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Clio a lu « Le genre dans les mondes caribéens »

Sasha Turner, Contested Bodies. Pregnancy, childrearing, and slavery in Jamaica

Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2017, 316 p.
Nadine Lefaucheur
p. 289-292
Bibliographical reference

Sasha Turner, Contested Bodies. Pregnancy, childrearing, and slavery in Jamaica, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2017, 316 p.

Full text

1Cet important ouvrage de l’historienne Sasha Turner porte sur la période de 1780 à 1834 à la Jamaïque, période pendant laquelle la perspective de l’abolition de la traite (qui interviendra en 1807), puis de l’esclavage lui-même, conduisit, là comme ailleurs, les différents acteurs du système esclavagiste à réviser la politique jusqu’alors menée en matière de reproduction de la main d’œuvre et à adopter, bon gré mal gré, une politique nataliste.

2La connaissance des conditions de vie des femmes « esclavisées » dans l’espace caribéen a largement progressé avec les recherches historiques menées ces dernières décennies dans une perspective de genre (aux travaux de Lucille Mathurin Mair, Hilary Beckles, Marietta Morrissey, Barbara Bush et Verene Shepherd évoqués par l’auteure pour la Caraïbe anglophone, ajoutons ceux d’Arlette Gautier et de Bernard Moitt pour la Caraïbe francophone). Cependant, estime Sasha Turner, mettre le sexe/genre de l’esclave femme au centre de l’analyse et non son corps et ses capacités reproductives limite les possibilités d’appréhender plus finement les différences, voire les divergences, des expériences intimes de l’esclavage entre, par exemple, les femmes fertiles et les femmes infertiles. L’auteure s’inscrit donc aussi, voire davantage, dans le courant de recherches sur « la chair de l’Empire » (Ann Laura Stoler).

3Elle examine ainsi comment, à partir des années 1780, une nouvelle représentation des femmes noires, naturellement pudiques et maternelles et que seul l’esclavage aurait « animalisées », a été promue par les abolitionnistes « gradualistes » anglais – en particulier William Wilberforce, membre du Parlement et évangéliste, et James Ramsay, chirurgien et pasteur anglican qui a vécu une quinzaine d’années à Saint-Christophe – dans l’objectif de supprimer à terme l’esclavage sans mettre en danger l’économie coloniale.

4Jusqu’aux années 1780, il était communément admis parmi les planteurs qu’il était nettement moins coûteux, pour renouveler leur main d’œuvre, de compter sur la traite et l’achat de nouveaux esclaves que de supporter les divers coûts relatifs à la mise au monde et à l’élevage d’enfants nés de mères esclaves dont il n’était pas certain qu’ils atteignent un âge où ils pourraient devenir rentables.

5À la fin du xviiie siècle, le succès croissant des thèses abolitionnistes change la donne. On se préoccupe ainsi, avant que la traite soit abolie, d’équilibrer voire de renverser le sex-ratio – et la pyramide des âges – en se procurant autant, sinon plus, de femmes que d’hommes et en privilégiant l’acquisition de femmes âgées de quinze à vingt-cinq ans et d’origine « ebo », les femmes venant de la baie du Biafra étant réputées plus fertiles, plus attachées à leurs enfants et plus fidèles.

6Les abolitionnistes imputaient la faible fertilité des esclaves aux conditions de promiscuité sexuelle et de surexploitation dans lesquelles elles vivaient, à la brutalité des châtiments physiques dont elles étaient victimes. Il convenait donc, estimaient-ils, d’améliorer leurs conditions de vie et de travail, de récompenser et célébrer leur fertilité, et de mettre fin aux châtiments physiques pour les femmes enceintes et les jeunes mères. Pour les protéger de la promiscuité sexuelle, il convenait aussi, selon certains, de les marier dès leur arrivée dans la colonie et d’installer le couple dans un logement autonome. Il était aussi envisagé de confier rapidement l’éducation des enfants à des écoles missionnaires afin de les préparer à devenir à terme des travailleurs libres, mais obéissants et civilisés.

7En faisant appel à des sources nombreuses et variées, Sasha Turner analyse finement les convergences et divergences d’intérêts et de conceptions entre les différents acteurs se disputant le contrôle du corps féminin « esclavisé ».

