1Cet article propose une approche de la société traditionnelle corse à travers l’analyse d’une correspondance échangée, autour de 1900, entre une sœur, restée au village de Sarrola-Carcopino, et son frère, soldat colonial en campagne à Madagascar.
2À cette époque, la commune de Sarrola, s’étirant du niveau de la mer jusqu’à 1271m d’altitude, dans la plus large vallée de Corse, à une quinzaine de kilomètres d’Ajaccio, comptait quelques 900 habitants. Espace marginal d’une Europe s’industrialisant, la Corse constituait un Sud rural à forte émigration, du fait de son intégration dans l’aire de pouvoir et de gestion de l’État-nation français. Le déficit des échanges avec le continent était général sauf pour ce qui concernait les hommes, dont les débouchés principaux étaient l’administration et l’armée, surtout dans le contexte de l’expansion coloniale. Le développement de l’instruction, la pression de la francisation, l’instauration de filières d’émigration contribuaient en effet à la fonctionnarisation des jeunes générations. Dans une conjoncture de baisse des cours agricoles, de droits de douanes unilatéraux, de concurrence inégale, le système agricole traditionnel était en déséquilibre.
3La correspondance retenue constitue un corpus de 528 lettres échangées entre 1894 et 1904 : 276 entre Jean le soldat et son oncle maternel, curé en charge de la commune voisine, Cannelle, et en même temps gérant des propriétés familiales de son neveu (orphelin) en son absence ; 152 lettres échangées entre Jean et ses sœurs (Palma, Laurine, Josée), cousins et beaux-frères. Nous nous attacherons ici à la correspondance entre les deux derniers enfants de la famille, Jean, né en 1870, seul garçon de la famille, et Josée, la cadette des filles, née en 1872. Leur échange épistolaire campe Josée dans un rôle d’informatrice privilégiée et témoigne d’une division sexuelle des tâches d’information, recoupant les distinctions privé/public, affect/social, maison/patrimoine à l’œuvre dans la société de l’époque.
4On connaît l’importance de l’exploration de la correspondance comme objet et outil anthropologique et historique1. En Corse, à l’époque considérée, l’écriture de l’échange épistolaire, outre qu’elle met en évidence la différence d’instruction scolaire selon le sexe et le statut social, apparaît, de manière différente selon les acteurs, comme la transcription d’une culture de l’oralité que l’origine trop récente de l’apprentissage de l’écriture ne peut encore masquer et même renforce en lui empruntant ses traits saillants. Sur l’Île en effet, l’apprentissage de l’écriture correspond historiquement à l’apprentissage du français, contre, si l’on peut dire, le corse parlé. L’écriture y joue du coup autrement que sur une opposition stable et continue de l’oral et de l’écrit, puisqu’elle surimpose un écrit français à un oral corse et qu’elle livre, dans le même moment, des différences culturelles profondes qui traduisent le clivage de rapports au monde distincts. Les usages de la correspondance, dans leurs variations et leurs différences individuelles même, révèlent la manière dont les individus, en fonction de leur statut et de leur sexe, construisent des représentations différentes du monde et investissent de significations contrastées et multiples leurs expériences, perceptions et sensibilités2. Les protagonistes ne séparent pas l’esprit du pied de la lettre, luttent contre la distanciation par une expression en forme de conversation. L’écriture dans les marges, à contresens, voire en diagonale, les chevauchements des lignes, le récit du déroulement du cycle annuel avec ses temps forts (Pâques, nouvel an, fêtes religieuses et des saints), du cycle de la vie (naissances, mariages, enterrements), de l’économie et de la politique locales : tout cela participe d’une lente dissolution dans l’écrit dont nos épistoliers, chacun à sa manière, épousent et évitent à la fois le modèle. Cette correspondance se présente souvent comme de l’écrit qui ne serait pas encore de l’écrit et plus tout à fait de l’oral. Ceci est encore plus manifeste chez les membres féminins de la famille : la langue orale pratiquée au quotidien, le corse, doit être transformée (souvent avec de larges approximations) en une langue écrite moins familière, plus ou moins bien apprise à l’école, le français. La traduction quasi littérale d’expressions orales, jouant souvent d’un registre imagé impossible à rendre au mieux dans une autre langue, illustre bien ce double statut d’une écriture restituant avec peine le vécu quotidien des conversations orales et empruntant à un apprentissage scolaire sexuellement différencié.
5Cet ensemble s’inscrit dans le partage privé/public de la casa (maison) et de la piazza (place)3, chacune ayant son contenu spécifique mais aussi son paraître, sa protection contre l’autre, son excès et son masque. Josée et l’oncle ne signalent pas forcément les mêmes événements ou ne leur prêtent pas le même sens ou la même importance. Ils ne donnent pas à entendre pareillement ce qu’ils taisent ni ne mettent le même silence sous les mots qu’ils écrivent. Au premier abord, le partage sexuel se fait entre le domaine masculin – la gestion de la propriété, les travaux agricoles, ou la politique – tandis que la chronique familiale, les naissances et les décès sont du domaine féminin. Le seul homme de la maison (hormis Jean, aux colonies) étant un prêtre, Josée apparaît comme la vestale des affects et émotions qui font la solidarité et l’unité familiale ; elle fait rayonner de son écriture l’aspect sensible des événements et des êtres, qu’ils appartiennent à la famille proche, éloignée, ou au village.
