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Regards complémentaires

Les danses ahidous entre Moyen Atlas et Ariège

Dances of the Ahidous between the Middle Atlas and Ariège
Balladine Vialle
p. 149-160

Résumés

Les parcours migratoires placent les familles migrantes, qui traversent la Méditerranée, face à des enjeux nouveaux de transmission de gestes et de discours en fonction de stratégies identitaires aussi diverses que mouvantes. Ces familles, qui refont le voyage sans cesse entre les deux rives, s’attachent à faire le pont entre deux espaces, à faire voyager des idées, des gestes, des mots, des objets, des danses. C’est à ces dernières, accompagnées de chants et de musiques, gestes et sonorités de mémoire, qui marquent le lien ou la séparation, que je m’intéresse. À partir d’un questionnement sur l’élaboration, la rencontre, mais aussi la remise en cause des identités genrées à travers l’apprentissage et la mise en œuvre des danses migrantes berbères ahidous, je me demande dans quelle mesure on peut proposer une approche diachronique et dialogique des mouvements de danses partagées au féminin et au masculin, qui font le voyage avec les migrants et qui sont les supports de l’expression d’une loyauté vis-à-vis du pays d’origine, d’une légitimité passant au travers des liens revendiqués, ou bien encore d’une position en marge des usages convenus au moment du départ en lien avec un contexte de vie différent, saisi de nouveaux modèles esthétiques.

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Géographique :

Maroc, France
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Texte intégral

  • 1 Berbères.

1Les parcours migratoires placent les familles qui traversent la Méditerranée face à des enjeux nouveaux de transmission de gestes et de discours en fonction de stratégies identitaires aussi diverses que mouvantes. Ces familles, qui refont le voyage entre les deux rives, s’attachent à faire le pont entre deux espaces, à faire voyager des idées, des gestes, des mots, des objets, des danses. C’est sur ces dernières, accompagnées de chants et de musiques, qui marquent le lien ou la séparation, que j’aimerais m’arrêter. Les danses traditionnelles amazigh1, nommées ahidous, sont en effet l’objet d’une inversion genrée de leur apprentissage.

  • 2 La communauté berbère de Foix compte environ une quarantaine de familles originaires des alentour (...)
  • 3 L’ahidous entre France et Maroc a été mon sujet de Master 2. Dans ma thèse, j’ai analysé les proc (...)

2C’est dans la ville de Foix, en Ariège, dans laquelle vit une communauté migrante d’origine berbère2, que j’ai pu partager, tout d’abord en tant que proche, puis en tant qu’ethnologue, le quotidien de ces familles. Je suis ensuite allée à la rencontre des familles de mes interlocuteurs, restées dans le pays d’origine, dans le Moyen Atlas marocain et plus précisément autour de la petite ville de M’rirt. Mon enquête de terrain menée entre 2008 et 2017 a été facilitée par ma pratique de la langue arabe et berbère et ma participation aux moments du quotidien comme aux célébrations des fêtes. Insérée directement dans le monde des femmes, en tant que jeune fille, puis en tant que jeune femme, j’ai pu y observer les processus de transmission et négocier ensuite une nouvelle place d’observatrice du côté des hommes. Les danses amazigh ont fourni un objet d’analyse privilégié, car au centre des noces et des rencontres au sein de la communauté migrante, mais aussi des retrouvailles lors des retours au Maroc3. Cet article emprunte le même chemin que celui que j’ai parcouru, de l’Ariège au Moyen Atlas, en suivant d’abord les trajets des familles migrantes lors de leurs retours estivaux au pays, puis en y revenant seule, de longs mois, hors de la période d’été. Les manières d’être amazigh dans ces constants allers-retours entre deux espaces constituent l’axe central de mes recherches.

Photo de l’auteure prises sur le terrain [Maroc]

© Vialle.

Un ahidous de noce à Foix

  • 4 Cette description vient de ma participation à ce mariage.

