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Clio a lu « Le genre dans les mondes caribéens »

Dalea Bean, Jamaican Women and the World Wars. On the front lines of change

Basingstoke, UK, Palgrave Macmillan, 2018, 245 p.
Fabrice Virgili
p. 274-276
Bibliographical reference

Dalea Bean, Jamaican Women and the World Wars. On the front lines of change, Basingstoke, UK, Palgrave Macmillan, 2018, 245 p.

Full text

1Au demeurant très pointu et concernant l’histoire d’un pays méconnu en France – au-delà de quelques clichés se résumant aux pirates, au reggae et à l’athlétisme – cet ouvrage consacré aux Jamaïcaines dans les deux guerres mondiales se révèle à la lecture particulièrement stimulant. D’abord, il nous fait découvrir l’histoire de cette île dans le premier xxe siècle. L’étude de ce « Home front » lointain dévoile les enjeux de genre au sein de la société jamaïcaine. Les questions posées stimulent une réflexion comparative avec les territoires français de la région, et plus largement grâce à une approche intersectionnelle du sujet. L’auteure, Dalea Bean, enseignante à l’université de West Indies à Kingston, propose ici une étude complète, à la croisée de l’histoire militaire et de l’histoire sociale, des études de genre, de l’analyse des discours féministes ainsi que du colonialisme et de la décolonisation.

2Un premier chapitre couvre l’ensemble de la période afin de souligner combien la guerre ne se limite pas au champ de bataille et s’interroge sur la légitimité de questionner ses effets sur des populations qui en sont éloignées de plus de 5 000 km : car cela n’est pas qu’une histoire d’hommes blancs en uniforme. Pendant la Première Guerre mondiale, contrairement aux hommes envoyés en Europe, la mobilisation des femmes demeura insulaire. Par contre, vingt ans plus tard, une proportion importante des femmes mobilisées partirent comme travailleuses ou auxiliaires Outre-mer : aux États-Unis, au Canada, et en Grande-Bretagne, la métropole impériale. L’histoire des deux guerres dessine en filigrane celle du lien entre Londres et ses colonies – la Jamaïque, réputée fidèle à la couronne, n’en connaît pas moins des tentations d’éloignement ; l’histoire aussi de l’importance de la question raciale. À la fin des années 1930, la présence de troupes noires faisait toujours débat sur les bords de la Tamise entre le War Office, hostile au racisme plus prégnant, et le Colonial Office qui y voyait à l’inverse un moyen de renforcer les liens entre Londres et l’Empire.

3Les deux chapitres suivants précisent sous quelles formes ont été mobilisées les Jamaïcaines pendant le premier conflit. Sur place, elles contribuent à l’effort de guerre par une intense activité civique. Fruit de l’effort conjoint des agences de recrutement et des Jamaïcaines, 15 204 West Indians hommes ont été recrutés lors du premier conflit mondial afin qu’ils protègent les « women-and-children », rappel de l’assignation à la masculinité guerrière quand bien même l’ennemi est de l’autre côté de l’océan. The Rape of Belgium, l’exécution de l’infirmière Edith Cavell et le torpillage du Lusitania avec à son bord trois Jamaïcain.es dont une femme, Sœur Isabel – la propagande insistant sur l’innocence de ces femmes victimes de la barbarie – ont trouvé un écho particulier dans la mobilisation de l’île. Dans cette île agricole, le soutien matériel à la guerre passe par la production artisanale : la confection à domicile, la transformation des jardins privés en autant de parcelles d’une agriculture de guerre. Les associations patriotiques de femmes, galvanisées par la presse locale, organisent la production, la collecte et l’expédition de vêtements chauds et d’aliments propres à soutenir le moral des hommes tels que la Guava Jelly (gelée de goyave) abondamment présente dans les listes d’expédition. Cependant cette mobilisation économique et financière réunit davantage les femmes des classes aisées et moyennes, les femmes des milieux populaires demeurant en retrait. Fracture traduite par l’inégal accès au droit de vote malgré une intense mobilisation suffragiste, car si les Jamaïcaines de plus de 25 ans et payant 2 £ d’impôt votent dès 1919 (21 ans et 10 shillings pour les hommes), les plus jeunes et l’essentiel de la classe populaire noire demeurent exclus.

4Déceptions politique et sociale pour les deux sexes qui se traduisent par des tensions sociales importantes et un détachement progressif à l’égard de la Grande-Bretagne. L’auteure inscrit ces luttes dans une tradition de révolte chez les femmes caribéennes, avec Nanny la « Reine des Marrons » à la fin du xviiie siècle, Susan en 1831, Carolyn en 1865, puis lors des Tramcar Riots en 1912. C’est finalement en novembre 1944 que l’île peut élire son parlement au véritable suffrage universel.

5Avec la Seconde Guerre mondiale, abordée dans les deux derniers chapitres, l’auteure ajoute aux nombreuses archives qu’elle a mobilisées une série d’entretiens réalisés en 2005. Parmi les femmes interviewées, Norma Wint, l’une des 600 Jamaïcaines du service auxiliaire (Auxiliary Territorial Service) envoyées sur le sol britannique. Elle souligne combien cette expérience a constitué un tournant dans sa vie. Le témoignage est révélateur du questionnement central de l’ouvrage : en quoi les deux guerres mondiales ont-elles représenté pour les femmes de l’île une rupture émancipatrice à plus long terme ? En articulant motivations et formes de l’engagement, Dalea Bean dessine un tableau fin et complet de ces femmes. Certes la loyauté à l’Empire est un moteur important de l’engagement de la population des deux sexes de cette île. Mais leurs parcours montrent également un souhait d’autonomie, une volonté de formation, la tentation de l’aventure. À partir de 1940, l’engagement est aussi Outre-mer : comme main d’œuvre dans la production de guerre aux États-Unis, au Canada, mais aussi en Grande-Bretagne où elles sont également infirmières ou auxiliaires. Expériences multiples qui ne furent pas sans obstacles pour ces femmes noires en uniforme mais ont contribué à développer les stratégies de contournement, d’usage des interstices pour se protéger des préjugés et parvenir à leurs fins. L’auteure suggère combien la guerre fut à la base de l’empowerment des Jamaïcaines. Elle insiste sur ce changement d’image de soi provoqué par les événements et en quoi il a constitué un facteur d’émancipation féminine. Des Jamaïcaines ont ainsi clairement capitalisé les opportunités offertes par les deux conflits malgré les velléités du retour à la situation antérieure, une housewifeisation souhaitée par de nombreux hommes. Cet ouvrage à la lecture des plus enrichissantes contribue de manière originale au débat sur les effets de genre en temps de guerre. Espérons qu’il suscitera des études similaires pour le reste des Caraïbes et au-delà des colonies qui ont, comme la Jamaïque, vécu la guerre à distance.

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References

Bibliographical reference

Fabrice Virgili, Dalea Bean, Jamaican Women and the World Wars. On the front lines of changeClio, 50 | 2019, 274-276.

Electronic reference

Fabrice Virgili, Dalea Bean, Jamaican Women and the World Wars. On the front lines of changeClio [Online], 50 | 2019, Online since 01 December 2019, connection on 12 September 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/17552; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.17552

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Fabrice Virgili

Université Paris I
UMR Sirice, CNRS

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