1L’absence ou la rareté des « voix » féminines dans la documentation historique est un problème bien connu et qui atteint souvent des proportions désastreuses dans un contexte ottoman musulman, même tardif. En effet, le silence documentaire auquel les femmes sont généralement vouées y est d’autant plus amplifié par une condition féminine fort défavorable, caractérisée par un manque d’éducation, un isolement social, un accès extrêmement limité à l’espace public et une soumission presque totale à l’autorité patriarcale.
- 1 La documentation utilisée ici se trouve en la possession du prince Osman Salahaddin Osmanoğlu, ar (...)
2Pour pallier cette situation, l’historien dispose d’un certain nombre d’options, dont celle d’une écoute critique et nuancée des voix dominantes et accessibles, celles des hommes. C’est ainsi que cette contribution tentera de reconstituer un environnement essentiel-lement féminin, le harem impérial, à travers les écrits de deux hommes qui y détenaient un pouvoir démesuré : le sultan Murad V (1840-1904) et son fils, le prince Salahaddin (1861-1915). C’est au prince que nous devons les écrits en question, puisque, pendant les années de résidence surveillée, pour ne pas dire d’emprisonnement, qui suivirent la déposition de son père en 1876, il tint un journal, s’essaya à des récits autobiographiques et compila une partie de la correspondance privée de son père. Il en résulte une documentation d’une richesse et d’une intimité sans précédent, fortement influencée par un contexte « familial » de deux hommes vivant en captivité, entourés d’une centaine de femmes1.
3C’est cette situation exceptionnelle qui est responsable de l’existence même de ces écrits, mais également de la forte présence de femmes qui, dans un contexte « normal », se seraient effacées devant des considérations plus « masculines ». Certes, elles n’y ont toujours pas leur propre voix, mais le prince, presque involontairement, se fait le truchement de bien des sentiments et frustrations émanant des femmes qui l’entourent, à commencer par une de ses concubines, avec laquelle il vivra un véritable enfer sentimental et émotionnel, presque conjugal. C’est ainsi que toute la hiérarchie du harem se dévoile, au gré des observations et des sentiments du prince, s’étageant de sa puissante grand-mère, Şevkefzâ Valide Sultan (1820-1889), aux dizaines de modestes esclaves assignées à leur service. Tout homme qu’il fût, Salahaddin Efendi se fait ainsi l’interprète d’un monde féminin qui échappe systématiquement à une documentation plus conventionnelle.
- 2 IBR, listes datées du 10 Cemaziyülevvel 1293 (3 juin 1876).
4Bien sûr, cette documentation a elle aussi ses limites, notamment en raison de sérieuses barrières entre les sexes, pour la plupart élevées par l’effet combiné de la puissance et de l’ignorance qui caractérisent l’attitude des hommes envers le monde féminin les entourant. Contrairement à l’idée souvent exacte que la connaissance découle du pouvoir, l’inverse est souvent vrai en ce que le pouvoir peut souvent rendre les connaissances tout à fait inutiles et marginales. C’est là en grande partie ce qui définit la relation entre les sexes dans l’univers palatial de la dynastie ottomane, la perception masculine de l’entourage féminin tenant plus de l’administration et de la comptabilité que d’un véritable rapport humain. L’entrée des femmes au harem ne laisse généralement de trace que sous forme de listes établissant leur nombre et les noms des personnages à qui celles-ci sont attribuées. C’est ainsi que l’on trouve parmi les documents de Salahaddin Efendi deux listes qui permettent de dénombrer 27 esclaves qui furent offertes à Murad V et à sa famille le 3 juin 1876, à l’occasion de son avènement. Quinze étaient destinées à la Valide Sultan (reine-mère), Şevkefzâ, neuf au sultan, et trois à ses trois enfants, dont Salahaddin, alors âgé de quinze ans. Sur ces 27 esclaves, dix avaient été offertes par Mahmud Bey, le futur Mahmud Celaleddin Pacha (1854-1903), époux de Seniha Sultane (1852-1931), demi-sœur du nouveau sultan ; les autres provenaient de diverses personnalités, dont la plupart étaient des femmes (kadın) du palais, à commencer par la quatrième femme de Mahmud II, Nûrtâb Kadınefendi (1810-1886). La liste comportait jusqu’au détail des pourboires payés aux serviteurs qui avaient accompagné ces femmes ; en revanche pas une seule n’était nommée2.
5Évidemment, lorsqu’elles étaient nommées, une fois dans l’intimité du harem, la situation n’en devenait pas plus claire, ainsi qu’en témoigne un passage tiré du journal de Salahaddin :
- 3 En turc, hanım – souvent transcrit hanoum dans les textes français contemporains – est un titre f (...)
- 4 AGEN, 18 juin 1901.
Mardi 18 juin 1901. […] Ce matin, je suis allé au bain. Nâziknâz Hanım3 m’a lavé. Ensuite, les chambres de Dilbersitân Hanım et d’Atiye ont été nettoyées. Les carreaux ont été réparés. Les vitres du premier sofa et du haut de l’escalier des seconds appartements ont été nettoyées. Il y avait une activité impressionnante aujourd’hui. Un vacarme a éclaté. Niyâliter veut que Tîrendâz vienne aux grands appartements. Six esclaves sont arrivées avec l’eunuque en chef. Les eunuques Server et Zülküfül étaient aussi présents. Deux des filles (Saniye, Nezihe) sont à moi, l’une (Nuriye) à la première épouse, l’une (Sadiye) à Fatma Sultan, l’une (Fevziye) à Aliye Sultan et l’une (Naciye) à la troisième épouse. J’ai envoyé mes remerciements4.
6Pour anodin qu’il puisse paraître, ce court passage en dit long sur la complexité et les ambiguïtés du monde qui entourait Salahaddin. La liste de noms dévoile en fait une hiérarchie féminine définie par les liens qui unissent ces femmes aux deux seuls hommes du palais. Nâziknâz et Dilbersitân sont toutes deux des femmes de Salahaddin et Atiye, sa fille ; la première et la troisième épouses, ainsi nommées, sont deux des femmes de son père, Eleron Mevhibe et Şayan, tandis que Fatma et Aliye sont les filles du sultan déchu et les sœurs de Salahaddin. Niyâliter et Tîrendâz sont deux esclaves bien établies, dont le nom revient des dizaines des fois dans le journal et les mémoires du prince. Enfin, au bas de l’échelle, Saniye, Nezihe, Nuriye, Sadiye, Fevziye et Naciye font partie d’un nouvel « arrivage » de six esclaves dont les noms sont notés presque comme dans un inventaire en rapport avec les membres de la famille à qui elles ont été attribuées. Dans l’ombre, deux eunuques, Server et Zülküfül, forment le seul complément masculin de ce gynécée.