3Un matin de printemps 2016, les rythmes saccadés des tambourins berbères annoncent, dans la petite cité HLM de Foix, que la fête va prendre son envol. Une union va être célébrée aujourd’hui4. Dans l’appartement de ses parents, le marié est prêt. Son garçon d’honneur le prend par le bras pour l’accompagner au dehors, et le conduire jusqu’au domicile des parents de celle qui sera dans quelques heures son épouse légitime. Les tambourins font résonner le plaisir de tous à participer à cette union. Les mères entourent la mère du marié qui voit son fils s’éloigner. Le corps des femmes fait bloc, entrainant les protagonistes de la noce à entrer dans le cercle de danse.

  • 5 Alloun ou adjoun en berbère, bendir en arabe.
  • 6 Miriam Rovsing Olsen (1997) décrit très bien la symbolique de cette danse qui rappelle l’importan (...)

4L’ahidous vient de renaître dans l’espace migratoire. Cette danse est effectuée en cercle, ou en ligne, par les hommes et les femmes qui meuvent leur corps, au son des tambourins5. Les rythmes et les chants sont entonnés par certains des danseurs. Un premier se met à frapper sur son tambourin les rythmes saccadés de l’ahidous tout en mouvant ses épaules selon la chorégraphie convenue, c’est alors que tous les autres participants se joignent à lui partageant les mêmes pas et mouvements d’épaules. Puis, le musicien lance un chant à voix haute, et tous les autres danseurs reprennent les paroles en chœur, jusqu’à ce qu’un autre chant soit proposé par le même chanteur ou par un autre. En se positionnant, épaules contre épaules, les participants créent un corps collectif dansant, qui bouge de haut en bas et de gauche à droite, à l’unisson. Pendant que les épaules de chacun montent et descendent en rythme, les jambes et les pieds se balancent en avant puis, esquissent un mouvement vers la droite pour faire tourner le cercle des participants de l’ahidous sur lui-même. On dit « jouer ahidous », car la danse est perçue comme éminemment liée au jeu de l’instrument et aux chants qui l’accompagnent. C’est un tout, qui fait sens dans la rencontre de ces trois savoir-faire réunis pour faire naître le cercle de danse6.

5Dans l’appartement de la mariée, larmes et sourires se marient dans l’instant. Les femmes chantent le départ en langue thamazigh, d’autres rythment leurs danses en frappant des deux mains les tambourins ramenés du pays. Elles placent les instruments à la verticale, au niveau de leur poitrine et tandis que l’une des mains le maintient par le bas tout en le frappant du bout des doigts, l’autre rebondit sur son centre. Puis, un ou deux hommes d’âge moyen entrent dans la ronde. On les désigne du regard dans l’assemblée des femmes, avec un sourire on les reconnait, ce sont ceux qui sont arrivés en France il y a peu, et qui ont appris le jeu de l’instrument au pays. Ils s’emparent alors des tambourins que leur abandonnent les femmes de bon cœur et reprennent le contrôle des rythmes. Le cercle devient mixte, les mères et les jeunes filles partagent les pas des nouveaux venus. Les pères, eux, se tiennent à l’écart ou très en retrait à l’extérieur des bâtiments. Ils observent les danses qu’ils ont expérimentées dans leur jeunesse, celles qu’un voile de pudeur, justifié par l’âge, le statut, ou la pratique religieuse, a éloigné d’eux. Mais déjà, plus loin dans la cité, « l’ahidous de la mariée », « ahidous n’tislit », marque l’attente et la préparation au départ de la mariée pour la salle des fêtes, puis la demeure de son époux.

6Vient alors l’heure de la rencontre. C’est seulement à ce moment là que l’alliance entre les deux familles se matérialise et que celles-ci s’accordent dans une même chorégraphie aux sons des tambourins. Les proches entourent les mariés de leurs corps dansant. Ils font tenir le cercle un temps, répondant à l’idéal d’union solide, qui grandit ou rétrécit, mais ne rompt jamais. Car le cercle de danse est jugé par les danseurs eux-mêmes, mais aussi par les spectateurs massés autour, comme « beau » lorsque les participants tiennent la cadence et restent danser épaules contre épaules tant que la musique résonne. Si le cercle se rétrécit, puis se délite, du fait des défections lorsque certains danseurs se retirent en se plaçant en spectateurs autour du cercle, les participants sont considérés comme des piètres danseurs.

