William M. Reddy, The Making of Romantic Love, Longing and Sexuality in Europe, South Asia, and Japan, 900-1200 CE
William M. Reddy, The Making of Romantic Love, Longing and Sexuality in Europe, South Asia, and Japan, 900-1200 CE, Chicago & London, Chicago University Press, 2012, 456 p.
Texte intégral
- 1 William M. Reddy, The Navigation of Feeling. A Framework for the History of Emotions, Cambridge, Ca (...)
1William Reddy, professeur d’histoire et d’anthropologie culturelle à l’université Duke, auteur du livre The Navigation of Feeling1, est un pionnier de l’histoire des émotions. Son dernier ouvrage, The Making of Romantic Love, est le résultat de dix années de recherche. Il y traite des origines de l’amour courtois dans une perspective comparatiste, ayant trait à l’histoire globale. Son ouvrage ambitieux s’adresse à la fois aux étudiants et aux chercheurs qui s’intéressent au genre, à l’amour, au désir et à leur histoire.
- 2 Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, Paris, 10/18, rééd. 2001, 448 p.
2Son hypothèse repose sur une opposition entre amour vrai et désir sexuel comme spécificité occidentale, puisqu’au Bengale, en Orissa (à l’est de l’Inde), et au Japon entre le xe et le xiie siècle, cette coupure entre chair et âme n’existe pas. Ce dualisme européen, déjà abordé dans la littérature2, ne l’avait jamais été dans ses liens avec le contexte de la réforme grégorienne. Pour dépasser les présupposés culturels inhérents à chaque sphère culturelle, plutôt que de parler d’« amour », il use de la périphrase « Longing for association », « aspiration au partenariat », puisque ce phénomène est reconnaissable dans de nombreuses communautés humaines. La formule désigne un sentiment qui tend vers quelqu’un et qui, de ce fait, indique un type spécifique de relation sociale.
- 3 Voir C. Stephen Jaeger, Ennobling Love. In Search of a Lost Sensibility, Philadelphie, University o (...)
3Au xiie siècle en Occident, cette aspiration au partenariat associe l’amour et le désir en une synthèse originale à travers l’amour courtois. William Reddy met en lumière le fait que la doctrine de la fin’amor a profondément influencé les normes de genre et il n’oublie pas de rappeler que l’amour courtois engonce les hommes et les femmes dans des rôles rigides. Les hommes, surtout, sont contraints dans « une camisole de force hétérosexuelle »3. En ce sens, l’amour courtois était aussi une manière de discipliner les femmes, qui demeuraient relativement dépendantes, à l’exception notable des troubairitz, ces femmes troubadours qui ont contribué à contester cette construction des rôles genrés.
4Par souci de clarté, l’auteur justifie son choix d’éviter la taxonomie habituellement associée à l’histoire sexuelle (hétéro-normativité, homo/ hétérosexualité) mais centre son propos sur la notion de désir-appétit (concupiscentia) et sur la contestation de celui-ci.
5Les sources auxquelles il fait appel démontrent une érudition remarquable : Bernard de Clairvaux, Pierre Damien, L’Histoire de Guillaume le Maréchal, les fabliaux satiriques, jusqu’au programme iconographique de l’abbaye de Moissac. Il s’appuie aussi sur la fabuleuse constellation des poèmes courtois d’auteur.e.s aussi varié.e.s que Marcabru, Cercamon, Na de Casteldoza, Raimon de Miraval, Arnaut Daniel, Bernard de Ventadour et Beatritz, comtesse de Die. Il parcourt également les récits de romance tels que la romance arthurienne de Geoffrey de Monmouth où sont développées les valeurs chevaleresques toutes masculines. Reddy explique que la relation entre Guenièvre et Lancelot, dans Le Chevalier à la charrette de Chrétien de Troyes, permettait de procéder à une autre lecture de l’adultère, sublimé par les raffinements de l’amour courtois, dans un contexte où il ne pouvait pas être proclamé positivement, au risque de suspicion d’hérésie.
6Les chapitres consacrés à l’Asie du Sud-Est et au Japon sont également construits sur une multitude similaire de sources : depuis les puranas, les textes sacrés du vishnouisme bhakti de la fin du xiie siècle, jusqu’à la littérature bouddhiste du Japon Heian, en passant par ce genre littéraire très féminin des kana nikki, formes de journaux à la subjectivité très prononcée, ou encore le roman Torikaebaya monogatari, récit de jumeaux voulant chacun vivre selon le genre opposé. Toutefois, la plupart de ces sources sont lues dans des traductions, ce qui constitue en soi une certaine limite, mais elles manquent aussi quelque peu de contextualisation et restent dans un espace-temps assez général.
7L’ouvrage de W. Reddy s’inscrit dans une réflexion théorique particulièrement poussée. L’auteur fait appel à l’anthropologie, aux théories cognitivo-comportementales (à travers le phénomène de rumination en amour), aux neurosciences (qui tendent actuellement à démontrer qu’affects et émotions ne sont pas distincts du cognitif), à la psychanalyse freudienne et lacanienne (pour lesquelles le désir est inné), jusqu’à la théorie queer (pour qui le désir est une construction culturelle, discursive et performative). D’une manière plus générale, Reddy paraît fonder ses idées sur le constructivisme culturel et semble particulièrement attentif aux questions de genre.
