Marie-Louise Puech & Jules Puech, Saleté de guerre ! Correspondance 1915-1916
Marie-Louise Puech & Jules Puech, Saleté de guerre ! Correspondance 1915-1916, présentée par Rémy Cazals, Maisons-Lafitte, Éditions Ampelos, 2015, 572 p.
Texte intégral
1Le centenaire de la Grande Guerre a donné un nouvel élan à la publication d’archives de soi sur l’événement, notamment de correspondances souvent découvertes dans les greniers familiaux par la génération des petits-enfants. Spécialiste d’histoire ouvrière et de l’histoire sociale de la guerre, Rémy Cazals n’a pas de lien de parenté avec Marie-Louise et Jules Puech mais il les connait bien, pour avoir écrit sur l’un des grands amis de Jules, le Mazamétain Albert Vidal et pour avoir sauvé les archives du couple dans leur ancienne maison de Borieblanque près de Castres. Déposé aux Archives départementales du Tarn, le fonds, conséquent, a déjà permis de mettre au jour l’action du couple, et notamment de Marie-Louise, en faveur de femmes étrangères réfugiées en France sous l’Occupation (Rémy Cazals, Lettres de réfugiées. Le réseau de Borieblanque. Des étrangères dans la France de Vichy, 2004). Avec Saleté de guerre !, titre qui reprend une expression récurrente des lettres échangées pendant la Première Guerre mondiale, Rémy Cazals fait œuvre originale. Il s’agit en effet de la correspondance croisée d’un couple d’intellectuels, d’origine bourgeoise, de culture protestante, et d’engagement pacifiste dès avant 1914, couple inséré dans de multiples réseaux militants et intellectuels.
2Dans une courte présentation, l’historien explicite ses choix et présente les protagonistes qui, comme tous les Français et les Françaises séparé.es, se sont beaucoup écrit pendant la guerre et ont souligné la nécessité vitale de cette conversation à distance. Pour être publiable, la correspondance ne pouvait être intégrale. Rémy Cazals a retenu la période de mars 1915 à août 1916, entre l’arrivée de Jules au régiment et son évacuation vers un hôpital, soit 463 lettres de son écriture et 428 de Marie-Louise. Il a également coupé les évocations strictement familiales et les passages les plus intimes mais la complicité et l’amour entre ces deux personnes mariées en 1908 restent explicites dans les désignations affectueuses (« mien cher Nénon », « ma Néna chérie », etc.) et dans l’expression récurrente d’une envie d’être ensemble. Marie-Louise, qui propose à plusieurs reprises d’aller rejoindre son mari, ne veut pas être ménagée et réclame de tout savoir de sa vie et de celle des soldats.
3Marie-Louise Milhau (1876-1966) et Jules Puech (1879-1957) appartiennent tous deux à des familles de la bourgeoisie industrielle protestante du sud du Tarn. Marie-Louise a fait des études, enseigné huit ans à l’université McGill de Montréal avant son mariage ; elle parle trois langues, ce qui allait lui permettre pendant la guerre de rester en contact avec des militants anglophones et germanophones. Jules, qui a soutenu une thèse de droit sur Proudhon, est avant 1914 salarié du bureau parisien de la Dotation Carnegie pour la Paix internationale fondée en 1910 ; il s’occupe également, avec l’aide de sa femme, de la Société française pour l’arbitrage entre nations, de la bibliothèque pacifiste Frédéric Passy et de la revue La Paix par le Droit, organe de l’association éponyme née en 1887. Mari et femme sont ainsi des figures d’un pacifisme juridique et rationnel qui place ses espoirs dans l’arbitrage, l’éducation et la démocratie. Conscrit de la classe 99, alors réformé pour raisons médicales (insuffisance cardiaque et respiratoire), Jules demande, à la déclaration de guerre, à être examiné de nouveau et, jugé apte, incorporé comme simple soldat pour ne pas avoir de « situation privilégiée ». Il est versé dans l’infanterie, d’abord dans un régiment de Méridionaux (le 258, fortement éprouvé mais discrédité), puis dans un autre où dominent des soldats du Nord. Ce pacifiste, en effet, veut faire son devoir et écraser l’Allemagne impériale et le militarisme allemand, condition indispensable à ses yeux pour l’établissement d’une paix durable. Non violent et sans haine pour les Allemands qu’ils n’appellent jamais « les Boches », il répète à plusieurs reprises « un de [ses] dadas » : « il faudrait guillotiner à Paris, place de la Révolution, Guillaume II, Bernhardi et deux ou trois autres individus » (23 avril 1915).
