Marisa J. Fuentes, Dispossessed Lives: enslaved women, violence, and the archive
Marisa J. Fuentes, Dispossessed Lives: enslaved women, violence, and the archive, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2016, 217 p.
Full text
1Dans ce livre, l’historienne Marisa J. Fuentes évoque la fuite d’une femme, Jane, qui réussit à s’échapper, en quête d’une liberté relative dans la ville de Bridgetown, à la Barbade, en 1789. Les sources archivistiques ne nous permettent pas de savoir quelle était sa vie antérieure, mais Jane a préféré risquer sa vie plutôt que de rester esclave. Comme toute fugitive, Jane a fait l’objet d’avis de recherche dans les journaux, qui mentionnent une récompense pour sa capture. Sa présence dans les archives, et donc son existence « officielle », débutent justement avec la description de son corps et de ses cicatrices : « A short black skin negro woman named JANE… has her country marks in [sic] her forehead and a fire brand on one of her breasts… and a [stab] of a knife in her neck » (p. 13).
2En insistant sur les preuves visibles de ses traumatismes, Fuentes veut attirer notre attention sur le fait que Jane n’« entre » dans l’histoire qu’à travers les blessures et les cicatrices liées à sa capture, à sa condition d’esclave et au pouvoir de son maître. Dispossessed Lives cherche par-là à montrer que la violence est motrice dans l’histoire des femmes, qu’elles soient esclaves, fugitives, ou libres : en se focalisant sur ce qu’elle appelle la « mutilated historicity » (p. 7) de ces femmes, elle étudie la violence et ses capacités à agir sur les archives, les corps archivés, et les corps matériels. M. Fuentes propose ainsi de mettre en cause les méthodes historiennes qui privilégient les archives écrites alors que ces dernières contribuent à occulter les vies et à reproduire les cicatrices des femmes afro-descendantes. Pour ce faire, elle croise ces documents archivistiques avec les épistémologies féministes noires afin de proposer une nouvelle lecture de l’agentivité de ces femmes barbadiennes, produisant ainsi un livre qui n’est pas qu’une micro-histoire de l’intersection des questions de race, de genre et de sexualité dans le milieu de l’esclavage urbain à Bridgetown, mais surtout un acte militant censé permettre à l’auteure et aux lecteurs et lectrices de faire le deuil de ces femmes.
3Le choix de Fuentes de traiter ces questions à travers l’étude de la ville coloniale de Bridgetown, dans la Barbade du xviiie siècle s’explique par la démographie de cette société urbaine dominée par les femmes, noires et blanches. La majorité des esclaves était en effet femmes, et les femmes blanches, majoritaires dans la population, avaient tendance à posséder des esclaves femmes. Cette situation atypique permet d’examiner des relations genrées et racialisées entre femmes en milieu urbain plutôt que rural, et d’aborder des questions largement absentes des discussions sur l’esclavage dans l’Atlantique britannique. M. Fuentes n’utilise pas de sources provenant des femmes “esclavisées” (contrairement aux États-Unis, il n’y avait presque pas de femme lettrée capable de laisser ses propres écrits). Pourtant, son utilisation des sources d’archives traditionnelles n’est pas le résultat de ce manque de sources écrites par ces femmes mais d’un désir méthodologique. Elle interroge la manière dont cette documentation a façonné le sens donné aux vies de ces femmes à leur époque comme aujourd’hui. M. Fuentes le souligne dans son introduction : il ne s’agit point d’une histoire sociale de la vie des femmes “esclavisées”. Elle considère ce livre comme un projet « méthodologique et éthique » (p. 2) qui remet en question la production de « personhood » dans le contexte de l’esclavage caribéen tout en interrogeant la notion d’agentivité.
