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Compléments en ligne : Clio a lu

Agnès Graceffa, Une femme face à l’Histoire. Itinéraire de Raïssa Bloch, Saint-Pétersbourg-Auschwitz, 1898-1943

Paris, Belin, coll. « Histoire », 2017, 408 p., cahier photographique de 16 p.
Françoise Thébaud
Référence(s) :

Agnès Graceffa, Une femme face à l’Histoire. Itinéraire de Raïssa Bloch, Saint-Pétersbourg-Auschwitz, 1898-1943, Paris, Belin, coll. « Histoire », 2017, 408 p., cahier photographique de 16 p.

Texte intégral

1Écrire une biographie, en l’occurrence celle de Raïssa Bloch (1898-1943), retracer l’itinéraire d’une personne, ainsi côtoyée des années, est toujours « une expérience humaine », comme l’écrit Agnès Graceffa en prélude des remerciements aux descendants de proches qu’elle a rencontrés et aux archivistes qui l’ont guidée dans sa « quête ». Son beau livre est « né de la découverte fortuite de plusieurs lots de lettres de Raïssa Bloch et de Michel Gorlin [son mari] à leurs amis », notamment à la bibliothèque de l’Institut (fonds André Mazon, fonds Ferdinand Lot) et à l’Institut des études slaves (fonds André Mazon, fonds Michel Gorlin). Usant également d’archives russes et allemandes, de Mémoires de contemporains et des quelques recherches déjà publiées, il fait connaître en France, où elle a vécu près d’un quart de sa vie, cette figure de poétesse, traductrice et historienne spécialiste d’histoire médiévale.

2Le titre principal – » Une femme face à l’Histoire » – apparaît bien choisi, tant Raïssa, juive russe née en 1898, est confrontée à tous les événements, et aux pires, de l’histoire européenne de la première moitié du xixe siècle : les guerres, la révolution russe, la crise économique, le nazisme, la Shoah. Les huit chapitres, qui suivent la chronologie d’une courte vie, font découvrir les milieux de l’intelligentsia russe d’avant 1914 et ses rapports complexes avec la révolution bolchevique, le monde des exilés russes à Berlin, le cercle des études slaves et des médiévistes en France ; ils explicitent également les effets individuels de la montée de l’antisémitisme en Allemagne, le refuge que représentent la France républicaine et les solidarités qui s’y déploient, le piège qui se referme avec l’occupation allemande du pays et la politique antisémite du régime de Vichy. Ces chapitres sont précédés d’un avant-propos et d’un prologue. Le premier campe en quelques phrases l’itinéraire de Raïssa, un itinéraire d’exil qui la conduit de sa Russie natale à l’Allemagne, puis la France. Le prologue, qui s’ouvre sur la lettre envoyée à André Mazon le 16 juillet 1942, fait entrer dans la tragédie finale : prévenue par un policier de sa connaissance, Raïssa vient d’échapper à la rafle du Vel d’Hiv et annonce au directeur de l’Institut des études slaves qu’elle lui envoie temporairement sa fille et sa nourrice ; elle lui demande également de « sauver » son mari, juif polonais arrêté le 14 mai 1941, interné à Pithiviers et pour qui elle craint une nouvelle menace.

3La première partie de la vie de Raïssa Bloch se déroule dans la Russie tsariste puis bolchevique. Née dans une famille juive assimilée de la bourgeoisie lettrée de Saint-Pétersbourg, elle et son frère ainé Jacques, comme nombre de leurs cousins, bénéficient d’une bonne éducation polyglotte et d’une aisance matérielle. La capitale russe connaît alors une effervescence artistique et culturelle où dominent le théâtre et la création poétique. Si la révolution de février 1917 enthousiasme la jeunesse étudiante et les intellectuels, les suites d’octobre (guerre civile et pénuries) font fuir de nombreuses familles bourgeoises mais pas les Bloch (Raïssa, sa mère veuve, son frère et sa femme Hélène). Raïssa fait des études de philologie et d’histoire. Sous l’influence d’Olga Dobiache-Rojdestvenskaïa, ancienne étudiante de Charles-Victor Langlois, amie du couple Ferdinand Lot-Myrrha Lot-Borodine, elle se spécialise en histoire médiévale et devient l’assistante de sa professeure pour retranscrire des bulles papales du xie siècle. Fidèle à l’atelier de traduction de Mikhaïl Lozinski, elle participe à l’expérience de la Maison des Arts et au projet Littérature mondiale, bientôt admise à l’Union des poètes où on lit et discute les productions de chacun. De son côté, son frère cofonde, fin 1917, une librairie d’occasion, Petropolis, devenue maison d’édition qui publie les poètes contemporains et diffuse les classiques étrangers. Mais le régime en butte à de graves difficultés fait de l’intelligentsia un de ses boucs émissaires et Raïssa et Hélène sont emprisonnées deux mois à l’automne 1921. Grâce à des appuis, la famille, qui rêvait de Paris, a la chance de pouvoir partir officiellement en octobre 1922 à Berlin, la jeune historienne étant envoyée en mission pour six mois aux Monumenta Germaniae Historica (MGH), le célèbre institut d’édition de textes médiévaux.