4Ce faisant, Jules Puech est plus consentant à la guerre que la plupart des soldats qu’il côtoie et dont il s’applique à remonter le moral. Mais il la déteste, cette « saleté de guerre » qui tue et blesse massivement, laisse des enfants orphelins, détruit les villages, prend la liberté des hommes. Directement ou sous couvert d’un pseudonyme, il ne se prive pas de critiquer la manière dont elle est menée, le comportement des chefs, la fatuité des « traîneurs de sabre de profession », l’arrogance des profiteurs, l’imbécillité des « bourreurs de crâne », la folie de tous ceux qui « travaillent à irréconcilier (sic) » et attisent la haine. Il entend aussi agir en pleine conscience et réclame des journaux de diverses tendances. De son côté, elle l’informe de la vie politique à l’arrière et des activités militantes qu’elle poursuit et qu’il commente. Elle tient la bibliothèque Passy pour laquelle elle découpe les journaux et fait des fiches. Elle assure la publication de La Paix par le Droit et y rend compte d’articles étrangers, excédée régulièrement par la bêtise de la censure. Elle fait suivre à Henri Guernut de la Ligue des droits de l’homme les recommandations de Jules pour améliorer la condition des soldats. Elle y participe à de nombreuses réunions où sont débattues les origines du conflit et l’organisation du monde d’après-guerre, assistant aux premiers pas de la Société d’études documentaires et critiques sur la guerre.
5La correspondance fait également comprendre les tensions internes aux milieux féministes, qui avaient proclamé avant 1914 leur attachement à la paix et qui se déchirent face à la guerre. Pour Marie-Louise, qui épingle Julie Siegfried, Maria Vérone et Jane Misme, « il n’y a rien à faire avec le Conseil national des femmes françaises, […] ramassis de nationalistes » (26 mars 1915), qui refuse de se rendre au Congrès de la Haye pour une paix future et permanente. Mais le comité de la rue Fondary, section française de la Ligue issue du congrès de la Haye dont elle est membre à ses débuts, lui parait aussi traversée de deux tendances : l’une, maximaliste, emmenée par Michel Alexandre et Jeanne Halbwachs, qui veut rapidement publier un manifeste et une pétition sur les propositions de paix sans en mesurer les conséquences ; l’autre autour de Gabrielle Duchêne, moins impulsive et qu’elle approuve. Marie-Louise dit « se méfier des purs quand ils sont trop purs » (13 septembre 1915) et démissionne en novembre du comité, pour ne pas compromettre ses autres activités et rester fidèle à la ligne de La Paix par le Droit (pas de paix prématurée sans victoire sur l’Allemagne). Elle reste cependant membre de la Ligue dont elle entend constituer « un élément modérateur ».
