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Dossier

Citoyenneté, identités de genre et service militaire en Allemagne (XIXe – XXe siècle)

Ute FREVERT
p. 71-96

Résumés

Cet article étudie l’évolution des relations entre civils et militaires dans l’Allemagne contemporaine, en centrant l’attention sur le service militaire. Introduit en 1814 et maintenu depuis (après de courtes périodes d’interruption en 1919-1935 et en 1945-1956), il est considéré comme l’un des principaux éléments qui structure l’organisation du pouvoir militaire et la société civile. Tout en orientant la représentation de la citoyenneté qu’il légitime, il a un impact sur les relations de genre. Jouant un rôle d’intégration au même titre que d’exclusion, son sens a évolué selon les valeurs que la société a accordé à la force militaire.

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Texte intégral

1Si la figure du soldat-citoyen a une origine française, elle a survécu plus longtemps au-delà du Rhin que dans sa propre patrie. Alors que le gouvernement français l’a supprimé dans les années 1990, le service militaire obligatoire se maintient encore en Allemagne. En guise d’explication, on avance d’abord des arguments d’ordre militaire tout en établissant un lien rhétorique avec la politique et la société civile : le « citoyen en uniforme » est regardé comme un pilier de la démocratie et de l’esprit civique.

2Cette rhétorique a une longue tradition, aussi bien en France qu’en Allemagne et dans la plupart des pays d’Europe continentale où, depuis la fin du XVIIIe siècle, le service militaire en temps de paix s’est imposé comme le devoir de chaque citoyen mâle. Sa longévité spécifique outre-Rhin est due au fait que le service militaire obligatoire n’a pas été l’» enfant de la démocratie » pour reprendre l’expression de l’ancien président de la République fédérale Theodor Heuss, mais celui de régimes autoritaires. Cette institution n’a en effet intégré la démocratie qu’après la Seconde Guerre mondiale – et seulement en Allemagne de l’Ouest. C’est précisément cette courte success story qui empêche son abolition et rend plus difficile de reconnaître que le service militaire a fait son temps, dans ses fonctions tant militaires que politiques et sociales.

3Les pages qui suivent retracent l’histoire du service militaire en Allemagne depuis ses origines en la replaçant dans son contexte historique. Nous nous intéresserons plus particulièrement à la relation qui s’est construite entre service militaire et citoyenneté, ainsi qu’à l’importance que peut prendre le service militaire dans la formation et la perpétuation des identités de genre.

Le soldat-citoyen : un concept révolutionnaire

4L’idée que la défense de la patrie était l’affaire de chaque citoyen naquit dans l’Antiquité. Elle prit cependant dans la France révolutionnaire une signification nouvelle et plus radicale. D’une part, le concept de citoyen s’était élargi socialement et, contrairement à la Grèce ou à Rome, regroupait potentiellement (presque) tous les hommes adultes. D’autre part, la figure du soldat-citoyen ne se limitait plus à la seule situation de guerre. Pour garantir la défense de la patrie en cas de conflit armé, le citoyen devait subir un solide entraînement militaire. L’enthousiasme patriotique seul ne suffisait en effet pas à rendre les nouvelles armées de masse militairement opérationnelles et, avec la complexité croissante des systèmes d’armement, l’instruction de ceux qui servaient gagnait en importance. Désormais institutionnalisé, le service militaire devint donc un devoir citoyen en temps de guerre comme en temps de paix.

5Cette institutionnalisation rencontra parfois des réticences. Même en France, où pourtant l’enthousiasme révolutionnaire avait réussi à faire oublier certaines frictions et où les campagnes napoléoniennes se déroulaient dans un large consensus, la conscription eut du mal à être acceptée. En effet, si elle se référait aux notions d’égalité et de fraternité, telles qu’elles étaient inscrites dans la Constitution nationale, le principe de liberté, en revanche, paraissait clairement bafoué à partir du moment où chaque jeune homme était contraint au service militaire et au service de la guerre. Le remplacement offrait une issue à celui qui ne voulait pas s’y soumettre : il pouvait alors engager et payer un remplaçant, qui se substituait à lui. La liberté était ainsi préservée, mais au détriment de l’égalité1.

6L’histoire de la conscription en Allemagne fut à la fois semblable et différente. Semblable en ce sens qu’au début du XIXe siècle, tous les États allemands introduisirent le service militaire obligatoire pour les hommes. Les succès des armées françaises au cours de la Révolution et surtout du Premier Empire avaient rappelé avec insistance aux Allemands la nécessité de moderniser leur organisation militaire. Les États de la Confédération du Rhin, érigée en protectorat par Napoléon Ier en 1806, adoptèrent de manière plus ou moins identique les règlements français en la matière et les maintinrent jusqu’à la fin des années 1860. Comme en France, ils atténuèrent la dureté de la conscription obligatoire en autorisant le remplacement. La Prusse, l’État le plus puissant et le plus peuplé de la Confédération germanique avec la monarchie des Habsbourg, opta pour un autre système. Plus « jacobin » que la France révolutionnaire, Berlin se décida pour un service militaire obligatoire sans remplacement.

7Pour en arriver là, il fallut passer outre à des objections et des résistances de taille. Les idées soutenues par les réformateurs militaires autour de Gerhard von Scharnhorst2 ne rencontrèrent d’abord d’écho ni chez le roi ni chez les ministres de l’Intérieur, des Finances et du Commerce. La perspective de voir leur profession s’ouvrir désormais aux roturiers gênait fortement les officiers conservateurs, tout comme le fait de recruter des soldats de toutes origines sociales et de leur devoir un minimum de respect. Le roi se méfiait également du concept de soldat-citoyen puisqu’il abolissait la séparation traditionnelle entre la société civile et l’armée. Cette dernière en effet avait été jusqu’alors un état « fermé » et un outil exclusif de la monarchie absolue, qui pouvait la manipuler à son gré. La nouvelle rhétorique nationale liée à la conscription remettait en question ce statu quo en menaçant le monopole royal de la force. On peut dès lors comprendre que Frédéric-Guillaume III ait regardé d’un œil méfiant le travail de ses réformateurs militaires. Après la catastrophe militaire de 1806, l’armée prussienne fut mise à genoux par l’armée de conscription napoléonienne. Même s’il fut alors évident que l’ancien système ne pouvait être conservé dans son ensemble, les réformes n’allaient pour autant être imposées qu’à petites doses et surtout ne pas entamer fondamentalement l’architecture générale de l’État prussien3.

