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Clio a lu « Le genre dans les mondes caribéens »

Françoise Vergès, Le Ventre des femmes : capitalisme, racialisation, féminisme

Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèques des idées », 2017, 229 p.
Michelle Zancarini-Fournel
p. 292-295
Bibliographical reference

Françoise Vergès, Le Ventre des femmes : capitalisme, racialisation, féminisme, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèques des idées », 2017, 229 p.

Full text

1Ce livre qui a connu un certain écho éditorial pose des questions fondamentales à propos des sources sur lesquelles se fonde la démonstration de l’auteure, de ses présupposés théoriques et de la conduite de son argumentation. Françoise Vergès affirme « n’avoir fait ni enquête de terrain, ni recueilli de paroles de témoins » (p. 23). Elle s’est appuyée essentiellement sur le journal du Parti communiste réunionnais, « Témoignages », qui a produit des articles quasi-quotidiens entre décembre 1969 et décembre 1971 sur le cas d’une clinique à la Réunion où se pratiquaient avortements et ligatures des trompes sur des femmes pas toujours au courant de ce qui était pratiqué sur leurs corps, soit 8 000 avortements par an réalisés entre 1969 et 1971 dans la clinique privée du docteur Moreau, notable de La Réunion (maire, conseiller général, président du syndicat des médecins). Les médecins qui ont effectué dans cette clinique les avortements à la chaîne, et par ailleurs fraudé la Sécurité sociale et l’Assistance médicale gratuite (AMG), sont acquittés au terme du procès en appel, à l’exception d’un médecin d’origine marocaine et d’un infirmier-chef réunionnais. Françoise Vergès cite aussi des extraits de journaux et magazines métropolitains (France Soir, Le Canard enchaîné, Le Nouvel Observateur, Politique Hebdo, Le Monde, L’Humanité, Minute) qui prouveraient que l’opinion métropolitaine a été informée de cette situation paradoxale : une propagande antinataliste est diffusée officiellement à La Réunion (dont le député est le populationniste Michel Debré), alors qu’en métropole les avortements sont poursuivis en justice (procès de Bobigny en 1972). À partir de cette seule étude de cas, l’auteure produit une théorie globale sur la racialisation, le capitalisme racial et le féminisme.

  • 1 Voir Capucine Boidin, « Études décoloniales et postcoloniales dans les débats français », Cahiers (...)
  • 2 Voir Christine Bard, Les Filles de Marianne. Histoire des féminismes (1914-1940), Paris, Fayard, (...)

2Politiste, Françoise Vergès construit une théorie sur la racialisation par l’État du ventre des femmes dans les départements d’Outre-mer. La racialisation est définie ici comme une catégorie analytique qui impliquerait un processus de longue durée depuis la traite et l’esclavage colonial. Cette généalogie reste à démontrer. Dans l’introduction, l’auteure reprend les concepts foucaldiens de biopouvoir et les théories postcoloniales qu’elle assimile aux théories décoloniales1. Françoise Vergès traduit la notion de « colonialité du pouvoir » définie par le sociologue péruvien Anibal Quijano par le traitement différencié des territoires de la République qui n’auraient pas tous les mêmes droits. Les thèses développées dans Le Ventre des femmes ont été systématisées, rigidifiées, dans Un féminisme décolonial (La Fabrique éditions, 2019). L’auteure considère que le féminisme « blanc » défini comme « civilisationnel » rejoue la « mission civilisatrice » de la colonisation. Outre l’assimilation abusive de toutes les féministes à des colonialistes (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en a pas eu), employer le terme féminisme au singulier pose question car on a démontré depuis longtemps la diversité des positionnements féministes2.