7Le problème est évident : les écrits du prince nous fournissent des dizaines de noms de femmes dont la plupart, si elles sortent ainsi de l’anonymat, n’en restent pas moins complètement insaisissables au-delà de cette identité arbitraire. Seules les femmes de sa famille jouissent d’une certaine visibilité. Les princesses du sang, les sultanes – filles ou sœurs de sultan ou de prince – sont des individues à part entière, dont on note les dates et les faits importants ; Salahaddin inscrit méticuleusement tous les détails concernant ses filles, d’autant plus que certaines viennent à mourir en bas âge. On s’applique moins quand il s’agit des femmes/épouses qui sont souvent nommées mais parfois simplement numérotées, notamment lorsqu’il s’agit de celles de l’ex-sultan. Il ne faut cependant pas y voir une déshumanisation, mais plutôt le reflet d’une hiérarchie qui les définit par le statut. C’est probablement pour cela que certaines des femmes les plus haut placées ne sont tout simplement jamais nommées autrement que par leur rang : Şevkefzâ, la mère de Murad, n’apparaît que comme Valide Sultan (reine-mère) ou, dans un contexte un peu plus intime, comme Büyük Valide (la grande mère et non la grand-mère).
8Ces membres « par alliance » de la famille – femmes ou mères de sultans et de princes – ne restent certes pas invisibles ; Salahaddin consacre des notices biographiques presque « masculines » à certaines d’entre elles, dont sa grand-mère :
- 5 En turc, le terme han, dérivé de l’ancien terme de hakan ou kagan, dénote un souverain et suit to (...)
- 6 Il est parfois difficile de donner un sens précis à des allusions plus ou moins ambiguës ou peu e (...)
- 7 IBR, biographie de Şevkefza Valide Sultan, rédigée par Salahaddin Efendi.
Biographie de Şevkefzâ Valide Sultan. Elle fut offerte du temps de Mahmud II par le premier imam Zeynelabidin Efendi, alors qu’elle avait sept ans. Elle servit feu ce souverain pendant sept ou huit ans en tant que danseuse en la présence impériale. Elle était attachée à la maison de Nûrtâb Kadın, quatrième épouse du défunt. Elle devint première favorite après l’avènement d’Abdülmecid Han5 et, par la suite, au fur et à mesure du décès de ses épouses précédentes finit par acquérir le titre de seconde épouse. C’est alors qu’elle avait atteint ce grade qu’elle resta veuve du sultan Mecid. Elle devint mère de prince héritier puis de souverain. Enfin, elle mourut après avoir enduré bien des insultes pendant les 14 années qui suivirent la déposition de son fils. Elle avait 67 ou 68 ans. Disons 70 ; en tout cas, elle avait atteint le terme de sa vie. Ses organes vitaux et son corps, ce que l’on appelle le trépied de la vie, étaient solides. Elle aurait pu vivre encore si elle n’avait été exposée à tant de désordre et de misère aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur. Elle a conservé jusqu’à la dernière minute toute la clarté de son esprit brillant. Elle avait beaucoup d’expérience et une riche éducation. Elle n’avait pas un respect excessif pour les aînés. Si elle n’avait pas été si obstinée, ni elle, ni nous-mêmes ne nous serions retrouvés dans cette situation6. C’était là son principal défaut. Elle était d’origine géorgienne. Elle lisait et écrivait un tout petit peu. Sa mort, d’après nous, a été une grande perte7.
9On sent bien toutefois à quel point ces notices sont « extérieures » à leur sujet. La vie de ces femmes se réduit à ce qu’en voient et en retiennent les hommes : âge approximatif, date et mode d’acquisition, maîtres successifs, ascension dans le harem, attitude et destinée face aux vicissitudes politiques… La notice qu’il rédige pour l’une de ses femmes, Dilâvîz, décédée en 1880, ne fait qu’effleurer ce qui a dû être l’existence tragique d’une jeune femme soumise, depuis la plus tendre enfance, à une destinée qu’elle ne contrôlait guère :
- 8 IBR, biographie de Dilâvîz Hanım, rédigée par Salahaddin Efendi.
Dilâvîz Hanım, épouse de Salahaddin Efendi, est morte au kiosque de Malte et a été enterrée dans le mausolée de Yahya Efendi. Elle racontait elle-même qu’elle était d’origine géorgienne ou laze. Elle a été recueillie avant l’âge de deux ans par une famille aisée de Batoum au sein de laquelle elle a grandi à Istanbul. Elle se souvenait d’avoir été en Albanie, en Syrie et du côté de Batoum. Vers la fin de l’année [12]91, elle vint à Istanbul avec sa maîtresse et fut vendue, avec son propre consentement, à Mahmud Pacha, l’époux de Seniha Sultan, lors de son arrivée au palais. Lors de l’avènement en [12]93, elle fut offerte au palais avec huit autres amies et m’échut par hasard. Salahaddin Efendi la prit après la déposition, le 12 mars 1877. Elle mit au monde Ayşe Beyhân Sultan. Elle est morte de tuberculose8.
10Un document surprenant permet de se rendre compte des ruptures et des souffrances causées par ce système. En mars 1885 Salahaddin Efendi envoyait une lettre à la famille d’une de ses femmes – preuve qu’il s’agissait d’une esclave issue des communautés circassiennes établies dans la région de Sapanca et qui pratiquaient une forme de traite « volontaire » – afin de se renseigner sur leur sort et d’en informer sa femme qui avait perdu tout contact avec eux depuis sept ans :
- 9 MEM, vol. 9, copie d’une lettre datée du 27 mars 1885.
Vous n’avez sûrement pas oublié le nom de votre parente Gülşen ou Zâtıgül. D’après les informations que nous avons reçues, son père Ibrahim Efendi serait décédé il y a de cela un mois et son épouse, Hanım, ainsi que ses fils Hüseyin et Ömer, inscrits à la fabrique impériale d’uniformes, et sa fille Hasibe ou Nesibe dont nous n’avons aucune nouvelle et son autre fils Şehabeddin se trouveraient tantôt à İzmid et tantôt à Istanbul, où ils vivraient tristement sous le toit de Hasan Efendi. Il paraît que la tristesse de cette pauvre mère serait essentiellement due à ce que sa fille lui manque. Dites-lui de ne pas s’inquiéter et de prendre patience. Sa fille est en vie. En fait, elle est depuis sept ans maintenant ma première épouse et la mère de ma seconde fille, Celile, qui a maintenant trois ans. Et elle va bientôt avoir un autre enfant. Elle se fait beaucoup de souci pour sa mère, son père et ses frères et sœurs. Je partage bien sûr cette inquiétude. Vous savez fort bien que je ne puis rien ! J’espère toutefois que vous ferez preuve de reconnaissance afin de consoler et de venir en aide autant que possible à sa mère. Étant donné que nos informations peuvent être fausses ou incomplètes, j’attends de vous que vous m’informiez de la vérité par un mot9.
- 10 La coutume était bien établie de renommer les femmes qui entraient au harem, généralement selon d (...)
- 11 MEM, vol. 9, copie de la réponse à la lettre ci-dessus, s.d.