8Les réformateurs militaires n’étaient d’ailleurs pas des révolutionnaires. Cependant, après avoir minutieusement étudié les raisons des succès de l’armée française, ils étaient prêts à prendre en considération cette leçon pour œuvrer à la « renaissance » de l’armée prussienne. Cela dépassait de loin les seuls aspects techniques et tactiques. Scharnhorst et ses collègues voulaient avant tout changer l’» esprit » de l’armée : elle ne devait plus se considérer comme un ordre séparé, regardant les civils avec orgueil et préjugés, mais devait au contraire suffisamment se réformer de l’intérieur pour que les citoyens acceptassent de s’en remettre à elle. Si on voulait une grande et victorieuse « armée nationale » telle qu’elle existait déjà en France, il ne suffisait pas – selon eux – de faire de tous les citoyens des soldats. Le concept de soldat lui-même devait aussi évoluer et incorporer des éléments civils.

9Promulgués sous la pression des réformateurs en 1808, les nouveaux articles du règlement militaire marquèrent le début de ce processus. Ils abolirent les punitions humiliantes et rendirent possible à chaque soldat apte physiquement et à chaque sous-officier l’accès au titre d’officier, mettant en principe fin au privilège de la noblesse sur le corps des officiers (qui de fait perdura encore longtemps). Ces réformes se firent avec l’idée explicite d’introduire dans un avenir proche la conscription, qui concernerait désormais aussi les « premiers ordres » de la société.

10Toutefois, ce n’est qu’en 1814 que la conscription fut officiellement introduite en Prusse. Il avait fallu le « sursaut national » contre l’occupation française en 1813 pour briser les résistances intérieure et extérieure. Une fois Napoléon vaincu, l’obligation de limiter l’armée prussienne à 42 000 hommes fut abandonnée4. Dans le même temps, les succès militaires avaient atténué les réserves du roi vis-à-vis de la conscription, sans pour autant les avoir entièrement évacuées car Frédéric-Guillaume III trouvait toujours dangereux « de faire de tous des soldats », une idée indissociable alors de l’esprit révolutionnaire.

11En Prusse, il y avait également eu des voix qui considéraient comme synonymes émancipation civile, libération nationale et service militaire obligatoire. Pour que les hommes acceptassent de sacrifier leur vie et leur santé pour le roi et la patrie, il fallait que le gouvernement « passât un véritable pacte avec la Nation ». Cela pourrait prendre la forme d’une Constitution, aménageant un droit de vote aux citoyens et limitant le pouvoir du roi. Selon le collaborateur de Scharnhorst, Neithardt von Gneisenau5, une « forme plus libre » de l’État permettrait d’» accroître l’attachement au Prince » et seule la « liberté civique de la Nation » pourrait finalement générer cet actif patriotisme, sans lequel la monarchie ne pourrait survivre dans la durée6.

12La participation militaire et politique représentait ainsi les deux faces d’une même monnaie : on ne pourrait gagner à l’idée de défendre l’État, au besoin par leur vie, que les citoyens qui prendraient une part active aux affaires de l’État. La référence était à nouveau la France où ce lien aurait été créé par la Révolution et aurait porté de riches fruits militaires. Seules des réformes par le haut permettraient d’atteindre ce but ; émanant « du trône », une « constitution libre » (Gneisenau) pourrait s’obtenir autrement que dans le sang.

13Poussé par ses hauts fonctionnaires et ses officiers réformateurs, le roi de Prusse fit effectivement entendre à plusieurs reprises qu’il agirait dans ce sens. La société prussienne avait d’ailleurs déjà connu des réformes importantes au début du XIXe siècle avec l’adoption d’édits concernant l’abolition du servage, la liberté d’entreprise, l’autonomie municipale et l’émancipation des Juifs. Les réformes militaires et l’établissement du service militaire généralisé complétèrent cette œuvre de modernisation et l’armée, l’enfant préféré, chéri et jalousement gardé du monarque, dut elle aussi subir de profondes restructurations. La réforme resta néanmoins inachevée puisqu’elle ne donna pas lieu à l’émancipation politique des citoyens. Le droit de participation politique ne leur fut pas accordé avant 1850 et laissa donc en suspens le concept de soldat-citoyen. Le citoyen pouvait et devait devenir soldat, remplir son devoir de défense de la patrie mais sans recevoir de droits politiques.

14À la place, il pouvait aspirer à l’honneur. Aux yeux des réformateurs, le service militaire n’était de fait pas une contrainte mais un service d’honneur. Dans un sens étroit et immédiat, l’honneur consistait à servir le roi et à le protéger. En portant l’uniforme, on participait soi-même à l’honneur, incarné par le monarque, dirigeant du pays et premier chef de guerre. Le soldat pour autant ne défendait pas seulement le roi, mais aussi la patrie, qui n’était pas nécessairement une création monarchique même si le monarque absolu l’avait présentée comme telle. Ce n’est pas par hasard si, depuis la fin du XVIIIe siècle, le concept de « nation » gagnait du terrain à côté de celui de patrie et cherchait même à s’y substituer. Or, la nation, c’étaient les citoyens eux-mêmes. Soldats, ils défendaient donc aussi leur propre honneur en tant que membres de la société civile.

15Cette seconde lecture, sous-entendue dans le débat sur la réforme prussienne sans pour autant devenir majoritaire, trouva davantage d’appuis auprès des libéraux de la Restauration et du Vormärz. En 1816, le libéral Carl von Rotteck avait déjà précisé que la défense de la patrie était un « devoir social général » et qu’il allait de soi que chaque citoyen libre devait le remplir. Lors de la fête des libéraux à Hambach en 18327, les intervenants plaidèrent ainsi pour un « armement général des citoyens » comme condition et résultat de constitutions libres. À plusieurs reprises dans les années 1830, le député badois Carl Welcker revendiqua avec grandiloquence une « armée citoyenne », dans laquelle tous les jeunes gens devraient être enrôlés. Le service militaire serait à la fois la condition préalable et la consécration d’une « citoyenneté constitutionnelle ». Il mettrait les citoyens en mesure de défendre leur honneur, leurs droits et leurs libertés et de les protéger contre des empiètements despotiques.

16Même si cela n’est guère visible au premier regard, arguments politiques et arguments de genre sont ici mêlés. Sans aucun doute, le concept de citoyenneté politique était au cœur de l’argumentation, qui liait la revendication de la liberté civile et de la participation politique à la capacité de défense individuelle. Dans sa perspective émancipatrice, ce concept, omniprésent depuis 1789, attirait de nombreux contemporains. Aussi les libéraux et les démocrates d’Allemagne du Sud jugeaient-ils à leur tour nécessaire de défendre activement la « liberté constitutionnelle » récemment obtenue8 contre les ennemis intérieurs et extérieurs, au besoin avec une force armée. Mais l’armée régulière, qui recrutait aussi au sein des couches populaires, n’inspirait pas confiance. Au contraire : une telle armée pourrait facilement se retourner contre les plus nantis et ériger un « pouvoir populacier ». Pour éviter cela, il fallait que le citoyen et bourgeois soit rendu capable de porter les armes et d’acquérir des connaissances militaires. S’il restait au contraire « non guerrier » et « lâche », il courrait alors le danger d’être pris et écrasé entre un pouvoir réactionnaire et un pouvoir révolutionnaire.