6La première lettre de Josée à son frère (alors chef du poste de Béjofo, à Madagascar) date du lendemain de ses 27 ans4 (Sarrola, le 11/11/1899). « Mon cher frère. Reçois l’expression de ma plus grande affection et les meilleurs souhaits de bonne année que puisse former une sœur qui t’aime et pense toujours à toi. Je regrette bien cher frère que tu ne sois ici pour pouvoir t’embrasser et t’exprimer tout ce que mon cœur a pour toi, mais il faut prier et c’est ce que je fais à chaque instant que nous jouissions toujours dans une bonne santé et avec une bonne fortune surtout toi qui est dans un lieu mal saint mais on dit que le temps vient à ceux qui l’attendent comme ça nous pourrons nous rattraper à ton arrivée qui ne sera pas long s’il plaît à Dieu que tu arriveras pour te reposer. Toute la famille se porte bien. Une sœur dévouée et qui t’aime pour la vie. »
7 Nous savons que cette lettre a été précédée d’autres, non conservées, perdues ou détruites. Jean écrivait le 10 avril et le 20 décembre 1898 qu’il avait reçu plusieurs lettres de sa sœur et, le 15 novembre, qu’il avait eu des nouvelles de l’oncle-curé par Josée. L’existence même de la collection de cette correspondance particulière montre que le geste ultime, jeter, ne fut pas accompli et que la préservation de cette correspondance avait une valeur, quelle qu’elle fût, pour Jean. Cette réciprocité classique de l’échange épistolaire rassure et réunit la famille. Josée pratique cette réunion à distance tout au long de sa correspondance. Une lettre chaque quinze jours en moyenne, parfois trois par mois, vont constituer sa participation à la correspondance qui va désormais prendre la forme d’une véritable polyphonie à trois voix : l’oncle, le frère et la sœur 5.
8Pas de nouvelles intéressantes à raconter, pas autre chose d’intéressant à te dire, pas autre chose d’intéressant à te raconter pour le moment, constituent les circonlocutions classiques utilisées pour prendre congé avant les embrassements. Ces expressions donnent l’image d’un monde rond et clos, épuisable dans l’écrit et l’espace ocre de la page mais non dans celui de la conversation continuée par l’échange des lettres. Elles racontent combien de choses importantes on peut voir se produire quand, en apparence, il ne se passe rien, et disent les événements quotidiens d’un fragment du monde villageois sarrolais aux derniers jours du XIXe siècle. D’une façon plus générale, c’est bien entre le on doit se contenter de peu et il faut de tout pour faire un monde, entre les petits choses, les petites histoires, les petits riens, bref la réalité de la vie quoti-dienne, la modeste chronique d’une mythologie casanière un peu confuse dont P. Berger et T. Luckman font « la réalité souveraine »6, que peut se glisser une ethnologie de « l’épistolarité paysanne » évoquée par J. Hébrard7.
9Le quasi oral rien d’intéressant à dire, outre sa fonction ritualisante et sécurisante, sert à passer la parole à l’interlocuteur, à entretenir, prolonger ou relancer l’échange (« nous souffrons de ton silence et manquons de courrier », 8/11/99). Il débouche parfois sur le paroxysme de l’absence de l’autre transformé en prière ou supplique de retour : « Tu ne parles pas encore de ton arrivée. Est-ce que tu as l’intention d’y rester longtemps, allons cher frère tu n’en a pas assez avec ces colonies tâches de rentrer au plus tôt de manière à que tu puisses profiter de l’exposition de Paris ça servira pour te distraire un peu au moment de ton repos de ton congé que tu passeras dans ta maison et au milieu de tes parents qui sera une joie cher frère pour ta sœur qui ne pense qu’à te voir et qui attend ce jour comme le plus beau jour de sa vie et rien que pour te voir reposer et sans souci de ces lieux si malsains de toute manière » (7/12/99) ; « Je finis cher frère en te disant au revoir ou plutôt en te disant ta sœur qui t’aime pour la vie je t’embrasse encore bien fort ta sœur dévoué et toute à toi » (31/12/1899).
10L’aspect interminable de ces séparations, l’impossibilité de se quitter sans déchirement proclamé, le chapelet des bonnes raisons de rentrer, l’intensité des mots et des sentiments, disent, au-delà de l’écrit et de son support, l’et cetera infini de l’attraction familiale, du philos qui l’anime et l’entretient. La fin de l’année 1899 consacre l’effervescence cyclique du rituel des vœux, cependant que trois lettres de Josée referment le siècle, dont, la dernière, le 31 décembre. Elles traduisent le bonheur de la sœur de savoir son frère en bonne santé : « Ta lettre du 28 octobre m’a éprouvé beaucoup de joie que tu sois de la meilleure santé et que le bon dieu puisse te l’accorder longtemps » (28/11/99), « Je ne puis qu’être enchantée des bonnes nouvelles que tu me donnes sur ton état de santé que le bon dieu puisse te l’accorder pour toujours et toujours de mieux en mieux. Il en est de même de moi pour le moment Dieu merci ainsi que toute la famille » (31/12/99). La famille est un chjosu (jardin) clos et préservé, sécurisant, qu’accentuent encore l’absence de ponctuation de Josée et son invocation rituelle et fréquente de Dieu, plaçant le groupe sous la plus haute protection.