7Ce qui se vit en France au travers de ces moments festifs fait écho à ce qui se partage dans le Moyen Atlas marocain au travers de ces mêmes mouvements. Mais, ici ou là-bas, apprendre à danser en tant que femme ou en tant qu’homme, apprendre ce qui est permis ou proscrit en public, procède d’un long parcours d’initiation aux gestuelles et chorégraphies du corps depuis l’enfance. Dans le Moyen Atlas marocain, tous ont cheminé le long de ces sentiers d’éducation gestuelle, tous sont ou ont été danseurs. La danse marque les statuts et les étapes de l’existence, la danse fait les rencontres et sépare les classes d’âge, enfin la danse inspire les hommes et positionne les femmes.

Apprendre l’ahidous là-bas : une affaire de jeunes garçons, puis d’hommes

8Au Maroc, les garçons apprennent en observant et en imitant les danseurs au moment des célébrations de mariage. Les jeunes admirent leurs aînés et se bousculent pour avoir la meilleure vision du cercle. En grandissant, ils accèdent au droit de réchauffer l’instrument sur le feu allumé à côté de l’espace de danse. En apprenant à tendre la peau de chèvre apposée sur le cercle de bois qui constitue le tambourin, ils approchent alors d’un peu plus près le monde de la danse et l’entrée dans le cercle. L’initiation se fait ainsi par paliers. Dans le Moyen Atlas, et plus précisément entre la ville de M’rirt et les zones rurales environnantes, ces étapes diffèrent néanmoins. L’approche par l’instrument est plus fréquente dans les campagnes. On apprend à le fabriquer, en jouer et l’entretenir en même temps qu’à danser avec lui. La musique s’apprend avec la danse et le chant, comme un ensemble qui fait sens lorsque les trois savoir-faire sont conjugués. Le temps de l’improvisation vient ensuite. Dans l’espace citadin, l’instrument est prêté, acheté, très rarement fabriqué. Les chants, quant à eux, sont répétés, rarement inventés. Ceux que l’on nomme les « vrais » danseurs (amchad (sg), imchaden (pl)) sont les meilleurs joueurs d’ahidous. Les imchaden sont de toutes les noces au pays, ce sont eux qui lancent les rythmes, tiennent la danse, maîtrisent les chants et qui ont la capacité de former les plus jeunes. Ils viennent des campagnes où ils ont pu se familiariser, dès la petite enfance, avec cet art total, jusqu’à en être maîtres à leur tour, et devenir des modèles pour les plus jeunes. L’ahidous prend ainsi une valeur esthétique différente selon qu’il est le fruit d’un savoir-danser acquis dans un environnement ou dans un autre.

Des danses au féminin en terre amazigh

  • 7 Dans leur étude sur le Haut Atlas marocain Jouad & Lortat Jacob (1978) placent d’emblée les femme (...)
  • 8 Voir sur la danse comme apprentissage de la féminité Aline Tauzin (2007).

9Dans le Moyen Atlas, les petites filles sont laissées libres de jouer autour et surtout au centre du cercle de danse lors des mariages. Elles sont aussi les plus proches spectatrices et réceptrices des jeux de danses des mères, tantes, sœurs et grandes cousines, dans l’intimité des demeures, lorsque les hommes sont au dehors. Les fillettes deviennent ainsi les détentrices de ce « secret » qui fait des femmes d’excellentes joueuses de tambourins dès que les hommes sont sortis, et des danseuses extrêmement habiles, mémorisant à la perfection les chants masculins venant du dehors. Improvisant même parfois tant autour des pas que des mots. Mais, hors des murs de leurs demeures, elles restent d’éternelles novices face aux « maîtres » de la danse. En intériorisant ce jeu de positions entre les espaces et les temps de danses, elles apprennent et acceptent qu’une femme doit savoir brider son savoir-danser face aux hommes, afin que ceux-ci maintiennent en public une image de dominant à travers le maniement de l’instrument et les chorégraphies traditionnelles7. Ici, et au travers des apprentissages de la danse se joue toute la dialectique des rapports hommes-femmes ; avec leurs lots de pouvoirs et contre-pouvoirs, mais aussi de renversement des positions en fonction des espaces, à l’intérieur desquels garçons et filles sont amenés à s’affirmer8.