17Le cursus militaire semblait en outre être en mesure de contrecarrer une évolution qui en inquiétait plus d’un. Déjà, dans le cadre du débat sur la réforme prussienne, il avait été rappelé à plusieurs reprises que les hommes – avant tout ceux des classes moyennes – auraient été dénaturés au point de devenir un « genre ramolli ». Selon l’écrivain patriote Ernst-Moritz Arndt, né en 1769, une éducation manquée aurait inculqué à sa génération « des plaisirs ineptes et efféminés, la paresse et la lâcheté ». Les « mœurs raffinées et policées » de la modernité, confirmait Welcker, auraient ouvert la porte à la généralisation du « ramollissement, de la mesquinerie, de la débilité et de la lâcheté ». Hommes et femmes seraient de plus en plus difficiles à distinguer et manqueraient des « connaissances et compétences » propres à leur sexe. Pour freiner toute féminisation et rendre aux hommes « l’attrait suprême de la virilité », de nombreux pédagogues et hommes politiques recommandaient donc depuis le début du XIXe siècle des exercices militaires et une « éducation guerrière ». Sur la durée et le lieu de cette éducation, ils étaient tout sauf unanimes. Mais pour les libéraux et démocrates d’Allemagne du Sud comme pour les conservateurs prussiens, sa nécessité ne faisait toutefois aucun doute9.

Citoyens-bourgeois entre résistance et adaptation

18Comment le cursus militaire s’est-il imposé auprès des citoyens ? Comment les hommes concernés ont-ils réagi à ce devoir nouveau de défense de la patrie et de service militaire ? Souscrivaient-ils à la rhétorique révolutionnaire de la virilité et de l’émancipation ou refusaient-ils de s’y soumettre en se référant aux traditions anciennes et au statu quo ante ? Le tableau est plus différencié que ces deux seules options ne le laisseraient supposer. D’abord, il convient de faire la différence entre le service de guerre et le service de paix. Nombreux furent en effet les hommes qui n’avaient rien à redire à une participation à une campagne courte. En 1813, plusieurs milliers d’étudiants, d’écoliers, de futurs fonctionnaires et de jeunes marchands acceptèrent volontiers d’être mobilisés pour combattre Napoléon. Leurs motivations étaient différentes. Certains étaient poussés par le désir d’aventure, d’autres voulaient échapper à la tutelle paternelle, d’autres encore attendaient de la campagne des avantages sociaux et professionnels. Dans ce contexte, le genre prit également une dimension politique. La guerre apportait aux jeunes hommes la possibilité de faire leurs preuves comme défenseurs du foyer. Les femmes les remerciaient en leur accordant leur estime et leur soutien de plusieurs manières, de la collecte d’argent jusqu’au soin des blessés. À leur retour, les guerriers victorieux se voyaient fêtés comme les « libérateurs de la patrie » et la « partie patriotique féminine de la population » leur faisait la cour dans les règles de l’art10.

19Le service de la guerre permit ainsi aux hommes de mettre en scène des qualités qui étaient moins à l’honneur dans la vie civile et qui marquaient clairement la différence avec l’autre sexe. Le courage, la vaillance, la fermeté et l’endurance physique en faisaient principalement partie mais aussi l’exercice de la violence. Le fait de disposer d’armes mortelles ne différenciait pas seulement le soldat du civil, mais également l’homme de la femme. Le port de l’arme restait en effet le privilège des hommes, même dans les armées de l’époque ancienne, qu’on ne peut pourtant imaginer sans les épouses et les filles de soldats. Par principe, les femmes étaient considérées comme incapables de porter les armes et le métier de la guerre représentait la profession masculine par excellence.

20Rien ne changea autour de 1813-1815, même si quelques femmes avaient pu au cours de ces années combattre les troupes françaises les armes à la main. Toutefois, elles étaient généralement issues de familles de soldats et s’étaient déguisées en homme afin de pouvoir participer au combat. Par conséquent, la ligne de partage essentielle entre hommes armés et femmes non armées se maintint dans les premières guerres de masse, même si la mobilisation de la société concerna aussi les femmes, mais de façons et à des fins différentes. Elles fondèrent des associations, s’occupèrent des hôpitaux militaires, du matériel de soin, collectèrent de l’argent et tricotèrent des bas pour les hommes au front. Les hommes en revanche, surtout les jeunes, partirent défendre leur patrie et en chasser les troupes napoléoniennes.

21Tout malentendu doit être évité : la plupart des hommes furent contraints à faire la guerre. En 1813, la levée en masse prussienne n’a pas été volontaire mais imposée. Tous les hommes âgés de plus de 17 ans furent obligés d’y participer, soit comme recrues des milices nouvellement créées, soit comme soldats de l’armée de ligne régulière. Pour la première fois, cela s’appliqua aussi à des groupes sociaux jusqu’alors exempts du service militaire : citadins et habitants des régions industrielles, représentants de certaines professions, propriétaires fonciers. Les exemptions étendues du XVIIIe siècle avaient réduit le devoir de défense au seul groupe des couches populaires rurales. Le gros des troupes se composait de toute façon d’étrangers enrôlés à l’occasion.

22En 1813, toutes ces exemptions furent abolies d’un trait de plume, ce qui provoqua force mécontentements et protestations. De nombreux pères présentèrent des certificats médicaux, expliquant l’inaptitude de leur fils au service. Afin de ne pas apparaître dépourvus de patriotisme, ils offrirent de l’argent. Plusieurs citoyens étaient prêts à prendre en charge financièrement d’autres jeunes hommes « impécunieux mais grands et forts » à la place de leurs propres fils « trop faibles » et à leur fournir armes et monture. Ces soldats de remplacement, majoritairement issus de milieux paysans et artisans, se portèrent ensuite volontaires, ce qui leur apporta des avantages considérables : ils purent former leurs propres unités militaires et furent rapidement promus sous-officiers voire officiers. Après la guerre, ils purent espérer intégrer le service de l’État.