11La famille elle-même n’est pourtant guère évoquée, sinon pour signaler sa bonne santé. « Toute la famille se porte bien » : l’expression concerne tout le groupe familial, gagnant de proche en proche la parentèle pour déborder largement par capillarité sur de grandes composantes du village. Deux de ces lettres sont écrites d’Ajaccio où, descendue pour faire réparer sa machine à coudre chez le mécanicien, Josée a rencontré l’oncle Pascal, malade, et a dû le soigner, la veille de son retour pour Sarrola : « ses filles tu sais bien quelles sont obligées de travailler pour manger et alors comme elles sont si près à me faire du bien si elles pouvaient, il me semblait trop d’ingratitude de partir ». La misère n’est jamais bien loin : en rapportant les nouvelles de la famille de Dominique, un autre oncle qui a vendu ses terres de Sarrola pour ouvrir une épicerie à Ajaccio, Josée avoue « qu’il n’y a pas encore rien pour eux » et qu’ils « sont là sans aucune ressource (...) depuis que l’oncle est descendu et qu’il attend l’emploi ». Cela n’empêche pas son épouse (et ses filles) de « vouloir faire voir avec nous comme avec les autres qu’ils sont bien, surtout la tante », information illustrant les tensions, jalousies et défis dans l’univers féminin familial. Entremêlant dans « cet ensemble de regards “de biais” qui se croisent sans cesse »8 les catégories du privé et du public, du familial et du communautaire, les commérages constituent, par les discours tenus à chaque moment sur les autres, « le moyen, pour la communauté de réguler le comportement de ses membres »9.
12L’agenda des visites, quant à lui, prend un tour particulier : le cousin François Antoine Peretti, parti au service militaire à Toulon le 16 novembre, s’il est certes monté dans sa famille (d’Ajaccio à Sari, un village voisin), « ne s’est pas pris la peine en descendant de venir nous voir à la maison » (à Sarrola). La force des liens familiaux qu’entretiennent les visites, la correspondance, les nouvelles transmises des uns aux autres est ainsi remise en question au moindre relâchement qui amène à s’inquiéter ou à suspecter la continuité de ces liens. La chronique des mariages est riche : celui de Mlle Toussainte Tusoli avec Baptiste Carcopino a été fait ça en grand. Les suites de celui de Joseph Ambrosini sont exposées par le menu : « Justement j’ai causé avec sa sœur. Elle vient de me dire qu’il a écrit il y a deux jours en racontant son voyage de noces qu’ils ont fait le tour de l’Italie et presque toute la France. »
13En février 1900, deux événements différents émergent dans la correspondance de l’oncle et de Josée. Celle-ci évoque un regain de tension intra-familiale entre sa sœur Laurine et elle tandis que l’oncle-curé s’inquiète du « chantage à la vente » de ses propriétés par un oncle et l’obligation conséquente de conserver ses terres dans le patrimoine familial. Nous ne retiendrons ici que le versant féminin, le conflit intra-familial impliquant les deux sœurs.
14« Hier, pour te faire voir comme notre sœur Laurine devient intéressante de plus en plus ainsi que notre beau-frère, mais il ne faut pas s’en émotionner, ça ne durera pas longtemps parce que c’est seulement sa manière de parler », commence Josée le 28 janvier. Le litige porte sur la part d’impôts de la maison d’habitation dont Jean est propriétaire, mais que partage Josée avec Laurine et sa famille (son mari Paul François et leurs quatre enfants). L’oncle, arguant du fait que Laurine est mariée, demande que son mari règle leur part d’impôt (11,40 francs). Laurine, arguant du fait que cette maison n’est pas à elle, répond que c’est au propriétaire (Jean) de s’acquitter de l’impôt. Josée rapporte la « négociation » sur le mode de l’échange oral, traduisant sur le papier et par écrit, comme souvent, la discussion des parties : « Disant l’oncle que c’était le beau-frère comme c’était de juste et de loi qui devait payer ce que c’était de la maison, et le beau frère ainsi que Laurine que c’était l’oncle qui devait payer parce que la maison n’était pas à eux ; voilà ce qu’elle répond : c’est pas notre affaire. L’oncle : je n’entends pas ça » (28/01/1900). Sans doute pour ne pas prendre parti ou envenimer la dispute, l’oncle-curé se retourne alors contre Josée : « Et bien Josée débrouilles-toi. Tu n’as qu’à payer tout ça ». Josée obtempère (« C’est passé assez doucement mais il a fallu céder comme une imbécile ») non sans prendre la défense de son frère : « Seulement j’ai dit que tu n’étais pas hors de ta maison pour que les autres fussent tranquilles en toute manière et qu’elle (Laurine) devait même remercier le bon dieu de n’avoir que la contribution qu’il était de droit de la maison à payer parce qu’ils étaient larges et tranquilles sans avoir aucune dépense grâce à ta bonne volonté et qu’elle devait payer sans se faire comprendre de rien bien que se fussent le double de ce que c’est et au lieu de ça est tout au contraire. »
15Elle en appelle à son frère pour régler le différend à son retour (non encore programmé sinon hypothétique), mais s’applique d’une part à ce que Jean ne soit pas contrarié par le litige à l’intérieur de la famille, qu’elle atténue et relativise, et d’autre part à excuser sa sœur auprès de son frère : « Tu ne dois pas te contrarier puisque ça ne vaut pas la peine, c’est son caractère et en même temps sa richesse d’esprit. » Caractère que Josée associe à son éducation : « une richesse d’esprit que nous lui avons voulu lui donner en la laissant toujours maîtresse et patronne de tout », remarquable explication du conflit par la dynamique familiale même, prenant ainsi la forme d’une clôture ou d’une légitimation. Le temps arrangera le conflit « et tout ira bien » assure Josée, qui relativise encore le désaccord et prodigue mille apaisements à son cher frère, le rassure sur la suite et la combinaison qui la verra « envoyer l’argent dès demain à Ajaccio pour payer de suite pour peur des frais et tout sera fini je te prie cher frère ne t’inquiète par parce que je te dis ça pour te donner tous les renseignements de la maison ».
