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CLIO a lu

Fernanda GIL LOZANO, Valeria Silvia PITA et María Gabriela INI (dir.), Historia de las Mujeres en la Argentina, Buenos Aires, Taurus, 2000, 2 vol.

Geneviève VERDO
p. 294-297

Texte intégral

1Après le succès de l’Histoire des Femmes en Occident, publiée à Buenos Aires en 1993, ces deux volumes présentent une synthèse des travaux sur l’histoire des femmes et du genre développés en Argentine au cours des années 1990. Les 25 contributions abordent des thématiques diverses, allant du XVIIe au XXe siècle, organisées en trois rubriques.

2La première d’entre elles, « Enfermements et sujétions », analyse la place et la situation des femmes dans divers contextes, en les rapportant systématiquement à la dimension socio-ethnique ou à celle des rapports de classe. Dans les rapports entre espagnols et indiens, à la période coloniale, le comportement des femmes apparaît ainsi comme un indice de l’acculturation ou, au contraire, comme l’agent par lequel s’opère la subversion de l’ordre social et racial. Un excellent article sur la figure de la captive en dit long sur la place centrale du genre dans l’imaginaire des contacts entre blancs et indiens. Pour les créoles, le rapt et le viol de « leurs » femmes constituent le degré extrême de l’offense, les atteignant au plus profond de leur identité ethnique et virile.

3Plus brutale encore, la rencontre entre noirs et blancs est évoquée dans un article sur les femmes esclaves. Objet de marchandage et de désir, celles-ci servent d’exutoire à la brutalité de leurs maîtres (des deux sexes) et aux appétits de leurs patrons, victimes d’un préjugé qui leur prête des instincts et une sexualité débridés. Pourtant, au cours du XIXe siècle, les femmes noires parviennent à conquérir un rôle social au travers d’associations qu’elles créent et dirigent, jouissant de ce fait d’une marge de manoeuvre plus étendue que les dames de l’élite. Au demeurant, la condition de ces dernières s’aggrave sensiblement au cours du XIXe siècle, notamment par l’instauration du Code Civil en 1869 puis de la Loi sur le Mariage de 1882, qui sanctionne l’infériorité juridique de la femme, l’empêchant de disposer de ses ressources et de sa personne.

4Jusqu’aux années 1950, le XXe siècle ne modifie en rien cet ordre patriarcal, l’Église, les partis politiques et les pouvoirs publics s’accordant à confiner les femmes dans l’espace domestique. Ainsi, au début du siècle, les petites filles des rues sont emprisonnées dans la Maison de Correction des Femmes où, pour les éloigner de la délinquance et de la prostitution, on leur inculque les tâches ménagères censées correspondre à leur condition. Cette assignation trouve son expression la plus directe et la plus brutale dans le régime instauré par la junte militaire de 1976 à 1983. À travers les traitements infligés aux femmes dans les camps de concentration s’expriment non seulement une brutalité masculine encouragée par une situation d’impunité totale, mais aussi l’ordre traditionnel qu’il s’agit de restaurer ainsi qu’une volonté d’anéantissement qui se traduit par le rapt systématique des nouveaux-nés.

5L’assujettissement des femmes passe par le contrôle de leurs corps et de leur sexualité, c’est l’objet de la deuxième rubrique. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le corps féminin devient l’apanage de la médecine, qui construit le modèle « anatomiquement correct » de la féminité. Accouchements, maladies physiques et troubles mentaux sont désormais traités dans des établissements spécialisés, tandis que les sages-femmes et les dames de charité subissent de plein fouet la concurrence des hommes de l’art. Cette mise sous tutelle se focalise autour du problème des maladies vénériennes. Le fait de considérer les femmes - en premier lieu les prostituées, mais également les ouvrières, à partir des années 1930 - comme les seuls agents de la transmission explique la mise en place d’une législation visant à contrer la propagation du mal et, par làmême, l’affaiblissement de la « race ». À cette crainte correspond une vision manichéenne de la femme, abondamment propagée dans la culture du tango : d’un côté la prostituée et l’ouvrière menaçant, par leur dépravation, l’avenir de la nation, de l’autre la mère au foyer, parée de toutes les vertus. À bien des égards, ce modèle perdure au-delà des années 1970, même si un débat public sur la contraception accompagne, vers le milieu des années 1960, la diffusion de la pilule.