23La plupart des hommes cherchèrent cependant à se soustraire à un service peu apprécié et dangereux. Les désertions furent légion. Les appels passionnés à la « guerre populaire » et l’invocation du sentiment national, que déversait la propagande nationale dans ses tracts et ses journaux, ne jouèrent dans l’ensemble qu’un rôle restreint. Ils n’atteignirent qu’un public de citadins et de lettrés et même là ne firent pas l’unanimité. Mais il y eut également des hommes qui se laissaient prendre à cette propagande et/ou qui avaient des motifs personnels pour rejoindre l’armée. Ludwig von Vincke par exemple, haut fonctionnaire prussien âgé d’environ 40 ans, voulut participer à la deuxième campagne contre Napoléon en 1815, par lassitude envers son métier. Son collègue Barthold Niebuhr, âgé de 36 ans, se porta également volontaire, tout comme les fils de marchand Friedrich et Gustav Harkort, beaucoup plus jeunes. Niebuhr envisageait le service comme un parcours initiatique masculin : pour les jeunes gens « autour de vingt ans », écrivait-il en 1808, le service de guerre était « une formidable épreuve car il forg[eait] le caractère, rend[ait] viril et vraiment humain ». Lorsque l’occasion se présenta cinq ans plus tard, il en profita, bien qu’il n’ait plus vingt ans et qu’il fût déjà bien installé dans sa carrière professionnelle.

24L’enthousiasme de Niebuhr pour le service militaire « viril » ne changeait rien à sa ferme opposition à la conscription ou à ce qu’il condamnait comme le « sot service de paix ». « Adieu culture, adieu finances », fut son commentaire lorsqu’il apprit les projets du gouvernement prussien visant à organiser un service militaire durable et obligatoire. Vincke ne pouvait pas non plus souscrire à l’idée de conscription qu’il considérait comme le « tombeau de toute culture, du savoir, des arts et du commerce, de la liberté civile et de tout bonheur humain ». Quant au jeune Friedrich Harkort, il revint de Paris où l’avait mené une campagne glorieuse avec le sentiment de ne plus avoir sa place dans une troupe non combattante. « Chaque jour », écrivit-il à sa fiancée, « [s]on dégoût pour l’état de soldat s’accroi[ssait] car le soldat de paix [était] à [s]es yeux un personnage sans intérêt »11.

25Cette attitude était largement répandue au sein des classes moyennes. Même le petit groupe de ceux qui voulaient défendre la patrie ressentit le service militaire de paix comme contraignant et superflu. Après son introduction officielle en 1814, ils cherchèrent à y échapper par tous les moyens : soit par des réclamations collectives soit par des manœuvres individuelles allant jusqu’à la corruption du personnel de recrutement. Ils lorgnaient avec envie vers la France ou les États allemands du Sud dans lesquels le législateur avait prévu le remplacement. Dans l’administration prussienne d’aucuns défendaient la possibilité du remplacement dans l’intérêt des catégories bourgeoises. C’est cependant la fraction réformatrice insistant sur la « généralisation du service » qui l’emporta. Si on autorisait le remplacement, arguait-elle, le service militaire risquerait de se dégrader en « service salarié » et ne serait plus qu’une « charge sans honneur ». Afin d’en faire un « devoir d’honneur », il fallait l’imposer à tous, donc aussi aux hommes privilégiés par la fortune et l’éducation12.

26Cette position « dure » résista à tous les contre-arguments qui circulaient dans les milieux influents. La seule concession concerna l’organisation concrète de ce « service d’honneur ». La loi sur le service de guerre de 1814 permit ainsi aux jeunes gens qui possédaient fortune et éducation de ne servir qu’un an au lieu de trois (puis deux) ans – à condition qu’ils se fussent portés volontaires et n’eussent pas attendus d’être appelés. Ils devaient de surcroît subvenir eux-mêmes à leurs besoins, ce qui occasionnait des coûts considérables. En contrepartie, ils avaient le droit de choisir leur régiment, de résider dans des quartiers privés et d’accéder à l’état d’officier de l’armée de réserve ou de l’armée territoriale (Landwehr). Ils portaient sur leur uniforme un insigne particulier qui distinguait clairement de la masse des troupes ce groupe de volontaires d’un an (Einjährig-Freiwillige). Le principe d’égalité formelle restait donc en vigueur et aucun jeune homme apte au service militaire ne pouvait normalement s’y soustraire, mais les différences sociales continuaient de fait à jouer un rôle dans l’armée prussienne. Le lieu, les modalités et la durée du service dépendaient de la condition économique du soldat et de son niveau d’éducation.

27Par cette concession, les réformateurs militaires du début du XIXe siècle voulurent briser la résistance des classes moyennes et mettre un terme à leur éloignement face au militaire. Cet objectif ne fut pas atteint du jour au lendemain. Dans les premières décennies qui suivirent l’adoption de la loi, nombreux étaient les fils de bourgeois qui préféraient se soustraire à un devoir peu apprécié. Au lieu de se porter volontaires, ils comptaient sur le fait de ne pas être appelés. Leurs pères faisaient souvent jouer leurs relations. Mais l’armée avait elle-même du mal avec ces « volontaires d’un an » et beaucoup de sous-officiers et d’officiers préféraient travailler avec des recrues ordinaires, pour lesquelles aucune attention particulière n’était requise et qu’ils pouvaient traiter de manière nettement plus grossière.

28Ces aversions réciproques furent difficiles à surmonter. L’État prussien essaya d’employer non seulement la carotte des privilèges, mais aussi le bâton des sanctions. Les premiers projets visant à punir les réfractaires par la prison et la perte de leurs droits civils échouèrent ; instruction fut cependant donnée par le roi aux autorités locales de n’accorder les droits civiques qu’aux demandeurs apportant la preuve de s’être présentés à la commission de recrutement. Une autre mesure allait dans le même sens : tous ceux qui aspiraient à un emploi dans l’administration de l’État étaient soumis à l’obligation d’avoir accompli leur service. Ces mesures valorisaient le service militaire comme condition préalable de toute forme d’existence citoyenne et bourgeoise et exerçaient, surtout sur les bourgeois, une certaine pression à se conformer à la volonté de l’État.

29Cette pression se faisait moins sentir dans les familles dont les hommes s’étaient déjà engagés volontairement sous les drapeaux en 1813-1815 et étaient revenus de la guerre fraîchement promus officiers de l’armée territoriale. Leur attitude envers le service militaire était généralement plus positive. Beaucoup de bourgeois, mais pas tous, trouvaient des côtés positifs à leur nouveau rang militaire et se plaisaient en tant qu’officiers de la territoriale à entraîner les recrues, à faire faire des exercices militaires et à organiser des associations de vétérans. Même s’ils se plaignaient souvent de l’arrogance des officiers de ligne, nobles pour la plupart, face à laquelle ils essayaient de tenir bon, ils conservaient une certaine fidélité à l’armée et élevaient leurs fils dans le même esprit. Rien ne changea lorsque la Landwehr fut dissoute dans les années 1860 en tant que formation indépendante et remplacée par une armée de réserve étroitement liée à l’armée de ligne. Si ces mesures déclenchèrent une intense controverse politique, elles restaient cependant sans influence majeure sur les relations ambivalentes qu’entretenaient les milieux bourgeois avec l’armée.