6D’autres aspects sont notables. Jules et Marie-Louise restent en pleine guerre un couple d’intellectuels, évoquant leurs nombreuses lectures, lisant romans, essais et poésies. Ce sont aussi deux bourgeois qui se frottent aux classes populaires. Marie-Louise envoie des colis à des soldats ou prisonniers de familles pauvres, mais elle consacre surtout beaucoup d’énergie à l’œuvre de La Sauvegarde des enfants, qui vêt des petits de familles réfugiées et les emmène en vacances hors de Paris ; se plaignant à l’occasion d’odeurs de pieds sales ou des exigences des mères. Jules dit apprendre beaucoup auprès de camarades d’infortune mais il déplore le faible sens patriotique de la plupart, leur appétence pour le vin et leur manque d’hygiène ; lui se lave partout où il peut et réussit, sauf exception, à éviter les poux mais pas les rats. Ce sont enfin deux individus qui ont abandonné toute pratique religieuse – « Prendre de la religion comme on prend de la morphine ou de la cocaïne, cela ne me tente pas », écrit Marie-Louise le 12 septembre 1915 – et qui s’indignent contre la mobilisation de la religion par les deux camps. Ils sont volontiers anticléricaux et approuvent l’action de la jeune Ligue républicaine d’Alsace-Lorraine qui revendique pour le futur l’application immédiate des lois françaises dans la province et non le maintien du statut concordataire.
7Complices sur tous les plans, lecteurs fervents de Victor Hugo et d’Anatole France, Jules et Marie-Louise expriment dans leurs lettres une philosophie de vie et un idéal politique, sans doute marqués par leur culture protestante individualiste. Si elle désespère souvent de la bêtise humaine, s’il appelle parfois de ses vœux « une sanction révolutionnaire à cette saloperie de guerre » (9 mai 1915), s’ils affichent l’un et l’autre « un bon sens sceptique », tous deux ont foi en la raison et en l’éducation pour sortir le peuple, individu après individu, d’un « méli-mélo instinctif » et ainsi changer le monde. Ils considèrent que là est le rôle des intellectuels et de la classe bourgeoise, qui a à se faire pardonner « l’ignominie » de nombre de ces membres. Lorsque Jules évoque le socialisme auquel il peut adhérer, c’est celui de Flora Tristan ou de Jaurès, pas celui de Marx, « allemand, juif, infatué de lui-même, imbu de sa supériorité […], désireux de faire primer ses théories sur le proudhonisme et de s’attribuer la paternité de l’Internationale » (25 avril 1915).
8Le 23 septembre 1915, Jules écrivait : « je souhaite ardemment ne pas faire connaissance avec les vraies batailles, la baïonnette, les pluies de balles etc., car il me semble impossible de n’y point avoir très peur ». De fait, il a usé « avec sang-froid » de son fusil le lendemain, en marge de l’offensive de septembre 1915 en Champagne, mais il n’a pas eu à participer à un assaut meurtrier contre une tranchée ennemie. Il a cependant vécu des moments difficiles en Argonne en 1915 ou pendant la bataille de la Somme en juillet 1916. Il a subi de violents bombardements et vu mourir des camarades. Mais comme il le reconnait lui-même, il a été « très chanceux », soit relevé au bon moment, soit posté dans un endroit moins exposé à la canonnade. Ce « sale métier », qualifié aussi « d’imbécile », pèse sur sa santé qui se dégrade et il obtient d’être évacué à l’arrière, évacuation facilitée par l’intervention de Justin Godart, ami de longue date, alors responsable du Service de santé militaire.
9Jules finit la guerre dans une administration militaire puis, à partir de décembre 1917, au service de presse du ministère des Affaires étrangères, poste qu’il allait conserver jusqu’à sa retraite en 1940. Lui et Marie-Louise poursuivent après-guerre leurs activités intellectuelles et militantes, ardents défenseurs de la Société des Nations qu’ils appelaient depuis longtemps de leurs vœux. Ce couple mériterait sans doute une biographie, dont ces lettres, utilement publiées par Rémy Cazals, offrent un avant-goût.
Pour citer cet article
Référence papier
Françoise Thébaud, « Marie-Louise Puech & Jules Puech, Saleté de guerre ! Correspondance 1915-1916 », Clio, 49 | 2019, 303-306.
Référence électronique
Françoise Thébaud, « Marie-Louise Puech & Jules Puech, Saleté de guerre ! Correspondance 1915-1916 », Clio [En ligne], 49 | 2019, mis en ligne le 01 juillet 2019, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/16730 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.16730
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