8On peut ainsi lire dans Contested Bodies les convergences et les oppositions entre les cercles abolitionnistes et les planteurs, mais aussi entre les abolitionnistes eux-mêmes ainsi qu’entre les propriétaires absents et leurs intendants, tous soucieux de continuer à disposer d’une main-d’œuvre, servile ou libre, mais en désaccord sur les mesures à adopter, surtout lorsqu’elles étaient susceptibles de nuire au maintien de la discipline et à la productivité. Refusant de mettre fin à la pratique du fouet, indispensable selon eux au maintien de la discipline, propriétaires présents et intendants adoptèrent ainsi souvent la pratique de « l’enterrement » du ventre de la femme enceinte afin que les coups ne puissent atteindre le fœtus. 

9On peut aussi y repérer des convergences et des oppositions entre les sphères de pouvoir de la métropole et l’assemblée de la Jamaïque, convertie à la nécessité d’adopter une politique nataliste et de protéger les esclaves contre les mauvais traitements, mais également portée à ménager les intérêts des planteurs et ceux du clergé anglican (auquel elle accorde, contre les missionnaires « non-conformistes », généralement abolitionnistes, le monopole de la célébration du mariage et celui de l’éducation des enfants).

10Particulièrement intéressantes sont les disputes qui opposent les chirurgiens de l’armée ou de la marine, venus en nombre croissant d’Angleterre, et les planteurs qui les appointent pour prendre soin de leur main-d’œuvre et veiller à son accroissement, mais qui renâclent souvent à suivre leurs prescriptions, surtout lorsqu’elles entrent en conflit avec les nécessités de la production et du calendrier de la culture et de la transformation de la canne (comme la réduction des horaires de travail, le changement d’atelier ou les congés pour les femmes enceintes et/ou les nourrices). Souvent encore adeptes de la théorie des humeurs, ces médecins sont cependant également porteurs de projets réformateurs, hygiéniques et hospitaliers. Souvent intéressés par la perspective de faire œuvre scientifique en développant les connaissances médicales sur la population d’origine africaine, ils s’efforcent, comme en Europe, de dépasser leur rôle de recours chirurgical en cas d’accouchements particulièrement difficiles pour contrôler l’ensemble du processus de reproduction, de la surveillance de la grossesse à la période néo-natale et aux conditions de l’allaitement. Tributaires cependant des connaissances des accoucheuses et des guérisseurs des plantations en matière de pharmacopée locale, ils s’emploient aussi à établir leur autorité sur celles et ceux qui venaient jusqu’alors en aide aux femmes enceintes, en travail ou nourrices.

11Conflits d’intérêts, donc. Mais aussi conflits de représentations en matière de bonnes pratiques, comme Sasha Turner le montre à propos, par exemple, de la pratique du bain rituel en mer ou en rivière pendant la grossesse, au début du travail d’accouchement ou pendant le post-partum, pratique « inventée » par les esclaves, mais condamnée par les planteurs et les médecins, qui la considèrent comme dangereuse. Conflits de représentations et de pratiques – que l’auteure réfère souvent à leur origine africaine ou européenne – autour du chaud et du froid, de l’aération ou du confinement, du soin du cordon ombilical, de l’expulsion du méconium, de la durée et des modalités de l’allaitement, de la création de maternités hospitalières et de nurseries, etc.

12Dans ce riche travail, Sasha Turner s’attache particulièrement à repérer comment les (jeunes) femmes ainsi valorisées pour leurs capacités reproductives cherchent à utiliser l’intérêt nouveau que les uns et les autres portent à leur fertilité – et les disputes qui les opposent. Il s’agit pour elles d’améliorer leur sort et leur statut social, tout en s’efforçant de maintenir la relative autonomie dont elles disposaient auparavant dans ce domaine de la reproduction dont les hommes se tenaient jusqu’alors soigneusement à l’écart, et de ne pas perdre tout contrôle sur leur vie sexuelle, leur intimité et l’éducation de leurs enfants.

13Elle souligne ainsi comment la signification politique que la nouvelle donne nataliste a conférée à la maternité a conduit les esclaves à défendre farouchement leur pouvoir maternel, recourant parfois pour cela au marronnage ou aux actions en justice – voire à l’infanticide.

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References

Bibliographical reference

Nadine Lefaucheur, “Sasha Turner, Contested Bodies. Pregnancy, childrearing, and slavery in JamaicaClio, 50 | 2019, 289-292.

Electronic reference

Nadine Lefaucheur, “Sasha Turner, Contested Bodies. Pregnancy, childrearing, and slavery in JamaicaClio [Online], 50 | 2019, Online since 01 December 2019, connection on 18 September 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17577; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17577

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