8Ainsi, il soutient que parmi d’autres influences, l’amour courtois est modelé par une approche de l’identité de genre et des relations sexuelles qui lui sont reliées, en réaction à la réforme grégorienne qui tend à faire de l’activité sexuelle une souillure indélébile. Il existe donc une grande différence avec la cour en Orissa du xiie siècle où c’est l’adultère de la femme avec un individu de moindre rang qui est craint par-dessus tout, bien davantage que la pollution de la lignée.
9De la même manière, l’historien met en lumière la possibilité pour les femmes de s’ouvrir à une éventuelle ascension sociale, en usant, comme l’a fait Bertrade de Montfort, de leur beauté comme d’un véritable pouvoir. Mais ce pouvoir potentiel, toujours contenu dans des normes genrées, demeure tributaire d’une institution matrimoniale qui, d’institution privée depuis le droit romain et germanique, devient un sacrement, toujours sous l’impulsion de la réforme grégorienne. Le mariage se fait de plus en plus rigide, notamment en termes de degrés de parenté, ce qui rend paradoxalement plus facile la dissolution pour consanguinité et pousse les femmes de plus en plus loin des leurs, isolées chez leur mari d’où elles ne peuvent s’échapper.
10La fin’amor confirme la différenciation des genres. Pour les troubadours, la beauté des formes doit être en conformité avec l’idéal du genre à même d’inspirer l’amour spirituel. Il en va de même pour les troubairitz, à la différence qu’elles ne peuvent se prévaloir des valeurs guerrières masculines. De plus, les troubadours opèrent une distinction entre les femmes dignes d’amour et celles qui feignent la dignité dans le but d’obtenir des gratifications sexuelles. En somme, l’idéal de l’amour courtois limiterait à la fois les femmes et les hommes, mais les femmes plus que les hommes.
11En comparaison, au Bengale et en Orissa du xiie siècle, il n’existe pas d’équivalent de ce contraste européen entre désir-appétit et fin’amor. La distinction qui s’y opère est d’un autre ordre : les émotions grossières (bhava) sont opposées aux sentiments raffinés (rasa). Le dualisme se fait entre l’amour-luxure banal (rati) et l’amour-luxure spirituel (shringara rasa). Une forme particulière de dévotion liée à des pratiques sexuelles au sein même du temple donne une grande importance au shakti, ce principe féminin associé à chaque divinité masculine hindoue. Dans le Vishnouisme bhakti, la dimension personnelle et individuelle est perçue comme très inférieure. L’essence de l’amour est impersonnelle, spirituelle et il existe une possibilité de sublimer le corps. Au contraire, chez les chrétiens, le corps demeure strictement matériel. Reddy y voit la preuve qu’il n’y a donc pas, en Orissa et au Bengale du xiie siècle, d’équivalent de la distinction entre amour et luxure. De la même manière, l’auteur constate qu’il n’existe pas de distinction entre désirs physiologiques et émotionnels dans la littérature du Japon Heian, puisque les deux sont voués à la frustration du perpétuel cycle des renaissances et à une forme de fatalité.
12Le style général de l’ouvrage est clair même si l’argument principal est parfois repris de façon un peu répétitive, ce qui contribue en réalité à appuyer la démonstration. La théorie de la construction culturelle du genre à travers les relations entre désir et amour trouve ici un brillant porte-parole. Cependant, si la culture de William Reddy paraît étourdissante, il est regrettable que les enracinements philosophiques antiques de l’amour soient quelques peu omis : il faut attendre la conclusion et la page 351 pour lire une allusion à l’amour platonique. Pourtant, une évocation, même rapide, du Banquet où Pausanias distinguait déjà l’amour du corps, éphémère, comme étant inférieur à celui de l’esprit, aurait permis de relier cet héritage antique avec la rhétorique grégorienne sur le désir comme appétit opposé à l’amour de Dieu.
13The Making of Romantic Love participe aux débats sur l’existence, à la fois, d’une spécificité européenne du désir-pulsion et d’une asymétrie qui existerait entre hommes et femmes face à cette pulsion. Que l’on soit d’accord ou non, le débat reste stimulant et ouvert.
Notes
1 William M. Reddy, The Navigation of Feeling. A Framework for the History of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, 380 p. Sa traduction française est à paraître aux Presses du Réel.
2 Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, Paris, 10/18, rééd. 2001, 448 p.
3 Voir C. Stephen Jaeger, Ennobling Love. In Search of a Lost Sensibility, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1999, 328 p. ; Damien Boquet et Piroska Nagy, Sensible Moyen Âge, Paris, Seuil, 2015, 467 p., sur la question de l’homoaffectivité.
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Référence papier
Anne-Gaëlle Weber, « William M. Reddy, The Making of Romantic Love, Longing and Sexuality in Europe, South Asia, and Japan, 900-1200 CE », Clio, 47 | 2018, 254-257.
Référence électronique
Anne-Gaëlle Weber, « William M. Reddy, The Making of Romantic Love, Longing and Sexuality in Europe, South Asia, and Japan, 900-1200 CE », Clio [En ligne], 47 | 2018, mis en ligne le 01 septembre 2018, consulté le 09 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/14603 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.14603
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