11Tout dans cette missive évoque l’aliénation d’une femme complètement coupée de ses proches et de sa famille. Son propre prénom est donné sous deux versions : Gülşen, celui qu’elle portait à l’origine et Zâtıgül, celui qui lui fut donné au palais10 ; on hésite quant au prénom de sa sœur… La réponse est rassurante, puisqu’il s’avère que toute la famille, y compris le bon İbrahim Efendi que l’on croyait décédé, est en bonne santé. Salahaddin se félicite de ce que les joyeuses nouvelles qu’elle a ainsi reçues rendront la pauvre mère à la vie et il se promet « de les aider de temps en temps autant que faire se pourra »11. Il faut en conclure que la jeune femme et ses parents ne seront jamais réunis ; il y a donc des limites à la compassion que l’on sentait poindre dans le premier message. Mais lorsqu’il déclare « qu’il n’y pouvait rien », était-ce parce qu’il se sentait lui aussi à la merci du système, ou parce que le sultan Abdülhamid leur avait ôté toute liberté ?
- 12 AGEN, 18 juin 1901 ; 13 janvier 1902.
- 13 JOUR, 10 juillet 1882.
12La situation est bien pire lorsqu’il s’agit de simples esclaves dont le statut ne permettait pas l’inclusion dans le cercle « familial » ouvert aux femmes et mères qui, pourtant, provenaient du même milieu servile. Des dizaines de noms apparaissent dans les écrits du prince sans que l’on puisse en tirer la moindre information sur leurs origines, leur vie, leur caractère… Ce n’est que lorsqu’un événement
– particulier ou anodin – les amène sur le devant de la scène qu’elles apparaissent le temps d’un commentaire, pour ensuite disparaître dans la masse du « prolétariat » du harem. « Fevziye était là. Elle danse fort bien ! » dira-t-il de l’une d’entre elles, sans que nous en sachions plus sur cette femme, si ce n’est qu’elle était entrée au harem à peine six mois plus tôt12. Autre moment dont on n’aura jamais le mot de la fin : « J’ai entendu une étrange histoire cet après-midi. Tarzıkâr et Tarzınevîn se sont disputées [dans les appartements d’]en face avec Dilbersîmâ au sujet d’une pantoufle et ont été chassées ». On imagine une scène domestique comme tant d’autres que l’on rencontre au fil des pages du journal princier sans pour autant parvenir à cerner la réalité de la vie quotidienne de ces femmes qui, aux yeux de leurs maîtres, faisaient pratiquement partie des meubles13.
13Évidemment, des circonstances exceptionnelles pouvaient soudain faire sortir ces femmes de l’ombre, forçant les hommes à exprimer un intérêt et des sentiments d’une force démentant leur indifférence coutumière. Un cas frappant est celui d’une jeune esclave, une enfant du nom de Nevfer, fille de Naciye, nourrice d’une des sœurs de Salahaddin, et qui leur avait été enlevée par l’administration d’Abdülhamid. Salahaddin s’insurgeait contre cette cruelle séparation d’une mère de sa fille :
Dans aucun gouvernement civilisé du monde n’a-t-on vu la tyrannie et la cruauté d’un emprisonnement empêchant une enfant et sa mère d’être réunies. La pauvre mère fondait comme la neige sous l’effet du feu de son amour pour son enfant. Lorsqu’on sait que cette enfant, en sa qualité de sœur de lait d’une sultane, avait grandi tout près du sultan actuel et que l’on imagine qu’elle est maintenant abandonnée à son triste sort, errant de rue en rue tel un mendiant nu, quelle importance peut bien avoir un souverain qui prétend servir des vertus telles la justice et le califat ?
14Toutefois, cette indignation ne faisait pas oublier que l’objet de tant de compassion restait une esclave, ainsi que le montrait bien l’argument juridique qu’utilisait Salahaddin pour accuser son oncle le sultan d’injustice :
- 14 Tanzimat ou (ré)organisations est le terme utilisé pour décrire les réformes instaurées par l’édi (...)
- 15 MEM, vol. 3, copie d’une pétition soumise au palais, s.d. ; JOUR, 16 novembre 1880.
Hélas ! Quelle grandeur de souverain ! On peut se demander quel article des Tanzimat14, établies par son père, confirmées par son oncle et son frère et élargies par sa propre promulgation de la constitution, permet la saisie des biens d’autrui, surtout celle des biens vivants !15
15De tous les drames, la mort accroissait le plus sensiblement la visibilité de ces femmes dans les écrits du prince. Lorsqu’elle mourut en 1880, la nonagénaire Şebaheng Kadın, intendante du palais sous Selim III, reçut toute son attention :
- 16 JOUR, 19 octobre 1880. La stèle funéraire de Şebâheng Kadın se trouve effectivement au cimetière (...)
À sept heures, un cortège funèbre passait [devant le palais], nous courûmes voir jusqu’à la porte. J’en ai déduit que c’était une intendante du palais (kethüdâ kadın). Mes recherches ont par la suite confirmé mon opinion. La femme en question était une esclave du Sultan Selim III, le martyre. Quel exemple de longévité et de grâce divine ! D’après les dires de membres de ma famille (familya) avant notre déposition, elle se souvenait comme une chronique des événements qu’elle avait connus. J’ai moi-même eu l’occasion de vérifier cet aspect de sa personnalité16.
- 17 Une kalfa est une esclave de rang, en-dessous des usta (matrones).
16Un moment beaucoup plus émouvant est celui des derniers moments de Pürkemâl Kalfa17, elle aussi nonagénaire, dont Salahaddin vantait les mérites littéraires et suivait de près les problèmes de santé. Sa mort, en février 1882, devient ainsi l’occasion de voir les deux hommes interagir avec la vieille esclave et d’entendre la voix de celle-ci dans la scène assez touchante de son agonie :
- 18 Mevlud, ou plus correctement mevlid, est le nom donné à des poèmes composés pour célébrer la nais (...)
- 19 JOUR, 9 février 1882.
Mon père est arrivé à deux heures et, résolus de rendre visite à Pürkemâl Kalfa, nous fûmes ensemble à son côté. Le gargouillis de son gosier et les changements survenus sur son visage faisaient penser qu’elle était sur le point de rendre l’âme. Alors qu’elle était dans cet état, mon père lui dit : « Ma kalfa, comment vas-tu ? Salahaddin et moi sommes venus prendre de vos nouvelles. » Elle lui répondit par deux fois : « J’ai eu du plaisir à [vous connaître] tous les deux ; j’en ai été heureuse. » Sur ce, nous retournâmes chez nous. La lecture du mevlud18, les prières et les grâces se terminèrent à trois heures et nous rentrâmes chacun de notre côté. Il paraît que la kalfa rendit l’âme une heure et demie plus tard, soit à quatre heures et demie, en criant trois fois « Allah ! ». On nous en informa ce matin. Je me suis habillé et je suis allé présenter mes condoléances à la Valide19.
17Les exemples précédents auront donné une idée du vaste éventail de situations, de rapports et de degrés de visibilité concernant les femmes du harem de Murad V et de son fils Salahaddin, ainsi qu’ils apparaissent dans les écrits intimes de ce dernier. De la jeune esclave presque anonyme qui vient d’entrer au harem à la puissante Valide régnant sur des douzaines de congénères, de la vieille kalfa dont l’âge et l’expérience inspirent une forme de respect à la concubine qui se voit promue au rang de femme et de mère par la naissance d’un enfant, c’est tout un monde féminin que l’on voit défiler au gré des commentaires souvent laconiques et indifférents, mais parfois tendres ou curieux, d’un jeune homme fortement ancré dans une tradition patriarcale. Les quelques exemples dévoilant des relations intimes, des formes de complicité, ou un certain relâchement de la discipline ne parviennent pas à masquer la discrimination, les rapports de force inégaux, l’arrogance masculine et l’omniprésence de l’esclavage. Le harem reste un lieu où la domination, pour ne pas dire l’oppression, des femmes est de règle.