10C’est ainsi que, même évincées des espaces légitimes et officiels d’apprentissages des danses, les femmes vont tout de même créer des temps de pratique, dans les interstices entre les tâches domestiques quotidiennes ou au moment des préparatifs de la noce. Ici, la cuisine, les essayages, la préparation des décorations de l’espace cérémoniel sont autant de prétextes à initiation. Apprendre à danser en tant que jeune fille, c’est donc apprendre à être femme au sein de cette société amazigh, dans laquelle la domination masculine doit pouvoir être rejouée et rendue visible dans les espaces extérieurs au travers du cercle d’ahidous, mais aussi déjouée, rendue risible dans le monde secret des femmes, à l’abri des espaces intérieurs.

11La noce, dans le Moyen Atlas, est jalonnée de ces différents temps de mise en scène des rapports genrés. Moqueries, parodies, libération des mouvements du corps et des mots font face à l’extériorisation des normes officielles. Et si, dans ce moment de fête, les femmes peuvent vivre ce dont elles doivent normalement s’abstenir, ce temps particulier est néanmoins placé sous le contrôle du groupe. Les limites de la pudeur verbale et corporelle semblent repoussées, mais elles sont définies différemment. Entre elles, c’est tout d’abord par le regard que sont rappelés ce qui est admis devant une assemblée masculine, et ce qui est toléré seulement dans les espaces féminins. Ainsi, l’apprentissage des rapports au corps dansant, mais aussi les jugements et les sanctions proviennent en premier lieu des femmes elles-mêmes, car elles ont intériorisé, dès leur enfance, cette forte codification des lieux et des temps de libération du corps féminin dans ce qu’il présente de sensualité, de mobilité rythmée et chorégraphiée. À l’extérieur, le cercle de danse mixte est encadré par les hommes et ce sont eux qui vont poser les jalons du permis et de l’interdit.

12Ainsi, la gestuelle féminine, sous contrôle de part et d’autre, mais mise en mouvement dans ces temps de fête, révèle les enjeux contradictoires du corps féminin dans cette société, tantôt mis en lumière, tantôt voilé. En effet, les femmes peuvent non seulement danser avec agilité et endurance mais surtout les parures qu’elles portent au moment des mariages mettent en valeur leur présence dans le cercle. Leur corps qui, au quotidien, doit être dérobé aux regards masculins (vêtements amples, sobres, gestes mesurés, voix posée, cheveux couverts), dans les temps de danse, est vêtu des plus belles robes, paré de bijoux et de foulards aux couleurs scintillantes et ajustés avec de belles broches brillantes.

Photo de l’auteure prises sur le terrain [Maroc]

© Vialle.

La règle et ses marges

  • 9 Voir également à propos des espaces chez les Kabyles d’Algérie, Yacine 1999 : 2.

13Du côté des hommes migrants devenus pères, la retenue évoquée précédemment s’explique en partie par les enjeux qu’implique la participation au cercle de danse. Ce cercle n’est pas seulement primordial par sa fonction de mise en scène de la joie vis-à-vis de l’union qui est célébrée, il est aussi pensé et vécu, au pays, comme un espace précieux de rencontres et d’approches, à travers un jeu de séduction discret entre jeunes gens en âge de se marier. Dans les zones rurales du Moyen Atlas marocain, les villages sont découpés en espaces « extérieurs » (ruelles, champs, forêts...) associés au masculin et en espaces « intérieurs » associés au féminin (maisons, cours intérieures, source au centre du village...)9. Les espaces de rencontres, loin de la surveillance des aînés, sont rares. Selon les anciens, il faut contrôler les rapprochements entre jeunes gens, afin que les noces à venir soient le choix des ainés (plus « sages »), plutôt que celui, venant du cœur de jeunes gens emportés par la passion. En ville, les filles doivent justifier de leurs déplacements et sont invitées à rester davantage à la maison ou dans la ruelle devant leurs demeures sous le regard des parentes et voisines.

