Matthieu Brejon de Lavergnée, Le temps des cornettes. Histoire des Filles de la Charité, xixe-xxe siècles
Matthieu Brejon de Lavergnée, Le temps des cornettes. Histoire des Filles de la Charité, xixe-xxe siècles, 2018, 700 p.
Texte intégral
1Spécialiste de l’histoire religieuse, Matthieu Brejon de Lavergnée retrace ici l’histoire de la plus importante des congrégations féminines du xixe siècle : les Filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul. Publié à la suite d’un premier ouvrage, Histoire des Filles de la Charité (xviie-xviiie siècles). La rue pour cloître (Fayard, 2011), ce volume détaille les activités du care qui ont tant marqué l’existence de ces bonnes sœurs célèbres pour leur coiffe blanche aux ailes relevées. Que ce soit par leur présence dans les hôpitaux, les orphelinats, les hospices pour vieillards ou les écoles, les Filles de la Charité ont œuvré auprès des populations démunies, forgeant un rapport étroit entre vocation religieuse au féminin et aide à autrui. Pour l’historien, celles-ci « jouissent d’une quasi-délégation de service public dans le champ de l’assistance, de l’éducation et des soins au premier xixe siècle » (p. 16-17). À partir des années 1860-1870, avec la montée de l’anticléricalisme et l’intervention croissante de l’État dans ces domaines, les sœurs partent sur les chemins de l’exil et marquent par leurs œuvres le monde entier. En situant l’histoire de cette congrégation par rapport au gender studies et au global turn, Matthieu Brejon de Lavergnée offre de multiples pistes pour situer les Filles de la Charité dans une histoire du care à l’époque contemporaine.
2Avant d’aborder cet aspect du livre, précisons la démarche privilégiée – au plus près des volumineuses archives de la congrégation. Même si le dernier chapitre traite des dévotions mariales au xixe siècle, le volume est globalement organisé de manière chronologique, allant de la période révolutionnaire aux années 1920-1930. Les quatre premiers chapitres resituent la congrégation dans la période mouvementée de la décennie révolutionnaire et des recompositions du Premier Empire, tandis que les trois chapitres suivants développent une histoire sociale et politique où l’auteur fournit les éléments chiffrés permettant de saisir l’ampleur de ce « grand siècle des cornettes » (ch. 5). Il analyse ensuite la variété des établissements créés et les carrières des sœurs (Le temps du care, 1820-1860, ch. 6) et enfin la géographie internationale et impériale de la congrégation (L’échelle du monde, ch. 7). La chronologie politique structure les chapitres suivants – montée de l’anticléricalisme en France et ailleurs (au Portugal, au Mexique etc.) qui pousse beaucoup de sœurs vers l’exil. En France, les Filles de la Charité sont obligées de s’adapter aux nouvelles exigences du contexte républicain avec la laïcisation dans le secteur public du personnel enseignant et du personnel hospitalier. Les chapitres 9 et 10 détaillent cette histoire où les sœurs sont confrontées à des choix douloureux au moment où commence une chute des vocations : 400 entrées au séminaire de Paris en 1895, seulement 239 en 1910 (p. 288). Malgré ce contexte, les sœurs participent à l’Union Sacrée ; leurs établissements deviennent des hôpitaux et les sœurs soignent les blessés.
3Pour le propos de ce numéro de Clio FGH, le chapitre 6 sur « Le Temps du care » et les chapitres 11 à 13 sur les orphelinats, la naissance de l’infirmière moderne et l’engagement des sœurs dans l’éducation populaire forment un ensemble intéressant sur les liens entre engagement religieux, genre et aide aux personnes vulnérables. Matthieu Brejon de Lavergnée voit le care comme « à la fois sollicitude (disposition intérieure) et soin (acte extérieur), tous deux dirigés vers des personnes reconnues comme vulnérables » (p. 150). Cette définition tourne l’attention vers les actions et le travail accompli, plutôt que vers les fondements spirituels de l’activité charitable. Dans la lignée des travaux de Claude Langlois, Brejon de Lavergnée passe au peigne fin contrats d’établissements, rapports de visites et registres de noviciat pour déterminer la nature des activités prises en charge par les Filles de la charité – orphelinats, ouvroirs, prisons, colonies agricoles, établissements pour aveugles etc. –, activités qu’il aborde sous l’angle du travail et des carrières. Le discours officiel de la Compagnie, perçu à travers les notices nécrologiques des sœurs, façonne une éthique du care aux fondements de leurs actions.
