Barbara Reeves-Ellington, Domestic Frontiers. Gender, reform, and American interventions in the Ottoman Balkans and the Near East (1831-1908)
Barbara Reeves-Ellington, Domestic Frontiers. Gender, reform, and American interventions in the Ottoman Balkans and the Near East (1831-1908), Amherst, University of Massachusetts Press, 2013, 214 p.
Texte intégral
1Élégamment écrit, l’ouvrage de Barbara Reeves-Ellington raconte une histoire de rencontres improbables entre protestantes américaines et habitant.e.s des Balkans ottomans au xixe siècle. À partir d’une série d’études de cas centrées sur la Bulgarie, avec un dernier chapitre où l’action se situe à Constantinople, l’historienne détaille le rôle des femmes dans l’action missionnaire et l’impact de leur action tant dans les Balkans qu’au sein du mouvement missionnaire aux États-Unis. Puisant dans des sources ottomanes, bulgares, russes, françaises et anglaises, l’auteure affirme vouloir « internationaliser l’histoire états-unisienne » (p. 7), mais sa démarche va bien au-delà. Domestic Frontiers est une histoire résolument transnationale qui s’intéresse à l’orientation domestique de l’action civilisatrice dans les Balkans en théorisant ses effets aussi bien sur les chrétienn.e.s orthodoxes visé.e.s, que sur les missionnaires de l’American Board of Commissioners for Foreign Mission (ABCFM).
2La transformation du foyer (home) par les valeurs domestiques est au cœur du travail réalisé par les femmes missionnaires ; autant dire que leur action est censée agir au sein des familles, en les transformant de l’intérieur selon les principes de ce protestantisme évangélique si puissant dans la Nouvelle Angleterre du xixe siècle. B. Reeves-Ellington fait un usage analytique de la notion de frontière domestique, sensible aux espaces et aux lieux où se rencontrent les acteurs de son histoire dans les marges de l’Empire ottoman. Elle suit ainsi les trajectoires de quelques missionnaires et de leurs femmes appartenant à cette société missionnaire fondée en 1810, qui arrive dans l’Empire ottoman en 1819 et qui s’étend dans les Balkans ottomans après la guerre de Crimée. Protégés par la puissance impériale anglaise, les missionnaires s’installent dans une population majoritairement orthodoxe, où le message américain résonne favorablement dans le contexte réformateur du Tanzimat des Jeunes-Turcs et dans celui du nationalisme bulgare. En favorisant les écoles pour les filles, le développement d’une presse chrétienne et la création d’une élite éduquée – mais très peu convertie –, les missionnaires apportent leur pierre à la construction de la nation bulgare. Sur le plan historiographique, l’historienne fait ressortir l’importance de cette période ottomane et propose une approche renouvelée par rapport aux interprétations qui voient les missionnaires à travers le prisme d’un combat contre l’autorité ottomane ou comme des acteurs négligeables en raison du faible nombre de convertis. Elle montre, au contraire, comment le message domestique s’est redéployé au sein du mouvement nationaliste bulgare en devenant un outil anticolonial où les femmes ont joué un rôle auparavant peu étudié.
3Cinq chapitres de l’ouvrage abordent chacun un type de « rencontre » missionnaire entre les années 1830, quand les premières familles missionnaires arrivent dans l’Empire ottoman, et 1908 lorsque l’American College for Girls établi à Istanbul passe sous la responsabilité de philanthropes de New York. Au cours des quatre-vingt années étudiées, la nature du projet missionnaire évolue au contact des profondes transformations sociales et politiques affectant la Bulgarie (dont son indépendance en 1878). Que ce soit par la publication de manuels ou de périodiques, l’ouverture d’écoles de filles ou les mariages entre Américaines et Bulgares, les Américains ont réussi à diffuser une vision des femmes jouant un rôle « civilisateur » au sein des familles. L’historienne s’intéresse alors à la réception du discours sur la domesticité et à ses usages par des converti.e.s, par un mouvement de femmes bulgares, par les nationalistes bulgares, voire même par des enseignantes américaines chez qui le projet scolaire finit par l’emporter sur le projet évangélique.
4Le premier chapitre décrit de façon nuancée l’évolution de l’idée de foyer chrétien dans l’Empire ottoman en étudiant un ensemble de familles missionnaires. La vision du foyer forgée aux États-Unis avant la guerre civile donne des responsabilités nouvelles aux femmes, sans pour autant contester l’infériorité féminine au sein du couple – les femmes sont bien perçues comme étant des épouses de missionnaires et non pas des missionnaires. Pour faire passer leur message, les premières familles créent des écoles ou publient des manuels, à l’instar de Martha Jane Riggs qui produit en 1842 un Mother’s Manual de 260 pages, qui sera traduit d’abord en grec, puis en bulgare, arménien et turc ottoman. Le titre en bulgare, Lettres aux mères ou un manuel maternel sur le bon moyen d’élever ses enfants, exprime bien le message domestique qui est véhiculé, en s’adaptant cependant aux lieux et aux personnes.