14Les moments de fête sont alors de très précieux temps de rencontres, mais toujours sous le regard du groupe, avec des partenaires « légitimes ». En effet, ne sont invités à danser dans le cercle que les proches des familles des mariés, les parents et amis des villages alentours. Différentes stratégies sont alors mises en place par les jeunes gens qui souhaitent entrer dans le cercle, dès que le son des tambourins se fait entendre. Des conflits peuvent émerger de ces tentatives pour jouer l’ahidous sans y être convié. Celui qui contrevient à la règle est soupçonné de vouloir séduire et dérober une jeune fille, en violant l’espace de ce cercle. Les jeunes filles, de leur côté, n’entrent pas non plus dans n’importe quel cercle de danse, et surtout pas à n’importe quel moment. On leur impose les cercles de danse dans les intérieurs ou les espaces lumineux. Les cercles de l’ombre, dans lesquels on ne distingue pas bien les gestes de tous les participants et dans lesquels peuvent entrer des « étrangers » sont perçus comme dangereux. Si une fille choisit délibérément de se positionner à côté d’un jeune homme extérieur à la famille, avec qui elle pourrait potentiellement contracter une union non souhaitable, les regards réprobateurs et les rumeurs acerbes ne tardent pas. Car la danse se vit, s’observe, s’écoute mais aussi se décrit, se commente et se juge. Les réputations de bons ou mauvais joueurs, de filles prudes ou volages, s’y font, s’y défont, circulant et se transformant ensuite dans les propos rapportant les temps forts de la cérémonie.

  • 10 Voir sur ce point Idali-Demeyre (1999) ainsi que Yacine (2006) pour la société kabyle d’Algérie e (...)

15Les jeunes gens se font néanmoins passer des messages discrets par le biais de la danse. Les filles ont appris, cette fois auprès de leurs amies ou cousines, comment frôler l’être aimé sans en avoir l’air et comment danser à côté de lui, partageant ainsi une intimité normalement prohibée. Mais la séduction passe aussi par les chants qui accompagnent l’ahidous. Le plus souvent, ce sont les jeunes hommes qui les lancent dans le cercle de danse mixte, pour que ceux-ci soient repris par tous. Ils y insèrent, sous forme de poésies emplies de métaphores, un message visant directement l’être aimé. Ici, le chant qui semble parler d’amour dans son acception large, s’adresse en réalité à l’une des jeunes filles dans le cercle et lui signifie l’attachement qui ne se dit nulle part ailleurs. Alors, seuls les deux jeunes gens concernés, pourront comprendre le sens caché derrière ce qui est repris en chœur par tous les participants10.

Photo de l’auteure prises sur le terrain [Maroc]

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Refaire l’ahidous en Ariège

  • 11 S’ajoute l’aspect religieux qui, selon certaines interprétations des textes fondateurs de l’islam (...)

16L’expérience migratoire trouble ces fonctions essentielles de la danse. Les espaces de rencontre et de séduction se démultiplient en France ôtant au cercle d’ahidous sa fonction première. Les espaces ne sont plus les mêmes et les rapports d’apprentissage entre les différentes classes d’âges sont totalement bouleversés. Du côté des jeunes hommes, plus aucun lien n’est établi avec la fabrication de l’instrument et la transmission avec les cousins plus âgés est rompue. Ceux qui sont nés et ont grandi en France n’ont plus personne à imiter. Si les mères continuent de danser dans les espaces intérieurs et par-là même, de transmettre à leurs filles les gestes et rythmes de l’ahidous, les pères porteurs de ce savoir-faire corporel s’en sont éloignés faisant ainsi perdurer la règle qui leur impose au pays de laisser les tambourins une fois devenus pères. La coutume, telle qu’elle est formulée au Maroc, veut en effet que les pères qui ont des fils en âge d’apprendre et de comprendre la danse et tout se qui se joue autour de son exercice, comme espace de rencontre, de séduction, d’expression d’une parole contenue et de gestes prohibés dans les espaces et les temps du quotidien, délaissent la danse pour laisser cet espace de liberté contrôlé aux générations ultérieures11. En suivant cette règle, les pères migrants sont alors porteurs d’un savoir-faire qu’ils ne peuvent exprimer ni transmettre, alors que leurs fils, issus de fratries ayant grandi en France se retrouvent orphelins des modalités coutumières de transmission de ces savoirs par le groupe de pairs, c’est-à-dire par les cousins, amis, frères un peu plus âgés.