4Chacun des chapitres de Dispossessed Lives porte le nom d’une femme dont M. Fuentes a trouvé des traces fragmentaires dans les archives et dans chacun elle traite plusieurs aspects de son projet éthique et méthodologique. Dans le premier chapitre, l’histoire de Jane, qui a fui l’esclavage pour devenir fugitive à Bridgetown, met en lumière l’importance du corps blessé et vulnérable dans le discours colonial. Les chapitres deux et trois se concentrent plutôt sur ce que M. Fuentes appelle la « sexualité » des femmes, pour souligner l’importance du corps sexué des Afro-descendantes dans la prostitution (ici on retrouve les figures de Rachel, une femme de couleur libre et propriétaire d’un bordel et son esclave Joanna), et dans la formation des identités des femmes blanches (illustrée par le cas d’Agatha, femme blanche adultère qui aurait, avec l’aide de son amant blanc, forcé un garçon esclave à se déguiser en femme pour poignarder son propre mari). Le chapitre 4 examine l’exécution de Molly, femme “esclavisée” accusée d’avoir empoisonné un homme blanc, pour illustrer la manière dont la communauté noire de Bridgetown a pu témoigner de la brutalité de son exécution puis récupérer son corps pour l’enterrer selon les rites. Dans le cinquième et dernier chapitre, M. Fuentes se concentre sur les femmes anonymes, mais très visibles dans les discours contre la violence et la brutalité des punitions, particulièrement la violence sexuelle, dont ces femmes étaient victimes.
5C’est le chapitre 5, « “Venus” : Abolition Discourse, Gendered Violence, and the Archive » qui illustre le mieux l’apport historiographique, méthodologique, éthique et j’ajouterais politique de Dispossessed Lives. Si les corps sexués violentés des femmes afro-descendantes prennent autant de place dans les archives (dans des sources légales comme dans les discours abolitionnistes), l’auteure insiste sur le fait que nous – en tant que lectrices et lecteurs de ces documents et des ouvrages historiographiques qui les utilisons –, devons nous interroger sur notre éthique de lecture. Ces sources, soutient-elle, ne peuvent que reproduire la violence originelle des actes commis contre les corps de femmes ; nous leur devons donc de trouver de nouvelles méthodologies afin de les lire autrement. Elle propose d’inventer une nouvelle forme d’analyse qui reconnaisse la violence de ces actes, souligne la manière dont on se sert de ces récits et suggère une autre manière d’historiciser ces vies. En lisant des textes dans lesquels des abolitionnistes déclament avec passion contre la violence infligée aux femmes noires, Fuentes soutient que nous pouvons entendre les voix de ces femmes si nous changeons nos pratiques méthodologiques : « The enslaved women’s “most dreadful cries” are a momentary refusal to be historically silenced but remain inaccessible to historical articulation… They demand historical attention but do not depend on our empirical corroboration or narrativization » (p. 143).
6Dispossessed Lives est un livre « risqué », comme Marisa Fuentes le reconnaît dans son épilogue (p. 146) : risqué sur le plan politique et également sur le plan méthodologique. En ce qui concerne les « risques » politiques assumés, elle parle non seulement du poids moral et personnel des années passées à lire des sources parlant des violences infligées à ses ancêtres, mais aussi de la difficulté à présenter ces femmes en situation d’esclavage comme « défaites » plutôt que « résistantes ». Une des contributions les plus importantes de son livre est peut-être justement ce désir à la fois historiographique et éthique de mettre en question l’utilité du paradigme de résistance qui a tant influencé les études sur l’esclavage et de laisser une place analytique pour comprendre la douleur, la terreur, voire la destruction de l’humain. Sur le plan méthodologique, le risque qui consiste à travailler le fragment, le silence ou la rupture plutôt qu’une vaste collection de documents d’archives est assumé par M. Fuentes, et ce risque est même au cœur de ses préoccupations historiographiques. De Dispossessed Lives émerge la conviction que l’histoire des femmes, voire des hommes, afro-descendant.es dans l’Atlantique noire ne peut être écrite qu’à partir d’un nouveau regard sur ces fragments qui démontrent la marchandisation et la vulnérabilité du corps noir. Les violences genrées et le sexisme racisé à la Barbade, au xviiie siècle, n’est pas l’histoire du passé, insiste M. Fuentes, mais l’histoire du présent.
References
Bibliographical reference
Naomi Davidson, “Marisa J. Fuentes, Dispossessed Lives: enslaved women, violence, and the archive”, Clio, 50 | 2019, 283-285.
Electronic reference
Naomi Davidson, “Marisa J. Fuentes, Dispossessed Lives: enslaved women, violence, and the archive”, Clio [Online], 50 | 2019, Online since 01 December 2019, connection on 18 September 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17566; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17566
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