16Pour une fois le « rien d’intéressant ici » s’est développé en un événement intéressant... au premier chef la maison. Le fait même de rapporter le différend renforce l’existence de la famille, à la fois dans la singularité et la différence (de « caractère » entre autres) de ses membres, et dans sa cohésion et sa solidarité, puisque la discussion a eu lieu et qu’un règlement a été trouvé pour le plus grand profit de la famille, « comme si l’on préférait le théâtre répété, l’exposition solennelle des idées, la mise en scène gesticulatoire, à la réalité des choses, qui se règlent tant bien que mal d’elles mêmes et s’arrangent chemin faisant »10.
17La famille perdure ainsi par des tensions, pouvant aller jusqu’aux limites de l’implosion, tout en se conservant et se perpétuant par le conflit et le dialogue. Le conflit permet paradoxalement de valoriser les individus et leurs différences/singularités : indépendance et caractère entier de Laurine, sens du sacrifice et de la cohésion familiale de la cadette, rigueur et diplomatie de l’oncle. Tout cela rapporté sous la forme du compte-rendu vivant d’un événement qui dit le quotidien d’une famille sarrolaise, ce samedi 27 janvier 1900, où il faisait un froid superbe avant que le village n’ait la visite de la neige (Josée, 27/01/1900).
18Quinze jours plus tard l’affaire semble réglée : « Rien d’autre chose d’intéressant à te raconter pour le moment si ce n’est que je puis te dire que nous sommes tous très bien et tous d’accord, chacune le sien bien entendu mais surtout depuis que nous avons parlé de la contribution et que nous sommes restés à faire comme je t’ai dit je t’assure cher frère que nous sommes bien et qu’il sont bien calmes et nous sommes bien » (11/02/1900). Atmosphère confirmée par Laurine et son mari, le 10/01/1900 dans une lettre à Jean : « je m’empresse de te donner des nouvelles de la famille que nous sommes tous bien pour le moment et nous sommes tous en paix avec Josée et l’oncle-curé, il ne faut pas croire que nous soyons en mauvaise harmonie non nous sommes bien. »
19L’insistance ne manque pas de traduire une tension durable. Le maintien du statu quo dépend de la cohabitation des deux sœurs (« chacune le sien bien entendu »), et la correspondance de Josée n’a pour but que d’informer Jean des relations intra-familiales comme s’il y était : « Ne pense à rien tout sera pour le mieux et si je t’ai dit ces choses c’est pour te mettre au courant de tout cher frère car tu es bien loin et tu pourrais en penser même davantage car tu les connais autant que moi. »
20Josée se fait l’agent de cette « loyauté implicite ou invisible » que l’explicite du conflit risque d’entamer. En assumant le rôle « d’agent informateur » pour le compte du frère bien loin à qui importe le moindre détail, dans un but de contrôle, d’autorité, de justice et de protection à distance (quasi magique) de la fusion familiale, elle semble abolir la distance entre la maison et le poste de Madagascar, dans une communication apparaissant comme quasi instantanée. Qu’elle ait reçu cette mission de son frère de manière formelle ou informelle importe peu, l’essentiel est qu’elle l’ait traduite et comprise ainsi, et qu’elle s’en soit acquittée avec une sincérité et une bonne foi, voire une naïveté ou la simplicité d’un zèle non feint. Précisons qu’entre Madagascar et Sarrola, il faut, en 1900, compter deux mois entre l’envoi d’une lettre et la réception d’une réponse à celle-ci. Sous le nous employé se dissimulent à la fois la réunion/communion des deux sœurs et du frère, la séparation des deux sœurs entre elles, et la séparation entre Laurine d’un côté et Jean/Josée de l’autre, cette dernière séparation tenant autant au mariage de Laurine – à sa demi-sortie de la famille et à sa captation par une autre famille (« tu les connais autant que moi », « comment ta sœur devient intéressant de plus en plus ainsi que ton beau-frère ») – donc aux tensions entre familles qui constituent un village. Par la respiration de ses tensions et résolutions, ce nous familial rejoint, du côté supérieur, l’ici du village où se concentrent le vécu originel et la fierté d’en prononcer le nom, et, du côté inférieur, chaque membre de la famille en tant qu’il est dépositaire du « sens commun » de la famille et du village.