4Le « care charitable » étudié par l’historien se déploie dans des établissements variés qui se développent à l’échelle française mais aussi internationale. Les Filles de la Charité occupent le terrain de la protection sociale avec l’appui des lazaristes et le soutien des politiques publiques. Leur capacité d’adaptation est l’un des facteurs de leur succès malgré un contexte fin de siècle souvent difficile. L’étude des orphelinats (ch. 11) pose la question du lien entre action charitable et monde du travail. Au sein des classes pauvres, ce sont les filles qui se retrouvent plus fréquemment dans des orphelinats alors que les garçons, eux, sont placés en apprentissage ou en colonies agricoles. En 1881, les Filles de la Charité dirigent 357 orphelinats qui accueillent 24 000 enfants (p. 305). Les trois études de cas sur les villes de Paris, Liverpool et Baltimore montrent comment ces institutions éducatives s’adaptent à l’industrialisation, viennent en appui aux initiatives patronales et servent de moteur à l’expansion aussi bien en France qu’à l’étranger. En mélangeant instruction et travail manuel, les établissements évoluent vers des internats professionnels où la question de l’exploitation mériterait une étude plus approfondie, car le travail de care n’est pas, loin s’en faut, désintéressé dans ces établissements.
5Les chapitres 12 et 13 – « Naissance de l’infirmière moderne (années 1900-1930) » et « Professionnelles des pauvres (années 1920-1930) » – retracent l’entrée dans la modernité professionnelle des Filles de la Charité. On voit ici comment la vocation religieuse s’arrime progressivement à une éthique du care professionnel surtout lorsque la Compagnie est évincée des écoles. En cheminant de la maison de charité au dispensaire, de l’hospice pour vieux aux hôpitaux, les Filles de la Charité sont progressivement plus formées et plus qualifiées ; l’étude de certaines figures comme la Sœur Ichelin, directrice de l’hôpital Saint-Joseph à Paris et supérieure générale à partir de 1922, ou du syndicalisme hospitalier montre comment la pression de la professionnalisation brouille la ligne entre religieuses et laïques, mettant à mal une identité construite autour de la vocation. En devenant ces « professionnelles des pauvres », elles investissent les patronages, les cercles d’études et les colonies de vacances. Elles ont parfois un rôle moteur dans un syndicalisme féminin, comme Marie Milcent, à l’origine avec sa sœur de la fondation de l’Abbaye en 1902. En aidant les sœurs à passer des diplômes, celles-ci investissent l’enseignement ménager et proposent des cours du soir dans le secteur tertiaire (dactylo-sténo, comptabilité, langues étrangères etc.). Pour l’auteur, les syndicats « comme les œuvres d’éducation populaire portés par les Filles de la Charité auront contribué à faire émerger un vivier de militantes qui accompagne les redéfinitions des rapports de sexe dans l’entre-deux-guerres » (p. 399).
6Pour l’histoire des femmes et du genre, ce livre apporte un éclairage passionnant sur l’organisation institutionnelle de ce vaste champ des métiers qui se structure et se féminise, montrant comment la plus importante congrégation féminine en France a participé au basculement d’une éthique du care charitable vers la professionnalisation du travail social. En insistant sur le rôle des visitatrices et des inspections, des lieux de formation et des écoles spécialisées, l’auteur donne à voir comment les sœurs se sont adaptées aux transformations du monde moderne et ont participé à la fabrique de métiers marqués durablement par les conditions de leur émergence dans cette éthique du care. Mais il montre aussi comment ce processus intervient dans la fabrique de nouvelles identités pour les femmes concernées dont certaines s’éloignent de leur vocation religieuse première. En terminant son histoire dans les années 1930, Matthieu Brejon de Lavergnée laisse place à une suite. Comment agissent les Sœurs dans le contexte de Vatican II avec la transformation des rapports de sexe sous l’impulsion d’une culture jeune, de la déchristianisation et d’un mouvement des femmes ? Si l’interrogation reste ouverte, Le temps des cornettes pointe clairement l’importance des Filles de la Charité dans le tissage initial d’un lien étroit entre vocation religieuse, genre et métiers du care, montrant ainsi l’intérêt de croiser l’histoire religieuse et celle du genre.
Pour citer cet article
Référence papier
Rebecca Rogers, « Matthieu Brejon de Lavergnée, Le temps des cornettes. Histoire des Filles de la Charité, xixe-xxe siècles », Clio, 49 | 2019, 284-287.
Référence électronique
Rebecca Rogers, « Matthieu Brejon de Lavergnée, Le temps des cornettes. Histoire des Filles de la Charité, xixe-xxe siècles », Clio [En ligne], 49 | 2019, mis en ligne le 01 juillet 2019, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/16651 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.16651
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