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Clio a lu « Le genre des émotions »

Clémentine Vidal-Naquet, Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal

Préface d’Arlette Farge, Paris, Les Belles Lettres, 2014
Françoise Thébaud
p. 273-275
Référence(s) :

Clémentine Vidal-Naquet, Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal, préface d’Arlette Farge, Paris, Les Belles Lettres, 2014, 684 p.

Texte intégral

1« Entrer dans la guerre par l’amour écrit sur papier est une gageure » écrit Arlette Farge dans la préface de cet ouvrage de Clémentine Vidal-Naquet, issu d’une thèse soutenue à l’EHESS en 2013. Comme celle de mettre le couple et le lien conjugal au centre d’une analyse de la Grande Guerre. Avec finesse et inventivité historiographique, l’historienne, qui explicite toujours sa démarche et son cheminement intellectuel, a relevé le défi, apportant une contribution majeure à une histoire sensible et intime du conflit, qui s’inscrit à la croisée de l’histoire culturelle, de l’histoire du genre et de celle des émotions.

2Clémentine Vidal-Naquet part d’un fait majeur, toujours évoqué mais jamais encore étudié comme tel : la séparation pendant de longues années de plus de cinq millions de couples, séparation qui leur donne une existence sociale, tout au moins une visibilité. Elle s’interroge sur les conséquences de cette séparation au sein de la société française en guerre, ainsi que sur l’organisation de l’absence au niveau collectif et individuel. Observant avec acuité les régularités et les singularités, multipliant les échelles d’analyse pour faire sens et arguant finalement que « les démonstrations de l’attachement furent l’une des clés permettant de comprendre que [la guerre] fut possible si longtemps » (p. 405) ou, dit autrement, que les Français et les Françaises ont tenu plus de quatre ans.

3Intitulée « La désorganisation de l’ordre conjugal », une première partie mobilise des sources iconographiques, administratives, littéraires, statistiques, parlementaires, ainsi que la presse, pour dresser le cadre au sein duquel évoluent les couples entre 1914 et 1918. Alors que « la crise du mariage » est un thème largement débattu à la veille du conflit et que la mobilisation des hommes réduit fortement la nuptialité et la natalité, les conséquences de la guerre sur les relations familiales sont un objet de réflexion pour les contemporains et une préoccupation majeure des essayistes et des parlementaires. Comme l’écrit Clémentine Vidal-Naquet, « le couple séparé est devenu un enjeu majeur dans la nation en guerre » (p. 36). Elle observe en conséquence les politiques conjugales mises en place, notamment les débats autour de la loi du 4 avril 1915 autorisant le mariage par procuration, procédure qui ne fut finalement utilisée que par environ 6 000 couples et … joliment mise en images et récit par Caumery et Pinchon dans Bécassine pendant la guerre (1917). Elle revient également sur les pratiques intimes et sociales qui marquent le début du conflit – l’économie des larmes dans « une France parcourue par l’émotion » (p. 57) ou le recours à une union anticipée facilitée par l’assouplissement des obligations administratives – et sa fin : reprise de la nuptialité et croissance des divorces, qui font suite à une demande plus masculine que féminine jusqu’en 1922. Deux points sont particulièrement intéressants : d’une part, la formulation de l’hypothèse que la guerre a, au moins temporairement, « contribué à donner plus de légitimité à l’union libre, tant décriée par les traditionnalistes avant 1914 » (p. 153) ; d’autre part, le chapitre consacré aux conséquences économiques et sociales de la perte par les familles du revenu apporté par le mari, dont la première est le renforcement du rôle économique des femmes. L’historienne analyse l’application de la loi, adoptée en urgence le 5 août 1914, qui accorde une allocation aux familles de mobilisés jugées nécessiteuses, y compris aux concubines. Couplée à celle des lettres envoyées par les familles aux autorités, l’étude des dossiers d’allocation concernant Paris et l’Indre-et-Loire montre, outre la détresse physique et morale de bien des femmes, l’interprétation large qui est donnée à la loi et le fait que l’allocation est de plus en plus considérée comme un droit par les bénéficiaires.

  • 1 Correspondances conjugales. Dans l’intimité de la Grande Guerre, édition établie et présentée par C (...)