21Pour cette même période, deux événements, l’un météorologique, l’autre familial, surviennent, traités de manière différente par Josée et son oncle. Tout d’abord des pluies diluviennes.
22« Je te dirai que cette semaine passée a été un temps épouvantable » commence Josée dans une lettre de mars 1900, « on ne pouvait ni sortir ni faire rien ni à la maison ni dehors. » Les orages les plus violents ont eu lieu la nuit de mardi et la journée et la nuit de mercredi : « Pluie toujours en tempête sans cesser une minute ». Là où l’oncle parle de « pluies incessantes » et surtout « des épouvantables orages des 18, 19 et 20 mars ayant occasionnés des éboulements très nombreux et retardant considérablement le courrier », Josée s’attarde davantage sur les dégâts à la maison : « Le matin du jeudi je suis descendue à la cave, la mer était là, on ne pouvait pas entrer en aucune manière, il a fallu faire la rigole à la porte pour faire sortir toute cette eau en piochant dans l’eau. Résultat : Une petite rivière est sortie de la cave durant toute la journée. » Pluie encore dans la nuit du jeudi, où l’eau entrait même par les fenêtres fermées, « comme si c’était ouvert ». Dégâts à la maison ainsi qu’à celles du village, « dans beaucoup de maisons en était ainsi », mais aussi aux alentours : « Il y a eu beaucoup de dévastes dans le contour du village, les jardins, une grande partie a été abîmée ainsi que dans les campagnes. À la propriété il y a eu aussi quelques petites défaites au jardin mais pas grand-chose ».
23La description de Josée procède de façon centrifuge depuis la maison, s’élargissant au village, puis aux cultures, pour toucher jusqu’à l’île même (« D’autre part tout le monde l’a entendu, il paraît qu’il a été de même dans toute la Corse »). Cette représentation déploie un champ subjectif dans lequel s’opère une valorisation spécifique de l’espace autour du centre rayonnant de la maison-famille, dedans absolu, lieu de la protection, véritable matrice de l’existence sociale féminine conditionnant les rapports des femmes avec les autres femmes11, mais aussi avec les hommes (les visites) et avec l’environnement (de l’habité au cultivé et au sauvage), développant l’espace comme un système socio-émotionnel. De la maison comme centre et pivot du monde se dévoile le monde en une série de coquilles successives et sélectives.
24L’oncle quant à lui relate les dégâts ayant trait aux propriétés et aux cultures, touchant la famille comme le village (24/03/1900) : « Sur plusieurs points les routes se sont effondrées, bien des jardins ont changé de place, d’autres ont été ravinés. » La propriété ne semble pas épargnée : « Les divers travaux exécutés à la propriété n’ont pas été épargnés. J’ai constaté des pertes sensibles et des dégâts considérables. Tout ce que j’avais ensemencé poussait admirablement bien. La récolte s’annonçait bonne. C’est aujourd’hui le découragement (...). Il y a des murs qui sont tombés, surtout ceux qui donnent sur la route au fond de la propriété. » Tout cela va entraîner des dépenses supplémentaires et une misère plus grande chez les proches, et donc relancer leurs demandes. Les récentes intempéries ont des conséquences inattendues : le réseau d’emprunt devenant impossible, les récoltes s’avérant limitées, l’oncle propose à Jean, comme « moyen d’arranger les affaires », de ... songer à se marier. Le mariage apparaît ainsi comme une opportunité avantageuse dans la gestion patrimoniale et une ressource de dernière chance en cas de difficultés économiques.
25À l’espace affectif et concentrique de Josée correspond plutôt pour l’oncle un espace socio-patrimonial constitué d’un système d’éléments en relation fonctionnelle. Les deux perceptions sont autant de cartes mentales du lieu. Ces deux regards différents portés sur les grandes pluies de 1900 montrent combien la question de l’unité minimale d’analyse peut être remise en cause sur de simples événements, et les rapports différentiels des uns et des autres à cet événement. « Si l’unité communale habille trop grand certaines recherches, elle en habille d’autres trop petits »12. C’est qu’elle laisse facilement échapper les manifestations sociales qui prennent place au niveau supérieur comme celles du niveau inférieur. Quant à l’unité familiale, il y a tout lieu de l’interroger elle-même, au profit d’une approche volontiers plus « phénoménologique » des expressions, implications, voire des paroles dites et non dites, des gestes quotidiens qu’elles entraînent. Il transparaît dans les deux points de vue qu’être Corse c’est d’abord appartenir à une famille et à un village, et à l’entité qui les englobe, « le corps primitif » de l’île13, dont la prégnance est suffisante pour que Josée la signale. Les trois paliers s’imbriquent et se complètent jusqu’à remplir une fonction de modèle les uns pour les autres. Sous une perspective particulière, le village est perçu comme une famille, sous un autre angle ce seront la famille et le village qui seront constitués comme des corps primitifs : à l’occasion des Pâques de 1901, où Josée se fait l’intermédiaire entre Jean, alors en caserne à Toulon, et la famille, pour adresser ses vœux et un colis, Josée désigne le saucisson qu’elle envoie comme « saucisson corse de ta maison de ta sœur », expression qui dans sa simplicité et sa contraction même illustre l’habiter qui concentre dans le locus même de l’excellence, la famille, la maison, le village et l’île.