17La jeunesse masculine se retrouve alors face à la disparition des chaines de passation des savoir-danser. Il n’y a plus guère que leurs cousins du pays, durant l’été, qui puissent leur transmettre quelques bribes de connaissances. Mais les novices sont l’objet d’une pluie de moqueries de la part de ceux du pays qui savent. « Le vacancier qui danse ressemble à celui qui essaye de marcher sur des œufs ». Ces boutades deviennent même des chants, repris par tous lors de célébrations collectives. Les jeunes garçons nés en France observent parfois les danses de loin lorsque leurs mères et leurs sœurs s’entraînent dans l’espace familial. Mais le plus souvent, les règles de pudeur entre les deux sexes rendent cet échange inexistant. Le statut « d’émigré » fait donc des garçons qui vivent en France des « novices à vie" tandis que leurs homologues du Maroc, en particulier ceux des campagnes, peuvent espérer devenir des « imchaden ».

18 Néanmoins, si le constat de déperdition est patent du côté des apprentissages masculins, du côté des femmes, les danses sont toujours aussi vivantes car ressenties comme nécessaires à l’élaboration de marqueurs identitaires forts dans l’espace migratoire. Pour celles-ci, le souci de transmission se fait plus fort et renverse les règles d’apprentissages exercées au pays. En effet, les petites filles qui, jadis, ont appris à danser l’ahidous à la dérobée, sont devenues les mères de France qui s’emparent de la place laissée vacante pour faire perdurer le jeu de l’ahidous et garder ainsi un lien avec le pays. Ce sont les filles qui reçoivent, non plus seulement par le jeu, ou en cachette, mais véritablement par l’exercice et l’enseignement direct de leurs mères, tantes ou voisines, « la bonne façon » de balancer les épaules, de haut en bas, de s’insérer dans le cercle en France, de suivre les cadences des autres participants, ou encore de manier l’instrument.

  • 12 Cynthia Becker (2006) souligne également le rôle central des femmes qui assurent de génération en (...)
  • 13 Huesca 2004 ; Fisher & Shay 2009 ; Marquié 2011 ; or, en sortant du cadre traditionnel scénique, (...)

19Les danses viriles, qui offraient autrefois un espace de socialisation sexué, mais aussi d’apprentissage des rôles et d’affirmation du masculin, deviennent des cercles désertés par les hommes, remplis par les femmes. Dès lors, ces espaces de construction et de valorisation de la masculinité deviennent lieux de valorisation de la féminité12. Cela d’autant plus que dans l’espace migratoire français, la danse est perçue comme une activité féminine qu’un garçon ne peut exercer qu’au risque de perdre un peu de sa virilité13. Les garçons nés et éduqués en France trouvent ailleurs, dans les espaces de sociabilité extérieures à la communauté berbère (collègues, amitiés, lycée...), d’autres activités permettant la construction de leur masculinité, qui pour eux, ne passe plus par l’ahidous.

20Ainsi, si l’ahidous fait le voyage entre le Moyen Atlas marocain et l’Ariège, c’est en opérant des glissements dans les processus de transmission. Alors que la danse constituait un lieu essentiel d’apprentissage et d’expression de la virilité au Maroc, elle est reprise en France par les femmes, devenues les seules gardiennes de cet art dansé. Les mères mettent en place un espace de dialogue entre les enfants d’ici et ceux de là-bas, entre ce qui se fait ici et s’imagine là-bas. Lorsque les pères s’éloignent et que les mères s’emparent des tambourins, lorsque les sœurs révèlent leurs savoir-danser, tandis que les frères restent malhabiles et timides pour entrer dans le cercle, l’ahidous révèle le changement au sein même de la volonté de perpétuation d’une identité amazigh. Les hommes migrants, fraichement arrivés en France, viennent combler, ici, le vide laissé par leurs homologues, en entrant dans le cercle et en reprenant les tambours aux mains des mères, pour réintroduire la part masculine des danses ahidous. Comme on le voit, les mouvements perpétuels entre le Maroc et la France redessinent sans cesse les contours de cet art. On peut dire alors que l’ahidous, rejeté ou réapproprié, endosse une véritable dynamique de passation des enjeux affectifs ainsi que de négociations des rapports entre hommes et femmes, parents et enfants.

