1955, l’avortement thérapeutique, dans certaines circonstances, est considéré comme un droit. S’élèvent aussi de nouvelles voix dans le débat, y compris le Mouvement français pour le planning familial qui présente la prévalence de l’avortement comme la conséquence tragique de la loi de 1920 qui interdit toujours la vente et la distribution d’informations sur la contraception.

10Fabrice Cahen offre ici une analyse détaillée et importante de la manière dont l’avortement est devenu une question politique de premier plan à la fin du xixe siècle. Bien que le lien entre l’avortement et les craintes de dépopulation soit bien connu, ce livre est le premier à montrer précisément comment les promoteurs de la lutte contre l’avortement ont établi ce lien et ont sorti la question de l’obscurité dans les années précédant la loi de 1920. Riche en sources et en détails, son livre montre aussi pourquoi les grandes tentatives de gouverner les mœurs, telles que la loi de 1920 et le Code de la famille, n’ont pas réussi à éradiquer ce « fléau social ». Néanmoins cette étude montre également que, bien que les activistes ne puissent pas supprimer une pratique, la menace d’une loi répressive suffit à en transformer les formes.

Top of page

References

Electronic reference

Margaret Andersen, “Fabrice Cahen, Gouverner les mœurs : la lutte contre l’avortement en France, 1890-1950Clio [Online], 50 | 2019, Online since 01 December 2019, connection on 16 September 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17661; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17661

Top of page

About the author

Margaret Andersen

The University of Tennessee (EU)

Top of page

Copyright

The text and other elements (illustrations, imported files) are “All rights reserved”, unless otherwise stated.

Top of page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search