26L’autre événement de ce mois de mars, intra familial celui-ci, est la mort, à six ans, d’Antoine, troisième fils de Laurine. Il donne lieu à une nette disparité de relations, l’oncle-curé consacrant une seule ligne à « l’enterrement du petit et cher Antoine » cependant que Josée se livre à des pages d’écriture serrée sur « les funérailles de notre cher petit neveu ». La fréquentation physique et sociale de la mort par les femmes, leur rôle d’intermédiaire entre les deux mondes y apparaissent dans la description précise du rituel. Toute la famille faisant partie de la Compagnie du village14 et Antoine ayant déjà six ans, les funérailles ont été effectuées comme s’il s’agissait d’un adulte : « On lui a fait ses fonctions comme pour les personnes grandes, c’est-à-dire office et messe des morts ainsi qu’un cercueil en châtaigne (sic). » L’assistance de la Compagnie est complète (à tout a pensé la compagnie) et couvre tous les frais de la famille. Les funérailles ont été l’occasion d’un grand transport de monde, venu des villages où réside la famille proche ou éloignée (Sari et Cannelle) : « Je te dirai qu’il y avait beaucoup de monde à veiller la nuit ainsi que le jour aux fonctions. Il y avait de Sari toutes les tantes et 4 ou 5 de Cannelle. » Le petit Antoine a été vêtu (« pour habillement ») d’habits achetés à l’occasion de la dernière visite de Jean. Palme et Josée ont également acheté une couronne portant inscription À notre neveu chéri, et ont confectionné « une couronne en fleurs de papier à la maison », précisant qu’elles l’ont fait « sans consulter de rien l’oncle ».
27Après la veillée et la messe, ce sont « quatre enfants de la classe qui ont portés les cordons placés à la bière » et, au retour du cimetière, c’est Palme qui « avait préparé chez moi le dîner pour tout le monde, comme j’avais fait le jour et le soir avant ainsi que le jour après l’enterrement. » Ce qui n’est pas sans représenter une somme de travail, au vu de l’importance de l’assistance.
28Que ce soit en raison du chagrin de la mère ou que Josée nourrisse encore de la rancœur à l’égard de sa sœur, elle signale que Laurine « n’a pensé que au pain et au vin et quant à autre chose elle ne s’est empressée pas même à demander s’il fallait quelque chose, parce qu’elle disait qu’elle ne voulait pas du monde. » Mais, précise encore Josée, « ce monde lui a plu après, bien qu’ils soient arrivés sans l’appeler, 12 à 14 de Sari », illustrant l’étrange confusion, chez la mère, entre la douleur de perdre un enfant et le plaisir de la reconnaissance familiale et sociale que traduit la venue d’une assistance nombreuse à des funérailles. Cette longue et minutieuse relation de Josée est envoyée, suivant son expression, dans l’enveloppe en deuil, c’est-à-dire encadrée de noir.
29Le dernier aspect que nous souhaitons explorer concerne les relations frère/sœur dans la société corse à cette époque. L’occasion d’un projet matrimonial de l’oncle concernant Josée, en mars 1901, nous en fournit le prétexte et le contexte. « En ce qui concerne Josée, commence l’oncle en mars 1901, il me semblerait convenable de la marier avec C. Sarrola. Ce jeune homme me paraît relativement convenable, s’il désire un emploi, on pourrait travailler à le lui faire obtenir. Son père, d’autre part, a quelques propriétés. J’espère que Josée y consentira. » Pour lever ce doute, l’intervention de Jean semble indispensable : « Tu t’empresseras à me donner ton avis à ce sujet. Ainsi au cas où ce projet devrait se réaliser, on célèbrerait le mariage après ton retour des colonies. » La première réponse de Jean sera cependant plutôt floue : « Tout d’abord, cher oncle, je tiens à vous dire que mon désir serait avant tout d’affranchir Josée le plus tôt possible, néanmoins comme je n’ai personne en vue je ne puis rien faire d’ici » (25/04/1901).
30Un premier projet matrimonial de l’oncle avait été formé quelques années auparavant, durant le séjour militaire de Jean au Tonkin (1894-1897). Le 3 décembre 1894, il répond en effet à son oncle : « Pour ce qui concerne Josée, je n’ai aucun parti en vue, celui dont vous me parlez ne me semble pas trop mauvais, si toutefois la place qu’il occupe est bien stable. Jugez-en vous-même et agissez en conséquences. » On voit que la recherche d’un parti est une « affaire de famille », même si en l’occurrence, celle-ci paraît se réduire à un oncle et son neveu procédant à la gestion du « patrimoine féminin » familial.