Pourtant, il est surprenant de voir que certaines relations personnelles dévoilent des caractéristiques qui laissent entrevoir des sentiments que l’on pourrait penser incompatibles avec cet ordre des choses. C’est notamment le cas de liens affectifs des sultans et princes avec certaines de leurs femmes, dont le côté presque « bourgeois » semble indiquer que des relations de couple pouvaient coexister avec la polygamie institutionnalisée de la dynastie ottomane.
- 20 À ce sujet, voir Peirce 1993, 2017.
- 21 C’est notamment le cas d’Abdülhamid ier (1773-1789), dont on connaît des missives amoureuses à sa (...)
18Nous connaissons des exemples plus précoces de ce phénomène, frisant parfois la monogamie, tel le cas fort bien documenté de l’attachement de Süleyman – Soliman le Magnifique – pour Hurrem Sultan – Roxelane20. Ils restent cependant rares, du moins à être documentés sans équivoque21. C’est bien pourquoi l’ambassadeur de France, Bourqueney, notant qu’en juin 1846 le sultan Abdülmecid avait soudain interrompu un voyage en Roumélie pour rentrer de toute urgence consoler sa favorite qui venait d’avoir des « couches malheureuses », terminait son rapport en ces termes :
- 22 François-Adolphe, baron et comte de Bourqueney, ambassadeur de France à Constantinople à François (...)
Je cite ce fait qui révèle la puissance des affections de famille sur le cœur de jeune sultan ; elles sont rares partout en Turquie, mais elles étaient presque inconnues sur le trône22.
19Évidemment, ce commentaire est à prendre avec des pincettes, lorsqu’on sait que la favorite en question, Nükhetsezâ, n’était qu’une des quelque vingt-cinq femmes et favorites qu’Abdülmecid compterait jusqu’à la fin de son règne. Il est évident que cette affection n’était ni exclusive d’autres rapports et que, dans le meilleur des cas, elle correspondait probablement à un engouement passager, jusqu’à ce que le jeune sultan s’entiche d’une nouvelle concubine. De toute façon l’absence d’une documentation écrite attestant des rapports entre Abdülmecid et Nükhetsezâ rend encore plus difficile l’évaluation du commentaire de l’ambassadeur, dont on peut toujours penser qu’il ne faisait que rapporter des rumeurs populaires et des ragots de palais.
- 23 Exemples tirés de lettres de Murad recueillies dans un album par son fils (MEM, vol. 7) et de sa (...)
20En revanche, son fils, Murad – le futur Murad V – nous a laissé, par le truchement de son fils, des indices assez concrets sur ses rapports épistolaires avec ses conjointes. En effet, un certain nombre de lettres, datant des années 1860 et du début des années 1870, alors qu’il était encore prince héritier, conservées par son fils, dévoilent un degré frappant d’intimité avec ses femmes. Cela se sent d’emblée dans la manière dont il s’adresse à elles, en utilisant des termes d’affection qui ne sont pas sans rappeler la terminologie utilisée par les couples bourgeois du dix-neuvième siècle : « (ma) femme » (hanım(ım)), « (ma) compagne » (refika(m)), « (mon) épouse » (zevce(m)), agrémentés d’adjectifs plus ou moins conventionnels, tels « chère » (azize), « pure » (ismetlü), « loyale » (sadıka), ou « honorable » (muhtereme)… Certains de ces termes sont particulièrement frappants par leur implication moderne ou monogame. C’est notamment le cas de « ma compagne » (refikam) qui n’est pas sans rappeler l’expression « mon ami(e) » dont se gratifiaient les couples de la France bourgeoise. Plus surprenant encore, zevce (épouse) est un terme qui, en plus d’être une référence explicite au mariage (izdivac), appartenait au vocabulaire usité par l’élite et les classes moyennes de plus en plus occidentalisées23.
21L’ironie réside dans le fait qu’il est pratiquement impossible de déterminer à qui ces lettres étaient destinées, les termes d’affection remplaçant avantageusement les noms. Murad utilisait-il indifférem-ment ce vocabulaire avec chacune de ses femmes ou s’agissait-il d’une relation particulière avec l’une d’entre elles, peut-être la mère de Salahaddin, Reftârıdil (1838-1936), ce qui expliquerait que son fils ait eu accès à ces documents ? Quoi qu’il en soit, c’est dans le texte même de ces lettres que l’on trouve une profusion de détails qui font penser à des rapports d’un type nouveau, justifiant une rhétorique et des références « modernes » que l’on associerait volontiers à une situation de couple. La nature même de ces lettres s’y prête tout particulièrement : étant donné que les membres de la dynastie ne quittaient guère les quelques résidences qui leur étaient attribuées, plus qu’une correspondance suivie, il s’agit de missives et de messages assez courts destinés à donner des nouvelles, demander des services ou donner des instructions lors d’absences. On y découvre donc des petits mots gentils, des salutations adressées à d’autres membres de la famille ou du harem, le tout dans un contexte anodin qui se rapproche énormément d’une conversation intime ou amicale : « Je rentre ce soir, ne vous inquiétez pas » ; « les coussins sont arrivés ; ils me conviennent parfaitement, tout comme votre caractère » ; « demain matin j’irai à Çamlıca et je rentrerai à la ferme pour y passer la nuit » ; « je vais à la chasse demain, il me faut les fusils qui se trouvent dans la caisse dans l’armoire, ainsi que tout ce qui a rapport à la chasse » ; « je n’ai plus d’argent sur moi, envoyez-moi vite quinze livres »24… La liste pourrait s’allonger indéfiniment, au fil des échanges anodins entre le prince et ses femmes.
- 25 Plusieurs exemples concrets le prouvent. Pürkemal Kalfa, dont nous avons déjà évoqué le décès, te (...)
22Évidemment, nous sommes privés d’un élément essentiel de cette « conversation », celui de la « voix » des femmes dont les missives, peut-être plus rares, n’ont apparemment pas été conservées, même s’il n’y a aucun doute que certaines en tout cas savaient parfaitement lire et écrire25. Néanmoins, pour univoque qu’elle fût, cette correspon-dance ne manquait pas de révéler par moments bien plus que de simples échanges pratiques et domestiques. C’est notamment le cas d’une lettre non datée qui, de toute évidence, fait suite à une fâcherie et par laquelle Murad tente d’enterrer la hache de guerre en invoquant des prétextes et des arguments que l’on n’attendrait probablement pas d’un prince polygame régnant sur un harem oriental :
J’ai lu la lettre que vous m’avez envoyée hier soir et j’en ai bien compris le sens. Tout comme vous, je suis bien embêté de voir que notre entretien ait duré si longtemps pour une affaire de si peu d’importance. Mais ce qui est fait est fait. Étant donné que dans un couple, des situations comme celle-ci sont généralement la preuve d’un renouveau d’amour et d’affection, cet état des choses entre nous deux n’a fait qu’accroître notre amour, m’obligeant ainsi à mettre par écrit toute l’estime que j’ai pour vous. Par conséquent, vu que la loi du mariage exige que l’on dise que le passé est le passé et qu’il soit oublié, je vous demande de vous soumettre à cette loi et attends de la pureté et de la droiture qui vous caractérisent que vous veniez me voir sans intermédiaire le jour du bayram.