30L’expérience des guerres dites d’unification apporta en revanche un réel changement. Les campagnes victorieuses de la Prusse contre le Danemark en 1864, contre la monarchie des Habsbourg et ses alliés de l’Allemagne du Sud en 1866, et avant tout la guerre de l’Allemagne unifiée contre la France en 1870-1871, avivèrent l’enthousiasme militaire d’une grande partie des milieux bourgeois dont les fils envisageaient toujours plus nombreux une carrière militaire – comme militaire de carrière ou comme officier de réserve avec une préparation volontaire d’un an. Tous ceux qui y avaient droit n’effectuaient d’ailleurs pas ce service car la plupart étaient jugés physiquement inaptes. Si l’on s’en réjouissait à l’époque du Vormärz, l’exemption provoquait davantage la déception dans l’Allemagne bismarckienne et wilhelmienne – un signe qui montre clairement la valorisation croissante pour la population du service militaire et de ses potentialités, notamment en termes de carrière.

L’armée entre exclusion et intégration : les Juifs, les femmes, les socialistes

31En 1903, lorsqu’il fut renvoyé chez lui pour cause de tour de poitrine insuffisant par le médecin du régiment d’infanterie dans lequel il s’était volontairement engagé, Victor Klemperer fut complètement anéanti. Comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, l’armée exerçait sur lui une fascination depuis l’enfance et c’est avec passion qu’il avait joué avec ses soldats de plomb. Il cherchait aussi à réparer un échec familial. Ses deux frères aînés avaient en effet été refusés par le conseil de révision ; à sa grande satisfaction, lui-même avait passé le premier examen médical et il avait été heureux de ne pas être jugé « physiquement inférieur ». Sa déception de ne pas avoir été gardé fut donc d’autant plus grande13.

32Issu d’une famille de rabbins, Klemperer – comme ses frères – s’était fait baptiser. S’il était parvenu à devenir officier de réserve, la « souillure » de sa naissance juive, que la société de l’Allemagne wilhelmienne lui rappelait régulièrement, aurait perdu toute son importance. L’entrée dans l’armée aurait également désamorcé la force du stéréotype qui circulait alors partout, celui de la faiblesse physique du Juif et de sa couardise. Pour les hommes juifs, confrontés à un antisémitisme croissant, le service militaire possédait une importance particulière et représentait une clé pour leur identité politique et leur identité de genre. C’est pourquoi ils s’étaient déjà massivement opposés dans les années 1840 aux projets du gouvernement prussien, visant à exempter les Juifs du service militaire. Ils continuèrent, individuellement et collectivement, à se battre contre les discriminations et les préjugés au cours du Deuxième Reich, qui avait fixé leur émancipation politique par des lois tout en perpétuant certains aspects de l’exclusion dans le service de l’État14.

33Le soupçon était largement répandu que les Juifs tentaient de se soustraire au service militaire, ce qui témoignerait de leur manque de fiabilité nationale. En 1916, en plein milieu de la guerre, ce soupçon donna encore lieu au fameux « dénombrement des Juifs » de triste mémoire, alors que les organisations juives avaient déjà présenté deux décennies auparavant des chiffres qui infirmaient ce soupçon. Ni les statistiques, ni les arguments « objectifs » ne purent quoi que ce soit contre le fonds social et politique de ce préjugé fortement ancré. Rien ne pouvait convaincre ceux qui cherchaient à exclure les Juifs de l’État national en tant qu’ennemis de l’intérieur. En revanche, ils exploitaient le lien rhétorique entre service militaire et citoyenneté pour confirmer l’image négative qu’ils avaient des Juifs. Celui qui ne faisait pas son service militaire montrait qu’il ne faisait pas grand cas de la patrie et s’excluait ainsi lui-même de la communauté nationale15.

34Il existait une autre définition du lien entre armée et citoyenneté, établi pour la première fois à propos des Juifs. Dès le début du XIXe siècle, des hauts fonctionnaires avaient fait remarquer que le service militaire pouvait servir à « l’amélioration citoyenne » des Juifs, voire à leur conversion. Se dessinait ici l’image de l’armée comme « école générale de formation de la nation », ancrée dans la loi prussienne de 1814. Si on se contentait à cette époque de parler d’une école « pour la guerre », les objectifs éducatifs s’élargirent progressivement dans les décennies suivantes. Pendant la longue période de paix qui va de 1815 à 1914, interrompue seulement par les courtes campagnes des années 1860-70 et par des interventions ponctuelles de maintien de l’ordre intérieur, l’armée acquit progressivement la fonction d’une école politique et sociale. Elle ne se voulait pas uniquement le lieu de transmission des techniques militaires mais aussi, pour reprendre les mots du premier ministre de la Guerre, von Boyen, celui de la transmission des « vertus du citoyen ». Cela incluait la loyauté absolue au roi et l’obéissance à la loi, ainsi que l’ordre, la propreté, la ponctualité, l’esprit d’économie et l’auto-discipline16.

35Partie intégrante de l’instruction régulière dispensée aux troupes par les officiers instructeurs, ce programme éducatif soutenait en fait l’ensemble du « service intérieur » au sein de la caserne et se manifestait par le contrôle du vêtement et de l’équipement, de l’hygiène corporelle, mais aussi de la posture et de la précision dans l’exécution des ordres et des directives. Pendant leur service, les soldats apprenaient davantage que tirer au fusil, planter une baïonnette ou marcher en rang. Ils apprenaient aussi à se laver quotidiennement, à changer régulièrement de sous-vêtements et à avoir recours aux services du médecin. Ils devaient de plus nettoyer et entretenir leur uniforme, cirer leurs bottes, ranger leur armoire et balayer leur chambre. Même en dehors du service, leur comportement était strictement réglementé et surveillé par l’armée.

36Des millions de jeunes gens passèrent ainsi par cette école. Malgré le fait que tous les hommes en âge d’être appelés ne servaient pas effectivement et qu’une forte proportion était renvoyée pour inaptitude (au XIXe siècle entre 72 % et 85 %), l’armée fut dans l’ensemble une institution relativement inclusive. Dans les années qui précédèrent la Première Guerre mondiale, 270 000 recrues environ passaient annuellement dans les casernes17. Selon leur statut et leur arme, elles y restaient suffisamment longtemps – entre 1 et 3 ans – pour que la hiérarchie puisse les plier, les travailler, afin de les rendre conformes à l’image souhaitée du soldat et du citoyen. Reçue encore à contrecœur avant 1848, la mission éducative complexe de l’armée fut de mieux en mieux acceptée après 1871. De nombreux officiers y voyaient une chance de guérir une société minée par le libéralisme, la démocratie, voire le socialisme, et de l’améliorer dans un sens conservateur-monarchiste. Rendu à la vie civile, le soldat était fidèle au roi, travaillait assidûment et obéissait à ses supérieurs à l’usine comme à la ferme. Il respectait les lois de l’État et de l’Église. Il fondait une famille convenable et élevait ses enfants dans le même esprit. Et il ne votait évidemment pas social-démocrate.