31Lorsque, en octobre, le nouveau projet de mariage sera presque au bord de la rupture, Jean s’inquiètera de ce que « les parents de Sarrola ou Sari n’aient point quelqu’un en vue, ne voyant aucune combinaison possible pour le moment ». Faute d’un règlement qui puisse satisfaire les protagonistes, la recherche s’étend alors à la famille par alliance, du moins aux membres possiblement influents du lignage ou de la parentèle. Le rôle de marieur de l’oncle-curé, la réponse positive de Jean trouvant « la combinaison convenable vu le manque de partis et de choix » (07/01/1901) montrent l’intrication des intérêts matériels et symboliques dans l’alliance projetée, et le souci d’une protection optimale du patrimoine familial15. Le mariage n’est cependant pas négocié d’un bout à l’autre entre l’oncle et Jean puisque ce dernier s’enquiert immédiatement de « ce qu’en pense Josée et ce qu’elle a répondu dans le cas où vous lui auriez déjà parlé » (07/05/1901), et veut également savoir s’il y a eu « une demande de la part de C. Sarrola ou de sa famille » ou bien s’il s’agit d’une initiative de l’oncle. En cas d’aboutissement des transactions, la famille jouera de ses relations pour procurer un emploi au futur époux. Il en va du statut social de la future famille fondée par Josée et son mari, comme de celui des deux familles ayant conclu cette alliance. Notons au passage que le fait de n’écrire du prénom du parti projeté que l’initiale (C.), joue du secret entre les deux hommes, comme si un tiers pouvait intercepter la missive, ou bien comme si l’écriture en toutes lettres du prénom équivalait à annoncer publiquement le mariage.
32Pourtant, à peine un mois plus tard, et à en croire Josée, tous sont informés : « Tout le village est au courant et disent : tout le monde est à ses supposition alors que je n’ai parlé qu’avec toi et que je ne sais pas d’où ça vient. Peut-être c’est le Bon Dieu qui ne veut pas qu’on fasse ces choses tout cachetés » (11/06/1901). Dans cette même lettre, elle ne dévoilera cependant pas à son frère ce qu’elle pense elle-même du parti projeté, et évite même d’écrire le nom du mari en vue. Dans ce silence volontaire, c’est la dimension même de son éventuel désir qui est en jeu, et surtout de son affranchissement par un frère qu’elle identifie à un père, tout en lui manifestant une affection intense à travers la flamboyance d’un vocabulaire amoureux. Le jour même où l’oncle lui parle de ce mariage, Josée, pressée par sa sœur Palma de donner une réponse, laisse libre cours à une déclaration passionnée dans la lettre qu’elle écrit à son frère : « La réponse que je lui ai donnée (est) que je ne lui donnais pas une réponse sans toi, que j’étais à tes ordres ta volonté ton désir, car cher frère c’est toi en ce moment mon père et comme je suis disposée que jamais au monde je ne ferai un mariage si ce n’est par tes ordres car moi je suis une femme et toute disposée de n’être qu’à tes ordres car je vois bien que tu ne ferais rien si ce n’est pour mon bien, je sais que je suis pauvre mais il me semble d’être riche car je t’ai toi, un frère qui remplace mon père pour donner une réponse sur cette affaire là, je te donne le droit de faire ce que bon te semble » (14/05/1901). Doit-on voir, dans cette soumission, le poids de « coutumes matrimoniales qui faisaient évidemment peu de cas des inclinations personnelles » du fait « qu’il était entendu que garçons et filles feraient le sacrifice de leurs préférences dans l’intérêt de leur famille », et que, de par leur éducation, « ils se voyaient non comme des individus doués de dispositions particulières qu’ils étaient en droit d’exprimer, mais comme les membres d’un groupe familial exigeant leur soumission en toutes circonstances »16 ?
33Après cette réponse enflammée qu’il ignore, l’oncle écrit à Jean que « Josée paraît consentir à la proposition » (19/05/1901) sans pour autant qu’il y ait eu « de demande de la part de C. ni de son père », avec qui l’oncle promet un entretien le soir même. Comment expliquer que Josée consente au mariage avant même de recevoir la réponse de son frère ? Charles devait être un des rares partis possibles, ou bien ... le parti qu’elle-même souhaitait. À l’appui de cette dernière hypothèse, on mentionnera le fait que Charles est le seul homme apparaissant dans les lettres de Josée à son frère, en tant qu’auteur de visites « non motivées » à Josée. Il est en effet nommément cité deux fois, à l’occasion de la fête organisée en l’honneur du grade d’adjudant de Jean17, et deux autres fois comme pouvant prétendre presque de droit à une des photographies de Jean au titre de compère18. Il bénéficie même en cette occasion d’une parenthèse : « Il était hier ici et m’a dit de te donner bien le bonjour. » En l’absence de lettres plus explicites, ces mentions en font un visiteur privilégié19, signe que l’isolement des femmes par rapport à la société villageoise masculine n’était pas aussi strict qu’on l’affirme20. Si les parcours vers la fontaine ou les jardins (et les veillées) sont des occasions de rencontres ou de fréquentations d’éventuels prétendants, les visites sont des moments forts où « la libre inclination réciproque » peut s’éveiller ou s’entretenir. Quelques décennies plus tard, l’ethnographe de la Corse, D. Carrington observait que « on était sans cesse conscient d’une tension entre les deux sexes, d’un courant de haut voltage qui jetait des étincelles sous forme de propos à voix basse, de gestes à valeur de mots, de regards chargés de signification. Filles et garçons avaient développé à l’extrême l’art de la communication presque invisible et inaudible, comme s’ils étaient engagés dans un mouvement de résistance concertée contre leurs aînés ». Selon elle, les mariages ainsi arrangés fonctionnaient alors « aussi bien que l’espérait chacun des deux partenaires, c’est-à-dire passablement (...) sur un sentiment profond, mais réaliste et dépourvu d’illusion, se traduisant par une loyauté à toute épreuve (...), le genre de relations qui existent souvent entre frères et sœurs »21.