Murad, que l’on accuse toujours d’avoir tort26.
- 27 Il faut cependant remarquer que Murad commet une erreur en utilisant zevceteyn pour décrire « les (...)
23Ce qui surprend tout particulièrement dans ce texte, au-delà d’un effort désespéré de faire passer une dispute pour un regain d’amour, ce sont les rappels réitérés de notions inimaginables en dehors d’une perception bourgeoise de l’amour et du mariage : amour (muhabbet), amitié (meveddet), bien sûr, mais surtout deux références très fortes au mariage ou, plutôt, à la vie de couple. Zevceteyn, les deux conjoints, avec l’usage du duel arabe – le pluriel à deux –, est la plus parfaite expression du couple27 ; quant au néologisme de kanun-ı zevciyet, littéralement la loi du mariage ou des époux, accompagné d’une métaphore juridique enjoignant l’épouse à s’y conformer, il en dit long sur le désir de Murad d’user d’une rhétorique évidemment fort différente de celle d’un seigneur en son gynécée.
- 28 Voir, par exemple, l’étude des dépenses de la princesse Refia, fille du sultan Abdülmecid : Akyıl (...)
- 29 Voir Leïla Hanoum 1925.
24Encore une fois, il ne faut certainement pas attacher une force et un sens exagérés à ces expressions et, surtout, ne pas y voir le reflet d’une situation réelle. C’est plutôt dans l’imaginaire des intéressés qu’il faut probablement rechercher une correspondance avec cette rhétorique nouvelle. En effet, il ne faut pas oublier que la société ottomane du xixe siècle était en train de se transformer de manière parfois radicale et toujours rapide, notamment en ce qui concerne les mœurs et mentalités des membres de l’élite. Face à ces transformations qui se résumaient souvent à un processus d’occidentalisation, le palais se retrouvait souvent en porte-à-faux. Si le sultan lui-même avait peu de mal à afficher des signes extérieurs de modernité grâce à son accès à l’espace public, il en allait autrement des autres membres de la dynastie et du palais, en particulier des femmes, sans même parler des centaines d’esclaves et autres serviteurs qui les entouraient. Pratiquement sans accès à l’espace public, renfermés dans des palais et des demeures princières, confinés aux salons et salles de réception des harems, ces princes et princesses ne pouvaient jouir des formes et plaisirs de la modernité et de l’Occident que dans le cadre très restreint de leur environnement isolé et protégé. Bien des princesses et des épouses royales dépensaient des sommes faramineuses pour acquérir les dernières modes de Paris qu’elles étaient obligées de porter entre elles, sans jamais pouvoir les parader en public28. On sait par ailleurs que les femmes du harem tentaient de recréer entre quatre murs les principaux divertissements et spectacles auxquels elles ne pouvaient accéder du fait de leur internement : pièces de théâtre, quadrilles, ballets, concerts, joués et interprétés par des troupes et des orchestres formés d’esclaves formées aux arts de la scène29. Des références à des esclaves composant ou interprétant de la musique et rédigeant de la poésie ou du théâtre abondent dans les mémoires de Salahaddin Efendi.
25C’est en partie cette tension entre des aspirations à la modernité et les limites qu’y amenait leur statut très particulier que l’on sent sous-tendre la correspondance entre Murad et ses femmes. Épris d’une certaine idée de modernité, initié à la franc-maçonnerie, conservant des souvenirs du voyage qu’il fit en Europe à vingt-sept ans avec son oncle, le sultan Abdülaziz, en 1867, connaissant un peu le français, exposé tant bien que mal à la littérature occidentale, friand de la presse illustrée européenne, on imagine facilement que le jeune Murad se complaisait à reproduire dans sa correspondance intime certains clichés empruntés à un contexte culturel occidental. Si cela ne remettait pas en cause les valeurs traditionnelles auxquelles il était encore fortement attaché, à commencer par la polygynie, il n’en est pas moins vrai que cette tradition s’en retrouvait modifiée, notamment dans la forme, par l’apport d’une rhétorique et de notions nouvelles. Faut-il dès lors envisager la possibilité d’une nouvelle forme de polygamie, tempérée par des valeurs de couple, une série de couples « parallèles » ou plutôt « convergents », avec Murad, polygame moderne et occidentalisé, au centre ?
26La documentation dont nous disposons ne permet pas de répondre à de telles interrogations. Il nous faudrait pour cela disposer d’indications concrètes sur le quotidien des intéressés afin de pouvoir vérifier si la rhétorique des lettres trouvait ou non une expression dans les faits et gestes de ces personnes. C’est pourquoi nous nous tournerons maintenant vers un cas très particulier provenant encore une fois des écrits de Salahaddin Efendi, mais présentant cette fois-ci l’avantage de reposer sur des informations concrètes concernant une relation spécifique entre deux individus, à savoir le prince-auteur Salahaddin Efendi et une esclave du nom de Vasfıcihân. Il est particulièrement intéressant de noter que nous avons, à travers les écrits du prince, un récit complet de cette relation, de son surprenant début à sa fin tragique, avec force détails qui permettent de reconstituer, du moins en partie, cette histoire du point de vue de ses deux protagonistes.
27L’affaire était tellement importante – et traumatisante – aux yeux du prince qu’il en fit un récit assez complet pour que nous puissions reconstituer les événements dans leurs grandes lignes :
- 30 Encore une fois, le sens de cette remarque n’est pas clair. Il faut probablement entendre que c’é (...)
- 31 Événement survenu le 20 mai 1878, lorsque l’activiste et intellectuel islamiste Ali Suavi (1838-1 (...)
- 32 Le 17 juillet 1878.
- 33 MEM, vol. 5 [août 1882].
