Philippe Grollemund, Fiertés de femme noire. Entretiens/ mémoires de Paulette Nardal
Philippe Grollemund, Fiertés de femme noire. Entretiens/ mémoires de Paulette Nardal, préface de Christiane Éda Pierre, Paris, L’Harmattan, 2019, 201 p.
Texte intégral
1La composition de ce livre est d’emblée étonnante : ouvert par une courte préface de la nièce de Paulette Nardal, Christiane Éda Pierre, musicienne, qui évoque avec emphase « l’action féministe avant l’heure » de sa tante grâce à son mouvement « Le Rassemblement féminin », l’ouvrage se poursuit par une brève introduction (p. 11-16) de l’auteur. Philippe Grollemund, jeune fonctionnaire nommé en Martinique et participant à la chorale « La Joie de chanter » fondée par Paulette Nardal, a recueilli à partir de l’été 1974 – « pendant environ deux ans » écrit-il – un témoignage, enregistré sur magnétophone puis transcrit. Retrouvés en 2016, ces entretiens constituent le corps de l’ouvrage, soit une transcription brute en apparence et la publication de fragments mis bout à bout, sans lien entre eux le plus souvent, répétés plusieurs fois à l’identique. L’ensemble est curieux, mais nous livre des informations parfois émouvantes sur Paulette Nardal et sa sœur Jane, dont l’action avait déjà été évoquée en 1985 par Philippe Dewitte dans Les mouvements nègres en France 1919-1939 ; elles sont revenues sur le devant de la scène depuis l’intérêt porté au Paris noir de l’entre-deux-guerres et au féminisme noir dans les travaux de Jennifer Boittin et d’Ève Gianoncelli.
2Aînée de six filles, Paule – surnommée Paulette – Nardal (1896-1985) est née au François (Martinique) d’un père premier ingénieur noir en Martinique (1865-1958) et d’une mère, musicienne, occupée à des œuvres de charité. Paulette apprend le piano puis le violon, source de distinction dans une famille où « l’on ne danse pas la biguine » et fréquente la nièce du gouverneur et la fille du colonel. Très chrétienne, la famille Nardal est représentative d’une certaine bourgeoisie noire martiniquaise. Paulette Nardal devient la première étudiante noire inscrite en Sorbonne pour des études d’anglais entre 1920 et 1926. Dans la publication des entretiens, elle raconte ses années d’étudiante où elle se destine à l’agrégation. Pour son diplôme, elle choisit d’étudier La Case de l’oncle Tom mais elle doit, sous la pression de son professeur, élargir son sujet à l’étude du « puritanisme de La Nouvelle Angleterre ». Formée à la musique classique, elle se passionne pour la musique qui venait des Noirs, les negro-spirituals ; un demi-siècle plus tard, elle dit l’avoir vécue comme « une réhabilitation de la race noire » (p. 27).
3Avec d’autres intellectuels, elle fonde La Dépêche africaine : Paulette Nardal publie un article sur un nouveau Bal Nègre qui se tient à la Glacière (p. 130-133), intéressant pour une description du Paris noir de l’entre-deux-guerres. Elle évoque aussi La Revue du monde noir fondée avec sa sœur Jane et un Haïtien, le docteur Sajous, et les rencontres avec les auteurs, artistes et hommes politiques afro-américains. Dans leur salon de Clamart, autour d’un thé, les sœurs Nardal ont contribué à l’éclosion de la négritude.
4Paulette est secrétaire générale de cette revue politico-culturelle bilingue (français/anglais) avec six numéros parus entre 1931 et 1932, pour faire connaître « les œuvres de l’élite intellectuelle de la race noire, la civilisation nègre de l’Afrique, créer un lien intellectuel et moral entre les Noirs du monde entier sans distinction de nationalité » (p. 56). Son article le plus souvent cité s’intitule « Éveil de la conscience de race » publié dans le n° 6 de 1932 (reproduit p. 62-67). Elle affirme n’avoir jamais eu de revendication anticolonialiste ou indépendantiste et loue même – ce qui les différencie des Américains – « l’absence du préjugé de couleur chez les Français » et « la puissance d’absorption du génie français […] », « de la certitude de faire du Noir, en un temps relativement court, un vrai Français », appréciation datant de 1932 qui devrait empêcher tout contresens actuel sur la position de Paulette Nardal à propos de la « conscience de race ». Ce qui apparaît nettement, c’est la valorisation du groupe des étudiantes antillaises à Paris qui ont représenté selon elle « le juste milieu » entre révolte et soumission. Il s’agit donc de l’affirmation d’un féminisme modéré, mais non revendiqué comme tel, même si c’est en tant que femme que la solidarité raciale lui est apparue comme impérieuse. On perçoit dans son témoignage rétrospectif le débat intérieur entre l’attirance pour les positions laïques, socialisantes ou communisantes de son entourage et le poids de son éducation catholique ravivée par la fréquentation à Paris de dominicains libéraux. Paulette a été aussi assistante parlementaire d’un député sénégalais, Galandou Diouf, musulman, avec lequel elle effectue un voyage en Afrique où naît l’émotion de retrouver « la terre de ses ancêtres ». Ainsi se dessine la « conscience de sa “fierté noire” ».
5En 1936, Paulette Nardal participe au Comité de coordination des associations contre la guerre et le fascisme à la suite de l’occupation violente de l’Éthiopie en 1935 par l’armée italienne de Mussolini. En 1939, au cours d’un voyage de retour aux Antilles, elle est grièvement blessée après le naufrage de son bateau et reste infirme à vie. Revenue en Martinique, elle fonde en 1945 le Rassemblement féminin, relié à l’UFCS (Union féminine civique et sociale), et crée la revue La Femme dans la cité (1945-1951) tournée vers l’action sociale. En appelant les Martiniquaises à voter « toutes distinctions de classe abolies », elle s’oppose vivement aux communistes martiniquais qui taxent dans leur journal Justice les sœurs Nardal de « femmes noires qui ont choisi le fouet ! » (p. 105). De décembre 1946 à 1948, elle participe à la Section des territoires non autonomes de l’ONU où elle produit un rapport sur le positionnement politique des femmes martiniquaises.
6Paulette Nardal se montre très sensible à la reconnaissance par des personnalités connues qu’elle mentionne abondamment – en particulier Léopold Senghor qui la cite comme une des initiatrices de la négritude (p. 150) (« marraine de la négritude » avait écrit Joseph Zobel) ; elle est également sensible aux décorations et reçoit l’Ordre du Sénégal en 1966 et la Légion d’honneur en 1976.
7On aurait souhaité à la suite de ces entretiens, publiés sans distance quarante ans après les événements évoqués, que le livre présente une réflexion sur le rapport entre mémoires et histoire comme l’évoque le sous-titre. Les propos bruts de Paulette Nardal permettent cependant de mieux comprendre son univers mental et son positionnement politique du Paris noir des années 1930 à la société antillaise des années 1950-1970.
Pour citer cet article
Référence papier
Michelle Zancarini-Fournel, « Philippe Grollemund, Fiertés de femme noire. Entretiens/ mémoires de Paulette Nardal », Clio, 50 | 2019, 286-288.
Référence électronique
Michelle Zancarini-Fournel, « Philippe Grollemund, Fiertés de femme noire. Entretiens/ mémoires de Paulette Nardal », Clio [En ligne], 50 | 2019, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 18 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17569 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17569
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