5À Stara Zagora, par exemple, l’école missionnaire de Charles Morse est attaquée en 1867 par des habitants qui accusent les missionnaires d’avoir converti contre son gré une jeune orpheline, Maria Gencheva. Pour celle-ci, en revanche, l’école missionnaire constitue une chance d’échapper à sa condition et d’acquérir des savoirs inédits. Reeves-Ellington considère Gencheva comme faisant partie de la première génération de femmes bulgares lettrées ; enseignante par la suite et traductrice de textes évangéliques et de morale, elle est bien représentative d’une communauté protestante bulgare qui voit le jour ces années-là. D’autres femmes bulgares vont profiter des écoles de filles aussi bien orthodoxes que missionnaires. La plupart seront des converties non pas au protestantisme, mais à la conviction qu’il faut des femmes fortes au sein des familles d’une nation bulgare en voie de constitution. Le chapitre qui traite de la presse missionnaire et de son usage dans le mouvement de réforme bulgare est passionnant tant il illustre les effets inattendus des contacts interculturels provoqués par la présence des Américains. Ainsi, en 1869, un ensemble d’associations maternelles naît au moment où le gouvernement lance des réformes scolaires. Ces associations seront à l’origine d’initiatives en faveur de l’éducation des filles. Deux femmes en particulier, Evgeniya Kissimova et Anastasiya Tosheva, reprennent le discours maternaliste dans leurs publications qui vantent le rôle des femmes au sein du mouvement nationaliste réformiste bulgare, sans renier l’autorité de l’Empire ottoman. Leurs travaux sont, comme les initiatives des associations, à l’origine de nombreuses écoles de filles dès avant 1878, date de l’indépendance bulgare.
6Les deux derniers chapitres sont davantage centrés sur les femmes missionnaires américaines et l’effet de la mission sur leurs engagements. Le chapitre 4 nous plonge au cœur d’une crise provoquée en 1876 par deux couples peu conventionnels – Esther Maltbie et Anna Mumford (diplômées de l’Oberlin college) et Elizabeth Began qui épouse Ivan Tonjoroff, un Bulgare converti au protestantisme. L’hostilité de l’American Board aux revendications d’autonomie des deux premières femmes et au mariage inter-ethnique de la troisième révèle les relations de genre asymétriques constitutives de l’entreprise missionnaire. En même temps, ces initiatives témoignent de la manière dont les Américaines vont progressivement réclamer une professionnalité échappant au statut de femme de missionnaire. Le dernier chapitre prolonge cet argument avec l’exemple du Constantinople Home, construit en 1876 sous la présidence d’une femme, Mary Mills Patrick. Conçu comme un home pour des femmes missionnaires seules, il offre un espace où les femmes peuvent s’organiser sans qu’interfèrent des hommes du Western Turkey Mission. Lieu, à l’origine, d’une petite école de mission, il devient en 1890 l’American College for Girls à Constantinople, avec l’objectif de proposer un enseignement supérieur œcuménique. L’ambition professionnelle de la présidente transforme le projet initial, provoquant un conflit avec le Woman’s Board de la mission à Boston. Après 1908 ce sont les élites commerciales de New York qui financent l’institution. Pour l’auteure, les effets de ce conflit sont à l’origine de la fin du Woman’s Board de Boston qui perd son identité propre au sein du mouvement missionnaire. En terminant sur cet exemple, l’historienne montre toute la complexité de ces « domestic frontiers » où les femmes tant américaines que bulgares ont trouvé une ligne de conduite qui, sous des dehors bien conservateurs, a permis des éclosions individuelles et professionnelles aux effets multiples et durables.
Pour citer cet article
Référence papier
Rebecca Rogers, « Barbara Reeves-Ellington, Domestic Frontiers. Gender, reform, and American interventions in the Ottoman Balkans and the Near East (1831-1908) », Clio, 48 | 2018, 272-275.
Référence électronique
Rebecca Rogers, « Barbara Reeves-Ellington, Domestic Frontiers. Gender, reform, and American interventions in the Ottoman Balkans and the Near East (1831-1908) », Clio [En ligne], 48 | 2018, mis en ligne le 28 décembre 2018, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/15275 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.15275
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page