34Nous trouvons dans de nombreux voceri et lamenti des échos de « cette relation ambivalente de la sœur et du frère »22 tout comme Fernandez23 notant que le soin jaloux avec lequel les garçons en Méditerranée veillent sur l’honneur de leurs sœurs, le zèle cruel qu’ils mettent à les punir de la moindre faute peuvent être interprétés comme les inversions d’un désir incestueux. Le chant des vertus guerrières du frère militaire par la dernière vierge de la famille renforce encore l’ambivalence d’une relation dont D. Carrington, citant le voceru d’une veuve se lamentant sur le corps de son époux (« Vous étiez mon cyprès touffu, mon raisin muscat, ma pâte sucrée, ma manne douce et belle (...). Vous étiez ma colonne, vous étiez mon soutien, vous étiez mon frère ! Ma perle orientale, mon plus beau trésor »)24, relève que « le point culminant de cette série d’images est vous étiez mon frère, car pour un Corse, encore plus profond et plus intime que le lien qui unit mari et femme est celui qui unit frère et sœur. C’est un lien très pur et pour ainsi dire sacré (...). Le plus grand compliment qu’un mari pouvait faire à sa femme était de l’appeler ma sœur, lui conférant ainsi ce qu’il avait de plus précieux : son sang. »
35Dans cet univers, la relation du frère et de la sœur est en quelque sorte la relation archétypale de l’amour entre homme et femme, selon G. Ravis-Giordani25, qui fournit de nombreuses illustrations par des extraits de voceri : « O Toi si cher à ta sœur, mon amandier fleuri, tout imprégné de miel, et taillé dans l’aimant (...) Voici tes noces venues, ô mon frère, voici venu le jour que j’ai tant désiré. Les fils de tes oncles paternels t’ont fêté, et moi, quelle fête te ferai-je ? »
36La place de Josée, dernière sœur célibataire, foncièrement dépendante de Jean (malgré ses quelques travaux de couture), renforce encore cet attachement sororal intense qui fait d’elle une obligée, ne pouvant donner autre chose que cet amour répété, ni exercer d’autre contre-don que l’assurance de rêves confirmant le retour et le destin favorable de son frère : « Que le Bon Dieu puisse te mettre toujours dans la meilleure route : J’aurai la patience de t’attendre pour voir dans tous tes désirs et les miens mêmes. Je finis d’embrassements de cœur et en attendant de te lire bientôt. Ta sœur qui t’embrasse pour la vie. »
37Entre 1893 et 1903, s’observent ainsi, vécues et représentées dans cette correspondance, la capillarité des espaces domestiques et familiaux, celui de la parentèle, la permanence de la sociabilité familiale malgré la dispersion géographique, ainsi que la capillarité de l’espace villageois et de l’outre-mer (grâce au fonctionnement postal), la respiration de la commune, même jusqu’au-delà des mers. Le tout contenu dans une double réalité qui forme peut-être le cœur du corpus et de la société villageoise sarrolaise de ce moment historique. D’une part, l’inclusion de l’individu et de son destin dans la cellule familiale, la force contenue dans le réseau de parenté et le front familial où il s’inscrit26 dans lequel circulent et s’échangent les lettres des uns et des autres, plus ou moins lues à haute voix. La correspondance est alors à la fois l’existence manifestée, reproduite, magnifiée, en vue de l’affichage public d’une unité familiale dont on masque les failles, et le signe d’une interdépendance et solidarité. D’autre part, le rôle et le jeu du secret et du contre-secret, du partage et de la fuite, du silence et du théâtral, qui partagent le privé du public, le philos du pathos, la casa de la piazza, notre nom de celui des autres.
38L’examen d’une correspondance familiale sous l’angle de la participation féminine permet de s’inscrire en faux contre l’idée d’une épistolarité « sans qualité »27 ou qui traduirait une « naturalisation » du féminin28. Il ouvre en outre sur la construction quotidienne d’une socialité que l’inventaire des traits ne livre jamais à l’ethnologue qu’en ordre dispersé. Cette constellation s’exprime dans le sentiment fortement éprouvé de l’appartenance à une communauté soumise à des spécificités29 dont on trouve des manifestations concrètes dans la valorisation du cercle familial et des relations propres au groupe restreint, dans la perméabilité des relations familiales aux relations de voisinage, dans l’utilisation des circuits de solidarité et d’entraide, dans le caractère communautaire des formes de sensibilité.
39La correspondance examinée, traversant la socialité villageoise traditionnelle, touchant à la famille, la maison et l’espace villageois, les funérailles d’un enfant, ou un projet de mariage, offre à l’analyse une approche privilégiée du statut de la femme corse à la fin du XIXe siècle. Plus largement, elle donne à voir pour cette période une variation locale de « la constellation sémantique » qui, selon les analyses de Daniel Fabre, « à partir du dernier tiers du XVIIIe siècle, se déploie autour des notions d’intérieur et d’intime, dont on peut dire qu’elle a une véritable portée cosmologique en ce sens qu’elle ordonne un monde établi sur l’antagonisme complémentaire de deux pôles, l’interne et l’externe »30, le féminin et le masculin.