Navigation – Plan du site

AccueilNuméros50Clio a lu « Le genre dans les mon...Fabien Deshayes & Axel Pohn-Weidi...

Clio a lu « Le genre dans les mondes caribéens »

Fabien Deshayes & Axel Pohn-Weidinger, L’Amour en guerre. Sur les traces d’une correspondance pendant la Guerre d’Algérie

Paris, Bayard, 2017, 329 p.
Michelle Zancarini-Fournel
p. 279-282
Référence(s) :

Fabien Deshayes & Axel Pohn-Weidinger, L’Amour en guerre. Sur les traces d’une correspondance pendant la Guerre d’Algérie, Paris, Bayard, 2017, 329 p.

Texte intégral

1Sociologues devenus micro-historiens en suivant les pas de Carlo Ginzburg, les deux auteurs expliquent dans le préambule de ce livre leurs recherches des traces du quotidien, de l’Infra-ordinaire (Pérec, 1989) à travers les écrits d’ordres divers – lettres, livres de comptes, carnets de notes, journaux intimes… – de personnes anonymes saisies dans « leur vie courante ». Dans leur quête, ils ont trouvé une perle, 120 lettres dont la plupart sont des lettres d’amour (79) : la correspondance entre Bernard Garigue, qui fait son service militaire en Algérie en 1962 à la fin de la Guerre d’indépendance, et Aimée Jean-Baptiste, Guadeloupéenne, sa femme. Le récit des auteurs nous fait découvrir progressivement l’avancée de l’enquête, depuis la découverte de cette correspondance de faible valeur aux yeux du brocanteur jusqu’au hasard de la visite d’un appartement vendu en 2009 « à la bougie », dans le xve arrondissement de Paris, qui s’est révélé avoir été le logis de Bernard, instituteur appelé en Algérie, et d’Aimée, maîtresse d’école suppléante. La quête a été longue pour les deux socio-historiens – près de sept années – avec le sentiment étrange de pénétrer par effraction dans l’intimité du couple puis d’en sortir pour se confronter au contexte de la période dite des « Trente Glorieuses » avec « ses hiérarchies sociales, sa violence, ses relations inégalitaires entre hommes et femmes, Blancs et Noirs, ses interdits et ses transgressions » (p. 26).

2Né en 1936, Bernard est un fils de bonne famille : le père ingénieur des Arts et Métiers, embauché à la Compagnie des chemins de fer du Nord, devient cadre supérieur à la SNCF. Il est fait prisonnier pendant la Seconde Guerre mondiale et sa femme réfugiée dans un village breton, accusée de « collaboration horizontale », est tondue à la Libération. Bernard et son frère entrent en 1945 au lycée Voltaire dans le xie arrondissement de Paris, mais ils se plient difficilement à la discipline scolaire jusqu’au baccalauréat obtenu en 1955. Bernard devient instituteur suppléant en 1959 après la mort subite de son père. La famille d’Aimée appartient, elle, à la petite bourgeoisie guadeloupéenne de fonctionnaires. Son père est contrôleur des impôts et sa mère est directrice d’école. Née en 1931, Aimée a passé son enfance à Saint-Martin, à Marie-Galante puis en Guadeloupe à partir de sept ans, suivant sa mère dans ses différents postes d’institutrice. C’est seulement en 1943 que cette dernière peut rejoindre son époux à Pointe-à-Pitre. En 1953, Aimée passe au lycée Carnot la première partie du baccalauréat. Sa mère part en métropole avec ses filles pour se faire soigner. Aimée devient institutrice à Paris, remplaçante dans quatre postes différents en 1958-1959. Ses rapports d’inspection, très défavorables, la jugent incapable « par nonchalance » et l’accusent de ne pas préparer ses cours et de manquer d’autorité avec les élèves. Elle bénéficie cependant d’une « bienveillance condescendante » de l’Inspecteur en raison de son origine guadeloupéenne, et aussi de la recommandation de son oncle, député et avocat. En effet, l’oncle et parrain d’Aimée, ayant intégré l’École coloniale dans les années 1930 et servi l’administration française en Afrique, est devenu député s’occupant spécifiquement des fonctionnaires d’origine antillaise.

3En septembre 1959 Aimée est affectée dans une école mixte qui vient d’ouvrir près de la porte de Clignancourt. Bernard y est aussi nommé comme instituteur et leur passion réciproque naît au cours de l’année scolaire. Ils se marient le 18 août 1961 en présence de la seule famille d’Aimée, mais pas de celle de Bernard. La mère de ce dernier s’est violemment opposée, en vain, à ce mariage avec une personne de couleur, suspectée de plus, de vouloir s’approprier l’héritage du père décédé (bien que les nouveaux époux se soient mariés sous le régime de la séparation de biens). Mais Bernard est appelé en Algérie début septembre 1961 et doit quitter son épouse deux semaines seulement après le mariage.

4Quand les deux socio-historiens ne trouvent pas de traces de certains épisodes de la vie, ils tissent un récit qui s’efforce de combler les manques, « rapiéçant les trous béants » (p. 307) en s’appuyant sur des renseignements connexes ou des témoignages fournis par d’autres. C’est le cas par exemple de l’incorporation de Bernard dans le contingent envoyé en Algérie en janvier 1962 (p. 99-103). La première lettre à Aimée date de trois semaines après le début des classes dans les Alpes : Bernard supporte mal la discipline et la hiérarchie militaires. Aimée lui annonce un enfant à naître qui n’était pas forcément désiré tout de suite. Mais Aimée est bonne catholique et n’a sans doute pas accepté d’autre contraception que celle « naturelle » autorisée par l’Église catholique. En janvier, c’est pour Bernard le départ pour un piton en Kabylie, apprend-il en débarquant du bateau à Alger. C’est un endroit particulièrement dangereux réservé aux « fortes têtes ». Mais l’armée a mis au point un système efficace de « poste aux armées » pour les soldats afin de maintenir l’espoir et le lien avec leurs familles. Avant de partir, lors de la dernière permission de Bernard, Aimée et lui ont réservé ensemble la chambre dans une maternité agréée par la MGEN.