37Avec les Juifs, la social-démocratie apparaissait alors comme l’ennemi par excellence qui remettait en question les valeurs chères aux officiers. Plus le parti social-démocrate (SPD) gagnait du terrain au cours des années 1890, plus l’armée intensifiait ses efforts pour influencer l’esprit de ses recrues dans un sens hostile aux socio-démocrates. Le succès de cet endoctrinement a toutefois été limité puisqu’il n’a pas empêché le SPD de devenir le premier parti aussi bien en nombre d’adhérents qu’en électeurs. Le service militaire ne transforma donc pas nécessairement les jeunes gens en adversaires des socialistes. Beaucoup rejoignirent le SPD tout en restant fidèles au roi. En 1891, un observateur saxon remarquait que vieux et jeunes sociaux-démocrates aimaient à se souvenir du temps de leur service, racontaient de bonnes histoires de manœuvre, montraient leurs photographies de soldat en uniforme et semblaient fiers de leur régiment18.

38Beaucoup vécurent leurs années dans l’armée comme une période tout à fait acceptable de leur vie, surtout les hommes issus des couches populaires. Même si, à l’instar du mineur Franz-Louis Fischer gémissant sous la sévérité de l’entraînement, ils avaient au départ l’impression qu’ils ne pourraient jamais s’habituer à la vie militaire, ces problèmes perdaient vite de leur acuité. Rétrospectivement, Fischer désigna ainsi sa deuxième année de service comme « la plus belle année de [sa] vie »19. On connaissait les usages, on avait appris la manière de s’entendre avec les sous-officiers, on pouvait bizuter les nouvelles recrues comme on s’était fait soi-même bizuter la première année – à part ça, on menait une vie sans soucis. En effet, le temps dans l’armée n’était pas seulement, comme le voulaient les autorités, une préparation à la future vie civile comme citoyen, il pouvait en être pour certaines choses l’exact contraire. La préparation militaire ne menait pas à l’autonomie car le soldat ne devait et ne pouvait prendre la moindre décision. Tout était sur les rails, tant qu’il respectait les règlements. Il recevait régulièrement solde, logement, nourriture et vêtement. Par conséquent, beaucoup de recrues considéraient le service militaire comme un recul de l’entrée dans l’âge adulte, comme la sortie de la jeunesse, dont faisaient partie la camaraderie entre jeunes hommes aussi bien qu’un ‘romantisme de manœuvre’ et l’initiation sexuelle par la fréquentation commune du bordel.

39Ces expériences ne résument cependant pas le vécu militaire dans son ensemble, qui était aussi fait de choses moins agréables comme une stricte discipline, la soumission à un entraînement draconien et le fait que les relations étaient marquées par la rudesse voire la brutalité. Fréquents, les mauvais traitements touchaient d’abord ceux qui étaient maladroits ou qui, d’une manière ou d’une autre, avaient attiré les foudres de leurs supérieurs. L’exigence physique était considérable et bon nombre de recrues ne parvenaient pas à y faire face. L’armée présentait cette rudesse comme l’apprentissage de la virilité et il est intéressant de remarquer que de nombreux soldats reprenaient plus tard ce credo. L’artisan Michael Schwab écrivit ainsi que le temps à l’armée avait fait de lui un « citoyen et un homme à part entière ». L’écrivain Ludwig Goldstein affirma que le service avait été « pour [lui], gamin sensible et douillet, particulièrement utile ». Quant au professeur de philosophie Friedrich Paulsen, appelé en 1871-1872, il présenta l’armée comme une « école de la virilité » et, toute sa vie, fut fier d’avoir accompli son service20.

40L’armée n’était pas pour autant la seule « école » où s’enseignait et s’apprenait la virilité. Le monde du travail, mais aussi l’éducation familiale confrontaient les jeunes hommes (et les jeunes femmes) aux très concrètes représentations de leurs rôles et de leurs responsabilités respectifs. Le développement d’une culture de la jeunesse de plus en plus différenciée, entre autres par les associations sportives, transmettait également des modèles de comportement sexués. Reste que le service militaire est devenu un facteur toujours plus important dans la formation du caractère sexué (Geschlechtscharakter) masculin. Cette évolution est liée d’une part à l’attractivité croissante de l’armée qui jouit tout au long du Deuxième Reich d’une considération sociale importante. Combinant l’exclusivité sexuée et une large intégration sociale, le principe de recrutement dans l’armée revalorisait d’autre part l’importance du genre comme catégorie d’ordonnancement social. L’exclusion des femmes était générale et sans exception. Même en tant qu’épouse ou fille, les femmes n’étaient plus tolérées dans l’armée moderne. Si dans les armées du XVIIIe siècle, le soldat marié était une évidence, les appelés des XIXe et XXe siècles étaient obligatoirement célibataires. L’État refusait fermement d’endosser une quelconque responsabilité financière à l’égard des familles de soldats. Si des femmes avaient parfois pu participer aux guerres de libération du début du XIXe siècle, leur présence n’était plus guère imaginable cent ans plus tard. Les monuments qu’on leur avait érigés ne représentaient en aucun cas des invitations à suivre leur exemple mais des avertissements adressés aux hommes afin qu’ils se montrent dignes de leur mâle mission et préservent de la sorte les femmes de la nécessité d’avoir à se battre à leur place.

41Dans le discours politique, la référence omniprésente à l’inaptitude féminine à porter les armes, entraînant leur exclusion collective de la vie politique, montrait aux hommes comme en négatif les conséquences complexes et très flatteuses de leur devoir militaire. Les femmes, rappelait-on toujours, ne pouvaient prétendre aux droits politiques puisqu’elles ne faisaient pas le service militaire et qu’elles ne défendaient pas la patrie. Au contraire, les hommes pouvaient prétendre à ces droits puisque, par leur sexe, ils étaient soumis au service militaire, même si, en réalité, la majorité des appelés ne l’effectuait pas. L’argumentation exclusive, contre laquelle protestaient en vain les associations de femmes avant 1918, distinguait le service militaire comme un devoir masculin et le marqueur de l’identité des genres.