4Les deux parties suivantes – « Le pacte épistolaire » et « Les impensés de la séparation » – plongent le lecteur au cœur de la source principale utilisée par Clémentine Vidal-Naquet : 74 correspondances dont neuf ont été éditées par ailleurs1. Il s’agit de correspondances déjà publiées comme celle d’Albert Viard à sa femme Léa ou de correspondances conservées dans divers lieux d’archives, telle celle, étonnante à plus d’un titre et déposée aux Archives nationales, de Philippe Pétain à son amante Eugénie Hardon. Comme l’explique l’historienne qui a privilégié des correspondances croisées, le recours à des lettres conservées, tandis que jamais les Françaises et les Français ne se sont autant écrit, introduit un biais assumé : celui de couples unis et que la guerre n’a pas déchirés. Le corpus, qui ne comprend pas de lettres d’ouvriers, ne prétend pas non plus à une exacte représentativité sociale. Les épistoliers sont pour les deux tiers des lettrés et pour un tiers des petits commerçants et paysans, tels Joseph et Césarine Pachoux. Ceci n’enlève rien à la qualité de cette analyse sérielle, jamais encore effectuée, des correspondances de guerre qui sont envisagées comme des objets produits dans des circonstances particulières, résultat d’un véritable rituel épistolaire et d’un pacte exigeant régularité, réciprocité et sincérité. Clémentine Vidal-Naquet entend en effet, par une analyse de contenu, « dé-singulariser » les correspondances qui finalement se ressemblent. Mais elle a souhaité également, avec force citations particulièrement bienvenues, redonner la parole aux actrices et acteurs sociaux, « dé-généraliser » le lien amoureux.

5Que disent ces lettres du lien conjugal et amoureux, et de ses transformations pendant la guerre, en sachant que l’historien n’accède pas au ressenti mais seulement à l’exprimé qui peut cependant avoir une dimension performative ? Les rythmes et la perception du temps – temps passé à écrire, attente du courrier, de la permission, du retour que chaque couple imagine pour tenir et conjurer la mort – apparaissent « comme des éléments centraux dans l’interaction conjugale » (p. 550). La description du quotidien de l’un et l’autre et les affaires économiques également. Sur ce point, les couples prennent acte de la nouveauté mais conservent les rapports de genre d’avant-guerre, les femmes étant perçues et se percevant souvent comme les gardiennes de ce qui était et doit revenir. Moment majeur de la démocratisation de l’introspection, période de bouleversements affectifs, la guerre permet par ailleurs d’écrire l’amour et le désir sexuel, avec des seuils de pudeur réévalués dans l’échange épistolaire ; voire de raconter ses rêves qui « concernent, en très grande majorité, des retrouvailles imaginaires » (p. 444). Mais les lettres ne donnent que l’illusion d’abolir la distance et la séparation. La mort menace et pousse certains soldats à rédiger des lettres-testaments, véritable gestion émotionnelle de la séparation définitive.

  • 2 Voir le compte rendu de l’ouvrage par Françoise Thébaud, Clio HFS, n°35, 2012, « Écrire au quotidie (...)

6Histoire sensible de l’attachement, l’ouvrage de Clémentine Vidal-Naquet, qui montre bien le tragique et l’ordinaire du lien conjugal en période de guerre, s’achève par un épilogue qui s’interroge sur « le devenir d’un objet ». « Objets de deuil », les lettres de guerre sont aussi devenues « objets de filiation », retrouvées et parfois publiées par la génération des petits-enfants. Parmi les dernières publications, signalons l’ouvrage d’Évelyne Diebolt2.

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Notes

1 Correspondances conjugales. Dans l’intimité de la Grande Guerre, édition établie et présentée par Clémentine Vidal-Naquet, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2014, 1 088 p.

2 Voir le compte rendu de l’ouvrage par Françoise Thébaud, Clio HFS, n°35, 2012, « Écrire au quotidien », sous la direction d’Isabelle Lacoue-Labarthe et Sylvie Mouysset, p. 278-280.

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Pour citer cet article

Référence papier

Françoise Thébaud, « Clémentine Vidal-Naquet, Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal »Clio, 47 | 2018, 273-275.

Référence électronique

Françoise Thébaud, « Clémentine Vidal-Naquet, Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal »Clio [En ligne], 47 | 2018, mis en ligne le 01 septembre 2018, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/14668 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.14668

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Auteur

Françoise Thébaud

Université d’Avignon - LabEx EHNE

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