4Octobre 1922-mai 1933 : le séjour à Berlin, qui compte en 1922 un demi-million d’émigrés russes, s’est prolongé jusqu’à une nouvelle fuite. Pendant cette bonne dizaine d’années, Raïssa reprend des études, soutient une thèse sur la politique monastique du pape Léon IX (1927), publie un recueil de poésies dédié à sa mère disparue (Ma ville, 1928), rencontre dans un cercle littéraire le jeune Michel Gorlin, de onze ans son cadet, avec qui elle fonde le Club des poètes russes. Intellectuelle précaire, elle vit de cours particuliers, de traductions alimentaires et d’un travail à la tâche aux MGH pour son ancien directeur de thèse, Albert Brackmann. Petite main érudite du grand œuvre, elle joue le rôle d’intermédiaire entre les communautés scientifiques russes, allemandes et françaises mais perçoit de maigres émoluments et dispose de peu de temps pour des recherches personnelles sur les relations de parenté entre élites saxonnes et russes ou sur la poétesse du xe siècle Hrosvita de Gandersheim. De plus, sa bonne intégration, tout comme celle de Michel Gorlin inscrit en thèse d’études slaves, se heurte à la montée de l’antisémitisme, qui s’exacerbe après la prise de pouvoir d’Hitler. Alors que Brackmann lui avait promis un poste d’enseignante pour 1933, elle est remerciée par les MGH le 31 mars et part pour Paris, ayant multiplié les contacts et les recommandations auprès de Ferdinand Lot. Après avoir soutenu sa thèse fin mai, Michel fait de même, enregistré comme réfugié auprès de l’Ofpra, tandis que Jacques et Hélène, qui ont relancé Petropolis à Berlin, y restent jusqu’à l’aryanisation de l’entreprise en mai 1938.

5Le Paris républicain est un havre de paix où la solidarité pour les Russes émigrés et les savants israélites allemands est réelle. F. Lot lui trouve un logement et du travail, notamment pour la nouvelle édition du Dictionnaire Du Cange de latin médiéval, grand projet international dont il a la charge. Mais cela est insuffisant pour vivre et Raïssa, qui écrit que sa « force de caractère s’est complètement affaiblie à cause d’Adolf », doit de nouveau multiplier les activités et délaisser ses propres recherches. Ce sont cependant des années de bonheur : mariage avec Michel en octobre 1935, activité littéraire, naissance de Dora en septembre 1936, insertion professionnelle de Michel qui devient en 1937 bibliothécaire à l’Institut d’études slaves dirigé par André Mazon, son directeur de thèse française.

6« C’est en vain que nous avons accordé une grande estime à l’Europe » écrit Raïssa à un cousin d’Amérique le 19 août 1939, peu avant le début de la Seconde Guerre mondiale. Depuis plusieurs mois, le couple pense de nouveau à l’exil et rêve d’un poste universitaire pour Michel aux États-Unis, seul moyen d’obtenir un visa. Avec l’occupation allemande de la France et l’installation d’un régime antisémite, la situation de Michel et Raïssa, étrangers et juifs, devient très difficile. Inexorable, la machine répressive déjoue les espoirs, toujours plus rapide que les solidarités, mais ni le couple, ni tous ceux qui les aident, n’imaginent Auschwitz. Le 13 mai 1941, Michel fait une communication sur des aspects de sa recherche à l’EPHE. « Insouciant de toute chose excepté les choses intellectuelles » comme l’écrit Raïssa, il répond sans méfiance à une convocation et se rend le lendemain au commissariat où il est arrêté. La mobilisation récurrente des amis, notamment de Léon Beaulieux, André Mazon et Ferdinand Lot qui connaissent bien Jérôme Carcopino (sous-secrétaire d’État à l’Éducation et à la Jeunesse) et écrivent également au préfet du Loiret, échoue à le faire sortir du camp de Pithiviers. Matricule 508, Michel survit par les livres et l’écriture, également par les visites clandestines de Raïssa sur son lieu de travail après qu’il a été détaché à la bibliothèque de Pithiviers. Déporté le 17 juillet 1942, il meurt à Auschwitz le 5 septembre, alors qu’André Mazon venait d’obtenir son recrutement à la New School of Social Research de New York et des visas pour la famille.

7De son côté, Raïssa, qui a confié sa fille, réussit à passer en zone sud en juillet 1942. Elle rejoint dans la Creuse une maison de l’OSE (Organisation de secours aux enfants) dirigée par son frère Jacques, puis travaille sous un faux nom à Vic-sur-Cère, dans une maison d’enfants de l’Amitié chrétienne. Elle peut récupérer Dora qui, succession de malheurs, décède dix jours plus tard d’un croup fulgurant (27 octobre 1942). En 1943, face aux arrestations dans le réseau OSE, Jacques et Hélène partent à Chambéry pour être exfiltrés en Suisse. En principe non refoulable comme membre d’une organisation humanitaire internationale, inscrite à cet effet sur une liste remise aux autorités suisses, Raïssa passe la frontière avec cinq enfants le 18 octobre, mais le douanier ayant mal orthographié son nom (Gorlain), elle est expulsée le 21 sans enquête approfondie, arrêtée par la douane allemande à Annemasse, transférée à Drancy le 25, puis déportée à Auschwitz par le convoi 62 du 20 novembre 1943. De Drancy, elle a écrit aux amis pour obtenir des vêtements chauds, prier de « trouver » et « soutenir » Michel s’il revient avant elle, préciser qu’elle est en bonne santé et que « tous les malheurs [l’]ont rendue assez indifférente ». Du train, elle jette le dernier mot griffonné à envoyer à « Monsieur Beaulieux », disant l’amitié et l’espoir de se revoir. À l’arrivée, elle est parmi les 895 personnes (sur 1 181) non sélectionnées pour le travail. Une vie pleine de potentialités, fauchée dans la fleur de l’âge.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Françoise Thébaud, « Agnès Graceffa, Une femme face à l’Histoire. Itinéraire de Raïssa Bloch, Saint-Pétersbourg-Auschwitz, 1898-1943 »Clio [En ligne], 50 | 2019, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 14 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17646 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17646

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Auteur

Françoise Thébaud

Université d’Avignon
Labex EHNE

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