42Enfin, pour les hommes qui faisaient leur service, l’armée était effectivement et à plusieurs titres une école des genres. Ils y apprenaient d’abord à fonctionner sans femmes, voire à effectuer eux-mêmes des tâches typiquement féminines : faire le ménage, la lessive, la couture. Ils apprenaient aussi à considérer comme des camarades les hommes de régions, confessions et origines sociales différentes et à se sentir ainsi appartenir à cette nouvelle « famille » nationale21. Des millions de soldats poursuivaient cette camaraderie après la fin de leur service, en rejoignant une association d’anciens combattants. Ce faisant, ils ne revendiquaient pas uniquement leur droit à l’appartenance nationale et à l’intégration sociale, mais montraient aussi leur désir de maintenir la communauté d’arme masculine forgée par l’armée. Les gestes par lesquels ce type d’associations orchestrait cette communauté étaient hautement symboliques : quand un de leurs membres se mariait, ses camarades formaient une haie d’honneur ; à son enterrement, ils accompagnaient son cercueil au cimetière, présentaient les armes et tiraient une dernière salve en son honneur. Ils assistaient même aux événements de la vie familiale. Le port du même uniforme les distinguait de tous ceux qui ne le portaient pas et les désignait comme une communauté à part. La valeur symbolique du port de l’arme était plus grande encore, puisqu’elle situait son porteur dans un rapport immédiat à l’État, détenteur du monopole de la force, qui selon l’historien et homme politique Heinrich von Treitschke se distinguait de toute autre communauté « par le droit des armes ». Les femmes étaient par principe exclues de ce rapport sans médiation. Elles n’avaient pas le droit de porter les armes mais avaient au contraire besoin de la protection masculine22.

Tendances du XXe siècle

43Le rôle de l’armée dans la construction du genre masculin disparut en 1919. Le traité de Versailles interdit le service militaire obligatoire en Allemagne, réduisit l’armée à 100 000 hommes et la transforma, sur le modèle britannique, en une armée de métier. Le service militaire en tant qu’école de la citoyenneté et de la virilité avait fait son temps, du moins pour la génération née entre 1900 et la Première Guerre mondiale. Désarmés, les « vieux camarades » des associations d’anciens combattants continuèrent cependant de cultiver la camaraderie masculine. S’y ajoutèrent les nouvelles associations d’anciens combattants, héritées de la Grande Guerre et organisées selon leur appartenance politique. Réservées à l’origine aux hommes ayant connu l’expérience du front, elles commencèrent bientôt à recruter de nouveaux membres plus jeunes. Leurs exercices « sportifs militaires », leurs défilés, leurs cérémonies aux couleurs attiraient beaucoup de jeunes hommes qui, en entrant dans ces groupements paramilitaires, faisaient ainsi leur « profession de foi à la force et à la virilité ». Il ne faut cependant pas surestimer ces tendances à la militarisation. La grande majorité des jeunes gens qui ont adhéré à une association pendant la République de Weimar s’organisaient en unions sportives, en clubs de football et n’entraient pas dans les rangs des Casques d’acier23 (Stahlhelm) ou de la SA. Le modèle masculin dominant n’était plus alors le soldat mais le sportif24.

44Cela devait rapidement changer par la volonté des Nationaux-socialistes. Dans son manifeste politique Mein Kampf (1925), Hitler avait proclamé que, dès l’enfance, l’homme devait être élevé pour devenir soldat, tant à l’école que dans les organisations de jeunesse ou dans le service de travail. En 1935, il rétablit le service militaire obligatoire et les premières classes réintégrèrent les casernes. Le ministre de la Guerre Werner von Blomberg rappela à cette occasion « que le peuple allemand avait toujours vu dans le service militaire une irremplaçable école de la nation, de la discipline, de la camaraderie et de la communauté du peuple allemand (Volksgemeinschaft) ». La fréquentation de cette école fut à nouveau considérée comme un « service d’honneur » que « chaque homme allemand » avait à effectuer et ce pour la première fois dans les mêmes conditions pour tout le monde. Le service militaire volontaire d’un an pour les privilégiés de la fortune et de l’instruction n’avait plus cours dans la Wehrmacht et tous les soldats servaient désormais pour une même durée avec les mêmes chances formelles de promotion25.

45En supprimant les privilèges de classe, la Wehrmacht chercha à répondre à l’idéal national-socialiste de la « Volksgemeinschaft ». En même temps, elle introduisit une nouvelle différence, celle de la race. Seuls les hommes « d’origine aryenne » purent devenir soldats. Les Juifs restaient exclus de la communauté militaire de combat, de sacrifice et de service. En dépit des protestations des associations juives, cette exclusion eut valeur rétroactive et les associations de combattants durent se séparer de leurs membres juifs. Avant même que les lois de Nuremberg ne décrétassent en septembre 1935 l’exclusion des Juifs de la citoyenneté, la loi militaire l’anticipait dans un domaine qui, depuis le début du XIXe siècle, était pour les Juifs le symbole de l’intégration et de la participation citoyennes26.

46Si les frontières raciales de la « Volksgemeinschaft » militaire furent tracées de manière radicale et inédite, la guerre rendit plus perméables les frontières entre les sexes. Certes le Commandement suprême de la Wehrmacht affirma encore en 1942 que « le ‘soldat féminin’ [était] incompatible avec [sa] conception national-socialiste de la féminité. » Mais depuis 1941, dans le cadre de leur service de travail obligatoire, des femmes étaient employées comme auxiliaires de la Wehrmacht, dans les hôpitaux militaires ainsi que dans les services d’administration et de télécommunication. Elles firent même leur service dans la DCA, mais jusqu’à la fin seules les volontaires purent être employées « au maniement des armes à feu au combat contre l’ennemi »27.

47Ce principe ne fut pas remis en cause après 1945. Lorsque après l’effondrement du IIIe Reich, les deux États allemands créèrent leurs armées nationales au cours des années 1950, ils partaient de l’évidence que leur personnel serait majoritairement masculin. Ce n’est que comme volontaires que les femmes pouvaient rejoindre l’Armée fédérale (Bundeswehr) ou l’Armée populaire nationale (Nationale Volksarmee). Elles y trouvèrent un large champ d’occupation en tant que téléphonistes ou secrétaires. À partir des années 1970, elles purent même accéder au rang d’officier mais uniquement dans le Corps de musique militaire ou le service de santé. Le service « des armes » restait fermé aux femmes, même lorsqu’elles demandaient explicitement à en faire partie28.

48Levée seulement en 2000 par la Cour européenne de justice, cette interdiction était le reflet de l’imaginaire du XIXe siècle dans lequel les femmes étaient par principe le genre désarmé et les hommes le genre armé. Les règlements concernant le service militaire obligatoire, introduits en 1956 en RFA et 1962 en RDA participèrent de cette même tradition. À l’Est comme à l’Ouest, l’état ne renonça pas au principe d’imposer un tel devoir uniquement aux hommes. Le service militaire restait un domaine masculin et il l’est encore aujourd’hui, en dépit d’autres évolutions favorisant le rapprochement entre les genres.