Lors de notre avènement, Mahmud Bey, fils de Halil Pacha et aujourd’hui époux de Seniha Sultan nous fit cadeau de dix esclaves pour l’occasion. Trois échurent à mon père, deux à la Valide Sultan et les trois autres furent partagées entre nous. La plus brillante et la plus apte au service de toutes parut être Vasfıcihân. Elle échut à la Valide Sultan. C’était la plus brillante lors de [notre] avènement. Nous fûmes ensuite déposés. C’est alors que je l’ai vue. Elle était si timide… Cependant, bien que tout le monde la vît ainsi, je donnais un autre sens à cette pudeur. Ce n’est quand même pas un crime ! Je ne voudrais surtout pas que l’on comprît autre chose. Je jure que je n’avais pas d’arrière-pensée et que je n’ai rien fait de déplacé. Je la préférais à Dilâvîz que j’avais reçue du pacha. Je ne sais si c’est un péché mais un jour j’ai dit : « Si je pouvais donner Dilâvîz à la Valide et prendre celle-là ». J’étais le seul à entendre ces propos30. Par la suite, diverses occupations me firent oublier ces paroles. Il se trouve que le 27 Safer 1294 [13 mars 1877] je me rapprochai de Dilâvîz. Mon père recouvra la santé. Je tombai malade. L’événement des réfugiés eut lieu31. Je m’alitai. Ayşe Beyhân vint au monde32. Dilâvîz Hanım contracta la tuberculose. Au Ramadan [12]95 [septembre 1878] le médecin me conseilla le mariage. Je ne voulais pas me marier. On déclara que c’était absolument nécessaire. Je dis : « Je suis malade, plutôt qu’une jeune et jolie fille, c’est une fille expérimentée et apte au service qu’il me faut ». C’est en Vasfıcihân que je vis ces qualités. Ah, si seulement je ne les avais pas vues ! Ces paroles la provoquèrent, ainsi que sa maîtresse. Ce fut un scandale. Je changeai ensuite d’avis et le 9 Zilhicce [12]95 [4 décembre 1878] je pris mon actuelle première femme. Le tumulte du palais continua. On ne cessa de me tourmenter. Enfin, je lui dis « je te prendrai sûrement [pour épouse] ». Sans enfreindre les règles, je la pris de la Valide Sultan en Safer 96 [février 1879]. Elle est restée chez moi jusqu’au 20 Receb [10 juillet 1879]. Ensuite elle devint mon malheur. Au milieu de scandales sans fin, au mois de Şevval [septembre-octobre 1879] elle tomba enceinte en cachette. Après neuf mois d’horreurs elle mit Livaeddin au monde le 28 Receb 97 [6 juillet 1880]. Elle était déjà comme émancipée. Sur sa demande on lui proposa la liberté. « Je partirai », « je resterai » disait-elle, et nous acceptions. Jusqu’au 17 Ramazan 99 [1er août 1882] sept enfants moururent dans notre demeure. Elle se trouva un mari. Aujourd’hui elle est divorcée33.
28On voit bien se dessiner un drame sentimental sur une durée de quatre ans. Dès 1876, alors qu’il a à peine 15 ans, Salahaddin tombe sous le charme d’une jeune esclave appartenant à sa grand-mère. S’il envisage d’échanger la sienne, Dilâvîz, contre Vasfıcihân qu’il convoite, il se retient et finit par se contenter de la première qui, le 17 juillet 1878, lui donne une fille, Ayşe Beyhân. Quelques mois plus tard, lorsqu’un médecin lui conseille le mariage comme traitement (!), Salahaddin saisit l’occasion pour tenter de réclamer Vasfıcihân à sa grand-mère. Son plan échoue, en raison d’une forte opposition, et il se reporte sur une autre esclave, Zâtıgül, qu’il épouse le 4 décembre 1878. Il semble cependant qu’il ait fait une promesse à Vasfıcihân qu’elle l’obligea à tenir : il finit donc par la recueillir en février 1879. Ce fut là le début d’une lente descente en enfer : ils sont ensemble pendant quelques mois, jusqu’en juillet, après quoi rien ne va plus. Elle tombe enceinte « en cachette » – qu’entend-il donc par cela ? – et commence à le tourmenter en demandant à être émancipée.
29Il s’agit là d’une version des faits présentée par Salahaddin Efendi qui tenait de toute évidence à se présenter en victime. De toute façon, loin de nous toute idée de jouer les arbitres dans une querelle de couple survenue il y a cent cinquante ans. Il est clair que le rapport de forces entre un prince – même adolescent – et une esclave était inégal au point de laisser à cette dernière peu de chances de résister aux pressions qu’il pouvait exercer sur elle. En revanche, ce qui nous paraît fascinant dans cette histoire, c’est de voir que de toute évidence Vasfıcihân ne manquait pas de recours et qu’elle était parvenue jusqu’à un certain point à imposer sa propre volonté dans un environnement qui lui était grandement défavorable, pour ne pas dire hostile. C’est cet aspect de la question qui nous intéresse au plus haut point, d’autant plus que les traces de cette résistance et de cette « agentivité » (agency) se lisent dans le texte ou entre les lignes des écrits de Salahaddin Efendi. Ainsi qu’il apparaîtra plus bas, bien que très fortement partiaux en sa propre faveur, les écrits du prince finissent par laisser transparaître la personnalité et la voix de la jeune esclave.
30La force de Vasfıcihân résidait dans sa capacité à utiliser le système à son avantage. L’un des atouts majeurs dont elle disposait était le soutien de sa maîtresse d’origine, la Valide Sultan, qui prendra souvent son parti contre son petit-fils. Mais au-delà de cet appui précieux, il semble bien que la jeune femme ait tout de suite compris que l’engouement de Salahaddin pouvait devenir une aubaine à condition de prendre les précautions nécessaires : obtenir une promesse et, ensuite, s’assurer de remplir la seule condition qui lui assurerait un statut au sein du harem, donner naissance à un enfant. La promesse qu’elle lui soutira (« je te prendrai sûrement [pour épouse] ») lui donna accès à l’entourage immédiat du prince et, surtout, à son lit ; c’est ainsi qu’elle parvint à concevoir un enfant, atteignant ainsi de fait un statut semblable à sa rivale, Dilâvîz. Il est difficile de savoir ce que Salahaddin entendait vraiment par une grossesse contractée « en cachette », mais si l’on considère que Vasfıcihân demeura chez lui jusqu’en juillet et qu’elle tomba enceinte en septembre, il faut probablement en conclure qu’elle parvint à regagner les faveurs du prince, du moins le temps de tomber enceinte.
31Le drame du couple reposait sur un décalage constant. Pendant des années, Salahaddin avait rêvé de Vasfıcihân, sans succès ; il semble bien que la jeune femme n’ait jamais succombé à ses charmes. Est-ce de guerre lasse qu’elle finit par céder ? Y eut-il des pressions exercées sur elle pour satisfaire le prince ? Toujours est-il que sa capitulation fut apparemment faite sous le signe d’un calcul résigné dont elle espérait tirer quelque avantage. Il en fallait probablement moins pour envenimer une relation déjà viciée. L’enfant fut conçu après la séparation du couple et Vasfıcihân dut vivre sa grossesse dans un isolement proche du bannissement. Pourtant, plutôt que de céder aux pressions, elle tenta de résister et de se maintenir d’aplomb. C’est cette résistance que nous tenterons d’illustrer par le biais des écrits de Salahaddin.
- 34 JOUR, 25 mai 1880.
- 35 JOUR, 24 juin 1880.
32Vers la fin du mois de mai 1880, Salahaddin parvint à convaincre son père d’ordonner le transfert de Vasfıcihân chez la Valide Sultan. « La maudite refusa les meubles que je lui avais donné et qu’elle avait utilisés jusqu’ici et les brisa, lançant toutes les malédictions du monde contre votre serviteur »34. Un mois plus tard, l’accouchement s’annonçant, les préparatifs s’accélèrent. Furieux, Salahaddin remarque que « la méchanceté évidente de la mère ne fait guère attendre la venue de l’enfant dans la joie »35. L’accouchement a lieu le 25 juin ; une matrone (usta) transmet à Salahaddin un message de la mère : « Soit vous me libérez, ou alors j’exige [de garder] mon enfant sans que personne n’ait d’autorité sur moi ; sinon je mettrai tout sens dessus dessous ». C’est la première fois qu’on l’entend vraiment, proférant des menaces pour gagner sa liberté ou, au moins, garder son enfant et son autonomie. Salahaddin tente de l’apaiser en lui faisant demander d’attendre une semaine, mais elle refuse d’écouter.