5En janvier 1962, Aimée éprouve quelques difficultés à se faire accepter par les parents d’élèves de sa classe du cours préparatoire, peu habitués à voir une institutrice noire. À leurs yeux, une Antillaise ne peut correctement instruire leurs enfants. L’Inspecteur prend en compte les plaintes d’une mère d’élève, épouse d’un cadre, alors qu’Aimée n’a tenu qu’un seul jour en classe avant d’être en congé de maladie. Sa grossesse se passe mal, elle ne supporte pas ses difficultés professionnelles et les critiques racistes qui en sont la source. Elle n’ose en faire part à Bernard et garde le brouillon de lettres désespérées. Bernard suit attentivement à distance la grossesse de sa femme en lui conseillant de ne pas prendre trop de médicaments. À partir de la manifestation de Charonne le 8 février 1962, la guerre s’insinue dans le discours privé de la correspondance entre les deux époux.

6Dans ce cadre, les deux socio-historiens s’interrogent sur l’exploitation possible des rêves retracés dans les lettres d’Aimée et de Bernard. « Les événements colonisent les songes » écrivent-ils (p. 214). Aimée est suspendue aux informations radiophoniques sur les « événements d’Algérie » qui hantent ses rêves et ses cauchemars. Bernard tente de rassurer sa femme en minimisant les dangers qui le guettent. Puis il résiste mal au désarroi et à la peur d’autant plus que les accords d’Évian sont proches mais que la violence avec des morts civils et militaires augmente. Bernard écrit mais n’envoie pas ses lettres désespérées mais lucides sur la situation. Affecté à Alger, l’optimisme semble revenir. Il a obtenu d’avoir une permission pour assister à la naissance de leur enfant. Aucune lettre d’Aimée n’est répertoriée après le 8 avril 1962. Les auteurs apprennent son décès indirectement dans une lettre de la belle-sœur de Bernard. Il est revenu précipitamment à Paris après la mort d’Aimée et celle de son enfant mort-né, une fille. Après le rapport du médecin légiste, le procureur demande une autopsie des deux corps car les décès paraissent inexpliqués. Le rapport final dédouane le corps médical, mais l’agrément de la MGEN est retiré à la clinique après la mort d’Aimée. Son corps est rapatrié à Pointe-à-Pitre où elle est enterrée. Un demi-siècle plus tard, le frère de Bernard affirme dans un témoignage qu’« elle est morte comme un chien, seule dans sa chambre à la clinique » et que « c’est parce qu’elle était noire qu’ils l’ont traitée ainsi » (p. 270). Le médecin répond à Bernard qui lui demandait des explications : « Je ne suis pas médecin à Pointe-à-Pitre, je n’ai jamais vu une toxémie de la grossesse chez une négresse ». Le vocabulaire à l’égard de l’accouchée est éloquent et a marqué la mémoire familiale. Malgré les démarches judiciaires de Bernard, le dossier est classé sans suite en novembre 1962. Cette histoire « par le bas » d’un couple confronté aux événements de la guerre d’indépendance mais aussi au colonialisme, au racisme de la société française, aux rapports hommes/femmes et aux violences obstétricales est éclairante sur la période qui s’avère « moins glorieuse qu’on le pense » concluent les auteurs.

7Dans l’épilogue ils reviennent sur la méthodologie de leur enquête et confrontent les manières de faire respectives de l’histoire, de la sociologie et de l’ethnographie. Il s’est agi pour eux de retracer les rapports sociaux et les réseaux dans lesquels des individus ordinaires sont insérés dans un espace des possibles historiquement déterminé, saisi dans des séries et confronté à des expériences comparables. Le « couple mixte » d’Aimée et de Bernard est relativement peu courant à l’époque et se trouve à la marge de l’expérience des nombreux couples d’instituteurs et d’institutrices. Guadeloupéenne, Aimée a été discriminée dans l’espace scolaire et dans l’institution médicale. Mais institutrice et propriétaire de son appartement, elle n’a pas eu la même existence que les Antillaises qui sont passées par le BUMIDOM (Bureau des migrations des départements d’Outre-mer) et qui sont devenues domestiques ou aides-soignantes. Une telle démarche appuyée sur ces archives de soi permet de reconsidérer le rôle de l’individu dans la conduite de son existence sans le décrire comme écrasé par les structures ou possédant « la totalité du trousseau de clés de sa propre vie » (p. 320) entre domination et émancipation.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Michelle Zancarini-Fournel, « Fabien Deshayes & Axel Pohn-Weidinger, L’Amour en guerre. Sur les traces d’une correspondance pendant la Guerre d’Algérie »Clio, 50 | 2019, 279-282.

Référence électronique

Michelle Zancarini-Fournel, « Fabien Deshayes & Axel Pohn-Weidinger, L’Amour en guerre. Sur les traces d’une correspondance pendant la Guerre d’Algérie »Clio [En ligne], 50 | 2019, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 12 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17561 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17561

Haut de page

Auteur

Michelle Zancarini-Fournel

Université de Lyon I
LARHRA

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search