49Le contexte social et politique dans lequel le service est effectué a cependant évolué. Après 1945 plus encore qu’après la Première Guerre mondiale, la figure du soldat a perdu de son rayonnement positif. Cela s’explique non seulement par l’expérience des violences de guerre mais davantage encore par les évolutions socio-culturelles à l’œuvre depuis les années 1950. La prospérité croissante a constitué la base matérielle au développement de nouvelles valeurs dans de larges couches de la population. L’attractivité croissante du service civil en RFA en est un signe évident. Après que la Loi fondamentale de 1949 eut statué sur le droit au refus de porter les armes et que le Parlement eut introduit l’obligation d’un service civil « de remplacement » dans de tels cas, ce dernier gagna clairement du terrain. Actuellement, le nombre des appelés en service civil (Zivis) et en service militaire est à peu près le même. Dénoncés au début comme tire-au-flanc et lâches, les Zivis ont aujourd’hui gagné en estime. Le service qu’ils rendent à la société dans les hôpitaux, les maisons de retraite et dans le travail qu’ils effectuent avec les handicapés est désormais respecté et considéré comme au moins équivalent au service militaire. Les Zivis ne passent pas pour moins virils parce qu’ils s’occupent de tâches « féminines » au lieu de se consacrer au métier des armes « masculin ». Cela confirme à nouveau que l’armée n’a pas retrouvé son rôle d’» école de virilité » hégémonique.

50L’armée a également fait son temps comme « école de la nation » ou de la citoyenneté. Même lorsque fut créé dans les années 1950 le concept du « citoyen en uniforme », en référence directe à Scharnhorst et Gneisenau, il fallut préserver par tous les moyens la priorité du citoyen par rapport au porteur d’uniforme. Le service militaire était considéré comme un devoir citoyen et aucunement comme le moyen par excellence d’éduquer les citoyens masculins à la majorité politique et à l’identification nationale. Le fait de pouvoir aussi effectuer son devoir de citoyen dans les institutions civiles a encore une fois souligné la remise en cause du pouvoir du service militaire. être disponible pour défendre son pays militairement n’est plus considéré comme le trait dominant voire exclusif de la citoyenneté.

51On continue cependant de maintenir le devoir de chaque homme de servir son État, dans le domaine soit militaire soit civil. On peut se demander si cette obligation n’est pas dépassée et si elle doit rester l’exclusive d’un sexe. La question reste ouverte. Elle devrait cependant faire l’objet d’un débat politique et dépasserait alors le cadre de cette esquisse historique du rapport entre service militaire, citoyenneté et identités de genre.

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Notes

1  Vaïsse 1998 : 97-130 ; Paret 1992 : 53-74.
2  1755-1813. Ce général hanovrien entra au service de la Prusse en 1801 et combattit entre autres à Auerstädt en 1806. Chef de la commission de réorganisation militaire en 1808, il fut avec Gneisenauv à l’origine de la réorganisation de l’armée prussienne (NdT).
3  Craig 1964 ; Frevert 2001 : 19 sq.
4  Après le traité de Tilsit (1807), la Prusse dut acquitter une lourde indemnité de guerre garantie par l’occupation militaire française et son armée fut limitée à 42 000 hommes pour dix ans (NdT).
5  1760-1831. Après avoir servi la Grande-Bretagne en Amérique, il entra dans l’armée prussienne en 1786. Chef d’état-major de Blücher, il joua un rôle essentiel à la bataille de Waterloo (NdT).
6  Frevert 2001 : 36 sq.
7  Le 27 mai 1832, à l’occasion de l’anniversaire de la Constitution bavaroise, les libéraux allemands, français et polonais organisèrent une fête patriotique au château de Hambach autour des thèmes de patrie, liberté et union entre les peuples. Un toast fut porté à la souveraineté du peuple et aux États-Unis d’Allemagne. Les absolutismes autrichien et prussien furent dénoncés. À la suite de cette manifestation, Metternich orchestra la répression : la censure fut rétablie, les libéraux poursuivis et les universités surveillées (NdT).
8  Entre 1814 et 1820, plusieurs États allemands octroyèrent une Constitution à leur population – dont les trois grands États du Sud : le Grand-Duché de Bade (1818), la Bavière (1818) et le Wurtemberg (1819) (NdT).
9  Frevert 2001 :153 sq., 42 sq.
10  Frevert 2001 : 39 sq. ; Hagemann 2002.
11  Frevert 2001 : 27 sq.
12  Frevert 2001 : 33 sq.
13  Klemperer 1989 : 348 sq.
14  Fischer 1968.
15  Angress 1972, 1976.
16  Frevert 2001 : 100 sq.
17  Frevert 2001 : 358 sq.
18  Göhre 1891 : 118 sq. ; Ritter/Tenfelde 1992 : 741 sq.
19  Fischer 1906 : 113, 121.
20  Frevert 2001 : 212 sq.
21  Frevert 2001 : 245 sq. Sur la fonction d’intégration nationale du service militaire en France, cf. Weber 1976 : 292 sq.
22  Frevert 2001 : 284 sq.
23  Association d’anciens combattants nationalistes créée en 1918 et incorporée en 1933 dans les Sections d’assaut (SA) fondées par Hitler en 1921 (NdT).
24  Schumann 2000 : 104 ; Olenhusen 1993 ; Ziemann 1998 ; Handbuch 1989 : 100 sq.
25  Völkischer Beobachter, 20 mars 1935, p. 1.
26  Dunker 1977 ; Müller 1987 : 57 sq., 189.
27  Gersdorff 1969 : 62 sq.
28  Kraake 1992 : 31 sq.
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Pour citer cet article

Référence papier

Ute FREVERT, « Citoyenneté, identités de genre et service militaire en Allemagne (XIXe – XXe siècle) »Clio, 20 | 2004, 71-96.

Référence électronique

Ute FREVERT, « Citoyenneté, identités de genre et service militaire en Allemagne (XIXe – XXe siècle) »Clio [En ligne], 20 | 2004, mis en ligne le 01 janvier 2007, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/1420 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.1420

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Auteur

Ute FREVERT

Ute Frevert, professeure d’histoire à l’Université de Yale (USA). Parmi ses principaux ouvrages : Ehrenmänner. Das Duell in der bürgerlichen Gesellschaft, München 1991 ; « Mann und Weib, und Weib und Mann ». Geschlechter-Differenzen in der Moderne, München 1995 ; Die kasernierte Nation. Militärdienst und Zivilgesellschaft in Deutschland, München 2001 ; Eurovisionen. Ansichten guter Europäer im 19. und 20. Jahrhundert, Frankfurt 2003.

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