33Salahaddin est furieux, son père et leur entourage paniqués, au point de vouloir demander l’intervention d’Abdülhamid. Le palais est divisé : Murad, ses quatre femmes et leurs esclaves prennent parti pour Salahaddin, tandis que la reine-mère et son entourage s’y opposent. Vasfıcihân est parvenue à diviser la famille36. Plus tard, elle se précipite chez Salahaddin pour réclamer l’enfant qui lui a été retiré. Passage d’une force exceptionnelle, ne serait-ce que parce que l’on y entend encore une fois sa voix, pleine de colère et de désespoir :
Vasfıcihân est arrivée des grands appartements en courant. Elle se mit à fouiller, en disant « je vais tuer l’enfant » et, m’attrapant par le col, elle se mit à hurler « Cochon, je ne t’obéirai pas. Je veux mon enfant parce que c’est mon droit. Sinon, libère moi », et à courir dans tous les sens, réveillant toute la famille. Nous l’avons renvoyée en disant que nous déciderions demain. Mon Dieu, quelle scène !37
34Le lendemain, Salahaddin et sa suite se barricadent ; elle arrive à six heures, « frappant aux portes et brisant les vitres ». Forcés de la laisser entrer, ils sont sauvés par l’arrivée de l’eunuque du palais qui lui conseille l’obéissance. Elle refuse et s’en prend à nouveau à Salahaddin et à son petit monde :
Elle est revenue à nos appartements à onze heures et demie. Elle s’est mise à casser les meubles et a osé jeter par la fenêtre deux bouteilles d’eau de Cologne, derniers souvenirs de ma femme38.
35Ce dernier détail nous fait réaliser que le drame qui est en train de se jouer est aggravé par la présence du spectre de Dilâvîz, la première femme de Salahaddin. On se souviendra qu’en mars 1877 le prince s’était résigné à s’unir à cette jeune femme, qui lui avait été attribuée en 1876 lors de la « distribution » des esclaves offertes à l’occasion de l’avènement. Celle-ci lui avait donné une fille en juillet 1878, mais elle avait contracté la tuberculose trois mois plus tard. Sa santé ne s’améliora guère ; en juin 1880, alors que Vasfıcihân était sur le point d’accoucher, Dilâvîz dut être transférée au palais de Yıldız. Elle y mourut le 29 juin, quatre jours après l’accouchement de sa rivale39. De ce fait, l’image de Vasfıcihân s’en prenant aux objets de Dilâvîz, même si celle-ci n’était pas encore morte, acquiert une dimension particulièrement tragique.
- 40 JOUR, 26 juin 1880.
- 41 JOUR, 8 et 26 octobre, 8 novembre 1880.
- 42 JOUR, 18 octobre, 10 novembre 1880.
- 43 JOUR, 8 décembre 1880.
36Il est difficile de se faire une idée précise de la suite des événements. Vasfıcihân semble bien avoir été bannie des appartements du prince et, par conséquent, séparée de son enfant. Le fait que le médecin lui ait donné un médicament pour sevrer l’enfant le confirme40. Toutefois, cette séparation est loin d’être paisible ; de juillet à novembre, Salahaddin rapporte à plusieurs reprises les cris et lamentations de la jeune femme, le plus souvent dans les jardins41. Cependant, il semble qu’à nouveau celle-ci n’ait pas été entièrement impuissante. Elle disposait encore du soutien de sa première maîtresse, la Valide Sultan, dont les relations avec son petit-fils restaient tendues. Pis encore, Murad lui-même semble avoir été gagné à la cause de Vasfıcihân : à deux reprises, sous l’influence de sa mère, il tentera d’obliger Salahaddin à la reprendre42. Soutenu par sa propre mère, celui-ci tiendra bon, mais ne pourra empêcher que l’on montre pour la première fois son bébé à Vasfıcihân le 15 novembre 1880. Le 8 décembre, Murad décide de la prendre dans ses appartements43 ; il s’ensuit une accalmie, si l’on en juge par le silence relatif du journal concernant la jeune mère, du moins jusqu’à la fin du mois de mai 1881.
- 44 JOUR, 20 mai 1881.
- 45 JOUR, 26 mai 1881.
37Le 20 mai, la situation empire lorsque Murad, apparemment lassé de sa présence, décide que la jeune femme devra réintégrer les appartements de la reine-mère. Celle-ci refuse d’abord « d’un geste de la main » ; la mère de Salahaddin ne parvient guère à la convaincre malgré « plusieurs heures » de pourparlers ; en fin de compte, c’est « traînée par les pieds » qu’elle est mise à la porte, « poussant des cris qui emplissent le monde », au point d’alerter la reine-mère qui accourt à son secours44. Une semaine plus tard, avec l’aide d’esclaves de « notre seigneur et bienfaiteur », Murad, elle se fait construire une cabane dans le jardin, devant les appartements de Salahaddin. Dès cette installation, si l’on en croit Salahaddin, elle ne cessera de hurler toutes les nuits45.
- 46 « Elle crie jusqu’au matin » (3 juin) ; « ses plaintes persistent » (6 juin) ; « elle hurle encor (...)
- 47 JOUR, 22 décembre 1881.
- 48 JOUR, 5 mars 1882.
38C’est le début d’une longue et lente descente aux enfers. Jour après jour, nuit après nuit, Vasfıcihân hante le jardin, poussant des cris et des hurlements, pleurant et gémissant, éclatant parfois de rire de manière insensée46. Le 22 décembre, la tension est telle que Salahaddin nous fait encore une fois parvenir la voix de la jeune femme : « Haha, grâce à Dieu, j’ai revu mon petit mari ; mon petit mari qui me manquait tant depuis trois jours ; Dieu soit loué, Dieu soit loué que je t’aie croisé !!! »47 Le sarcasme cinglant de cette interpellation montre bien à quel point la jeune mère est encore capable de résister face à tant d’adversité. Si l’enfant dont elle est séparée est certainement la cause première de son désespoir, il est aussi son seul espoir de maintenir sa présence et son statut dans la famille. Salahaddin ayant perdu son premier enfant, une fille, en bas âge en 1878, Livaeddin est son seul enfant et, de surcroît, un garçon. C’est ce qui explique que lorsqu’en mars 1882 Zâtıgül accouche, des « partisanes de l’infâme » accourent pour apprendre le sexe de l’enfant – une fille – et en informent les appartements « d’en face » – ceux de la reine-mère – avant même que le père lui-même ne l’apprenne48.
- 49 JOUR, 26 juillet 1882.
- 50 JOUR, 31 juillet 1882.