6Le corps féminin apparaît aussi comme un enjeu politique à travers la défense de la maternité, qui fait l’objet d’un consensus général dans la perspective de la construction nationale (on parle tour à tour de « maternité sociale » ou de « nationalisme maternaliste »). Un article sur Tucumán à la fin du XIXe siècle met l’accent sur le poids de l’Église dans la fabrication de ce discours et montre le lien entre la « question sociale » et l’assimilation de la femme à la fonction maternelle. De fait, la tension entre cet idéal et la progression du travail féminin explique l’adoption précoce d’une législation dans ce domaine. L’usine est également un lieu où s’instaure une nouvelle hiérarchie entre les sexes, fondée sur la division des tâches, sur la perception du travail féminin comme auxiliaire et aléatoire, justifiant le maintien des femmes dans des positions subalternes et des écarts de salaires importants.

7La dernière rubrique est consacrée aux diverses formes de résistance dont on peut trouver trace dès la période coloniale. « Résistance », peut-être, que celle de la veuve Juana Bazán, affichant publiquement, au début du XVIIe siècle, sa liaison avec un marchand portugais. L’affaire nous montre une justice soucieuse de préserver l’honneur de caste, en trouvant à la dame maintes circonstances atténuantes, tandis que son amant est frappé de bannissement. À la même époque, des religieuses de Córdoba n’hésitent pas à défier l’autorité de leur évêque en usant de la parole et de l’écrit. Là encore, c’est l’appartenance de ces femmes à l’élite locale qui leur permet d’obtenir gain de cause auprès des autorités.

8À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les formes d’action passent, chez les femmes de l’élite, par la participation à de nombreuses organisations féminines (notamment dans le domaine de l’assistance sociale), la pratique de l’écrit (avec l’apparition des premières journalistes) et la revendication de nouveaux droits. Là encore, il faut souligner la force du modèle maternel, professé par tous les courants politiques et profondément ancré dans les mentalités. Revendiquée par les féministes comme signe distinctif de la féminité, la maternité constitue, pour elles, le fondement d’une citoyenneté féminine, entendue comme la contrepartie de la mise au monde et de l’éducation des futurs citoyens. De plus, en investissant les lieux « naturellement » dévolus aux femmes (l’assistance sociale, la prévention de la prostitution, la défense de la paix), celles-ci contribueraient à une transformation en profondeur de la société.

9Les Mères de la Place de Mai sont l’expression même de cette « politisation de la maternité ». Dans ce mouvement né en 1977, les femmes font irruption sur la scène publique depuis leur rôle le plus traditionnel, celui de mères inquiètes pour le sort de leurs enfants « disparus ». En exigeant la vérité d’un pouvoir qui prétendait défendre la famille - et qui les a significativement traitées de « folles » - ces femmes ont contribué à dévoiler les fondements de l’ordre patriarcal, et ne cessent, depuis le rétablissement de la démocratie en 1983, de dénoncer les injustices et les situations d’impunité qui se perpétuent dans le pays.

10Ces deux volumes répondent donc largement à leur propos initial, celui de « rendre visibles » ces femmes que l’historiographie argentine a presque totalement occultées, dans le souci constant de modifier, par là-même, les méthodes d’analyse à l’oeuvre dans la discipline. Il s’agit tout autant de jeter un regard neuf sur les catégories marginalisées (indiens et noirs, classes populaires, histoires provinciales) que d’expliciter l’origine des situations de domination, de suggérer de nouvelles interprétations - moins glorieuses que celles qui ont prévalu jusqu’alors - sur la formation de l’État et de la nation en Argentine, de proposer une autre chronologie et une lecture plus complexe et plus critique des processus sociaux qui ont jalonné cette histoire.

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Pour citer cet article

Référence papier

Geneviève VERDO, « Fernanda GIL LOZANO, Valeria Silvia PITA et María Gabriela INI (dir.), Historia de las Mujeres en la Argentina, Buenos Aires, Taurus, 2000, 2 vol. »Clio, 20 | 2004, 294-297.

Référence électronique

Geneviève VERDO, « Fernanda GIL LOZANO, Valeria Silvia PITA et María Gabriela INI (dir.), Historia de las Mujeres en la Argentina, Buenos Aires, Taurus, 2000, 2 vol. »Clio [En ligne], 20 | 2004, mis en ligne le 06 juin 2005, consulté le 06 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/1374 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.1374

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