3Le deuxième axe de la construction théorique de Françoise Vergès porte sur le « capitalisme racial » qui, dans l’économie capitaliste, produirait de la valeur par l’exploitation en faveur des Blancs d’êtres humains racisés. On peut être surpris de l’affirmation réitérée selon laquelle « tous les esclaves sont des Africains noirs et les propriétaires d’esclaves des Blancs » (p. 17 et p. 19), alors même que la situation des libres de couleur propriétaires d’esclaves est indiquée en note. Plusieurs documents commentés dans ce numéro de Clio. FGH sur « Le genre dans les mondes caribéens » montrent bien la complexité de l’articulation entre genre, classe et race, les femmes libres de couleur étant aussi propriétaires d’esclaves. Françoise Vergès s’appuie sur l’analyse du capitalisme de Silvia Federici et sa définition des origines du capitalisme patriarcal. Avec le développement du capitalisme serait née une politique centrée sur le corps des femmes et la procréation, caractéristique fondamentale de la production de la force de travail. Cette politique aurait transformé le corps des femmes en machines à produire, d’où les lois contre les femmes jusqu’à la peine de mort infligée pour avortement sous le régime de Vichy.

4Le troisième axe de la réflexion de Françoise Vergès met en cause le mouvement féministe des années 1970 qui, au moment où se déroulait en métropole le combat des « féministes blanches » pour la contraception et l’avortement, n’aurait pas vu l’existence d’un « patriarcat d’État racial dans la République ». Dire que la question « des avortements forcés dans les DOM » (p. 22) aurait été évacuée par les féministes métropolitaines ne prend pas en compte un certain nombre de textes : une déclaration du Mouvement pour la liberté de l’avortement (MLA) publiée le 22 mai 1971 – ironie de l’affaire – dans le journal Témoignages du Parti communiste réunionnais ; la Charte du MLAC en 1973 qui demande « la suppression des inégalités d’une contraception qui est réprimée en métropole, pour les mineures en particulier, et favorisée par une politique raciste et malthusienne dans les DOM/TOM » ; enfin une déclaration de Gisèle Halimi dans Choisir. La cause des femmes, en 1973 ; tous ces textes soulignant la différence de politique gouvernementale entre la métropole (refus de la contraception et l’avortement, poursuites judiciaires en 1972 contre avorteuses et avortée dans les procès de Bobigny) et les départements d’Outre-mer. La dénonciation par Françoise Vergès des « féministes-blanches-bourgeoises » – outre la nécessité de s’interroger sur la définition et la légitimité de ces catégories essentialisées reliées indissolublement entre elles – énonce le problème dans des termes anachroniques apparus au xixe siècle sous la plume des proudhoniens et des socialistes, puis du parti communiste au xxe siècle, considérant toutes les féministes comme des bourgeoises.

5Françoise Vergès pose des questions sur la définition par l’État de la « surpopulation » liée à la lenteur du développement économique des départements d’Outre-mer, à la politique migratoire organisée par le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’Outre-mer (BUMIDOM) ainsi qu’au placement d’enfants réunionnais dans les départements ruraux métropolitains. Ces sujets sont importants et légitimes, ils demanderaient plus d’études historiques approfondies : sur les politiques sociales développées dans chaque département d’Outre-mer en fonction du contexte local (et les recherches conforteraient l’appréciation justifiée de « l’existence de multiples temporalités et spatialités », p. 13) ; sur l’action des sages-femmes et le rôle des travailleuses sociales (en comparaison avec la métropole) ; sur les rapports de genre et les formes de masculinité dans les familles antillaises, guyanaises et réunionnaises. En déduisant d’une seule étude de cas une théorie générale pour tout l’Outre-mer, en diffusant des contrevérités sur l’histoire des féministes et sur l’effectivité des mesures prises par les gouvernements successifs, le livre de Françoise Vergès se situe dans le domaine des « vérités relatives » qui ne font pas bon ménage avec la méthode historique.

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Notes

1 Voir Capucine Boidin, « Études décoloniales et postcoloniales dans les débats français », Cahiers des Amériques latines, 62, 2009, p. 129-140 [DOI : 10.4000/cal.1620].

2 Voir Christine Bard, Les Filles de Marianne. Histoire des féminismes (1914-1940), Paris, Fayard, 1995.

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References

Bibliographical reference

Michelle Zancarini-Fournel, “Françoise Vergès, Le Ventre des femmes : capitalisme, racialisation, féminismeClio, 50 | 2019, 292-295.

Electronic reference

Michelle Zancarini-Fournel, “Françoise Vergès, Le Ventre des femmes : capitalisme, racialisation, féminismeClio [Online], 50 | 2019, Online since 01 December 2019, connection on 07 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17581; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17581

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Michelle Zancarini-Fournel

Université de Lyon I
LARHRA

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