39C’est durant l’été 1882, plus de trois ans après le début de cette relation, que le drame éclatera dans toute son horreur et sa violence. Vers la fin du mois de juillet, à la suite d’un épisode où certaines des esclaves parviennent à réunir la mère et son enfant pendant environ une demi-heure, celui-ci tombe malade49. Le lendemain son état empire et il s’avère qu’il est atteint d’un érysipèle, maladie infectieuse de la peau due à une bactérie, streptocoque ou staphylocoque. Ce n’est que quatre jours plus tard qu’ils recevront la visite d’un médecin envoyé par le palais qui confirme le diagnostic et administre quelques médicaments, apparemment sans grand espoir. En effet à peine huit heures plus tard, l’enfant succombe à la maladie50 ; le lendemain, une heure après l’enlèvement du corps, l’arrivée tant crainte de Vasfıcihân a lieu :
À sept heures, l’infâme prit d’assaut la porte et demanda après son enfant. Elle se mit alors à lancer des malédictions et à pousser des cris qui montèrent jusqu’aux cieux. Mes yeux en larmes cessèrent de pleurer et se fixèrent sur cette seconde calamité. Suivant la décision déjà prise par mon père, les matrones ainsi que les kalfa Dilberengîz et Tarzınev et bien d’autres arrachèrent la fille de devant le chauffage et l’emmenèrent en face. Ses cris de vengeance atteignirent le firmament. Mon père ordonnait violemment son expulsion. Toutes nos portes étaient fermées. Après tout ce bruit, la maudite se précipita à la porte, déclarant à [l’eunuque] Cevher qu’elle s’en remettait à [Abdül] Hamid et que si elle devait rester dans le palais, elle y mettrait le feu. Tout en prononçant bien des paroles dégoûtantes, elle en arriva à prétendre que nous avions tué son enfant. Sur ce, le nègre s’en fut en promettant qu’il en informerait [le palais] en haut51.
- 52 JOUR, 2 août 1882.
- 53 JOUR, 4 août 1882.
40La mort du petit garçon nourrit des accusations de part et d’autre. Tandis que Vasfıcihân évoque la responsabilité du prince, Salahaddin lie la maladie de l’enfant à sa dernière réunification avec sa mère et parle d’une « mère indigne qui a sacrifié son enfant à la noirceur de son âme »52. Cette perte scellera le destin du couple. Abdülhamid répond à la requête de Vasfıcihân en faisant demander à Salahaddin de lui signer un acte d’émancipation (âzadlık varakası). Le prince s’exécute et, avec l’aide de sa mère, entreprend de lui constituer une dot (cihâz, çeyiz) qu’elle s’empresse de refuser, tandis qu’Abdülhamid promet de s’en charger lui-même. Dernière altercation après le départ de la jeune femme, la reine-mère s’en prend à son petit-fils en lui jetant à la figure une photographie de lui, trouvée dans un tiroir de l’ancienne esclave et constituant la preuve, selon elle, de ce qu’elle l’aimait encore et de ce qu’il avait menti53.
*
- 54 Archives ottomanes de la présidence du Conseil, Istanbul (Başbakanlık Osmanlı Arşivi, désormais B (...)
41Vasfıcihân disparaîtra complètement des écrits de Salahaddin Efendi ; la mort de son enfant est une raison de plus de ne plus évoquer son nom ou sa mémoire. Quelques documents épars trouvés dans les archives d’État permettent de donner un vague épilogue à la triste vie de cette femme. Un décret de 1884 établit qu’elle a été assignée à résidence dans les environs de Médine, avec un salaire mensuel de 500 piastres, résultat probable de la magnanimité d’Abdülhamid54. Elle ne réapparaît dans la documentation officielle qu’en 1909, près d’un an après la révolution jeune-turque et moins d’un mois après la chute d’Abdülhamid. Trois documents consécutifs font état de son retour à Istanbul, complètement démunie et sans point de chute. On y apprend qu’elle utilise désormais le nom de Zeliha, évidemment un nom plus « orthodoxe » qu’elle a pris pour remplacer son nom d’esclave, Vasfıcihân, « éloge du monde ». On y lit aussi sa version des faits :
- 55 BOA, ZB 333/13, 11 mai 1325 (23 mai 1909).
Il y a de cela vingt-sept années, alors qu’elle était la seconde épouse de Salahaddin Efendi, fils de feu le sultan Murad, attristée par le décès de son fils Rivâyeddin (sic), elle fut autorisée à se rendre auprès du sultan déchu [il s’agit d’Abdülhamid, cette fois] et, après avoir vécu quelque quatre mois au kiosque Orta et avoir été plusieurs fois reçue en audience, elle fut sortie du palais de Yıldız et envoyée à Médine, sur l’argument qu’on lui construirait une maison à elle seule, qu’on la lui meublerait et qu’elle recevrait une pension de cinq cents piastres. [Toutefois] comme aucune pension ne lui a été payée, elle a subvenu jusqu’ici à ses besoins en faisant de la couture dans un ouvroir de veuves (dulhane), s’est rendue au Hedjaz avec les quelques piastres qu’elle était parvenue à gagner et, avec le soutien de la population, regagna Istanbul55.
42Si l’on imagine qu’elle avait à peine quinze ou seize ans lorsqu’elle entra au harem en 1876, Vasfıcihân avait environ cinquante ans, un âge très respectable pour l’époque, lorsqu’elle put enfin rentrer de l’exil auquel elle avait été reléguée par Abdülhamid. Parvint-elle à refaire sa vie ? La documentation ne le dit pas, mais il est peu probable qu’elle ait pu redresser la triste destinée qui avait été la sienne. Tant que son enfant était encore en vie, elle pouvait encore espérer maintenir une certaine forme de présence et de pouvoir au sein de la famille de Murad, notamment en faisant jouer les alliances et sympathies qui l’unissaient à certains membres de la dynastie, à commencer par la reine-mère, Şevkefzâ. La mort du petit Livâ’eddin avait mis fin à ce statu quo, l’incitant à jouer le tout pour le tout en passant sous la protection d’Abdülhamid. Toutefois, bien qu’émancipée, il semble bien que cette formule s’avéra tout aussi fragile, en la condamnant à une marginalisation qui, pour une femme avec son passé et ses ambitions, ne devait pas être loin d’une mort sociale.
- 56 Nous avons déjà cité les travaux pionniers de Leslie Peirce sur le harem impérial à l’époque de S (...)
43L’histoire tragique de Vasfıcihân illustre bien les paradoxes et les contradictions du statut de ces femmes dont on sait si peu56. La richesse de cette documentation montre bien à quel point les « mystères du harem », tout en restant fortement marqués par les spécificités d’une condition servile, laissent transparaître une réalité qui dépasse de beaucoup les clichés que l’on associe généralement à ce contexte très particulier. Certes, nous n’avons fait que l’effleurer, laissant de côté une profusion de détails qui permettraient de se lancer dans une étude beaucoup plus poussée de la vie quotidienne du harem. Notre objectif était plus ciblé : il s’agissait avant tout de montrer que pour masculine que fût la documentation qui nous est parvenue jusqu’ici, elle ne pouvait taire la force du discours et de la voix de femmes dont la surprenante capacité à se plier mais aussi à résister à la patriarchie ouvrent des perspectives de recherche grandement inexploitées à ce jour.