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Bibliographie

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Notes

1 Berbères.

2 La communauté berbère de Foix compte environ une quarantaine de familles originaires des alentours de M’rirt, de Khenifra et El-Ksiba-Beni-Mellal. Ce dont je vais parler ici concerne essentiellement celles des alentours de M’rirt.

3 L’ahidous entre France et Maroc a été mon sujet de Master 2. Dans ma thèse, j’ai analysé les processus de transmission à l’œuvre entre différentes générations de migrants entre France et Maroc.

4 Cette description vient de ma participation à ce mariage.

5 Alloun ou adjoun en berbère, bendir en arabe.

6 Miriam Rovsing Olsen (1997) décrit très bien la symbolique de cette danse qui rappelle l’importance de faire corps dans le rituel.

7 Dans leur étude sur le Haut Atlas marocain Jouad & Lortat Jacob (1978) placent d’emblée les femmes du côté du suivi et non de l’innovation. Éternelles novices, elles seraient incitées à suivre les rythmes instaurés par les hommes.

8 Voir sur la danse comme apprentissage de la féminité Aline Tauzin (2007).

9 Voir également à propos des espaces chez les Kabyles d’Algérie, Yacine 1999 : 2.

10 Voir sur ce point Idali-Demeyre (1999) ainsi que Yacine (2006) pour la société kabyle d’Algérie et Abu Lughod 2008 [1999] pour les bédouins du Yémen.

11 S’ajoute l’aspect religieux qui, selon certaines interprétations des textes fondateurs de l’islam (Coran, Hadith), rend incompatible (en particulier du côté des pères), la pratique stricte des préceptes de l’islam et la danse.

12 Cynthia Becker (2006) souligne également le rôle central des femmes qui assurent de génération en génération, l’expression artistique d’un art visuel, celui des tissages en particulier.

13 Huesca 2004 ; Fisher & Shay 2009 ; Marquié 2011 ; or, en sortant du cadre traditionnel scénique, la danse hip-hop française semble fournir une exception à ce constat, cf. Dole & Strausz 2010 ; et McCarren 2013.

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Table des illustrations

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Pour citer cet article

Référence papier

Balladine Vialle, « Les danses ahidous entre Moyen Atlas et Ariège »Clio, 46 | 2017, 149-160.

Référence électronique

Balladine Vialle, « Les danses ahidous entre Moyen Atlas et Ariège »Clio [En ligne], 46 | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/13746 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.13746

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Auteur

Balladine Vialle

Vialle Balladine, est titulaire d’un doctorat en anthropologie soutenu à l’Université Toulouse Jean Jaurès, sous la direction de Claudine VASSAS. Dans ses recherches, elle a questionné les différentes manières de faire et de dire le lien à la berbérité dans la migration, au travers des chants, des poésies, des tissages et des danses qui se réinventent ici et là-bas et tissent les liens ou marquent les écarts entre les deux rives. En parallèle, elle a pu participer, avec le laboratoire de recherche du CRASC (Oran), à un projet EPPAF, entre l’Algérie et la France, sur les thématiques de la vieillesse ici et là-bas. Un article est à paraitre à la suite de ce travail : « Les premières grands-mères de l'expérience migratoire amazigh en Ariège » dans la revue Insaniyat (Algérie). Enfin, elle a publié un article dans la revue Horizons Maghrébins n°73, sous le titre : « Circulations et transmission des izlan amazigh d'une rive à l’autre de la méditerranée », et elle est en attente de publication de son manuscrit de thèse auprès des PUM. Contact : vialle.balladine@hotmail.fr

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