Tim Allender, Learning Femininity in Colonial India, 1820-1932
Texte intégral
1Dans ce livre fort documenté – et avec de belles photographies à l’appui –, l’historien australien Tim Allender analyse l’enseignement féminin dans l’Inde coloniale entre 1820 et 1932. Les termes du titre indiquent l’ambition : il ne s’agit pas seulement d’étudier l’essor d’établissements pour les filles, mais aussi de s’interroger sur les apprentissages sexués et leur évolution dans le temps. Les filles et les femmes qui apprennent dans ce livre sont aussi bien des Indiennes que des Eurasiennes ou des Anglaises ; elles découvrent aussi bien des savoirs et savoir-faire occidentaux qu’orientaux ; elles fréquentent des établissements à New Delhi, Bombay, Calcutta ou Madras. Autrement dit, Tim Allender a cherché à donner une vision générale et nuancée de la diversité des initiatives nées durant ce long xixe siècle impérial. Le résultat force l’admiration tant l’ambition sur le plan théorique est grande, les archives dépouillées nombreuses et les résultats empiriques multiples. Il est fort à parier que cette monographie restera longtemps exemplaire, fruit de longues années de recherche et d’une maîtrise exceptionnelle de la littérature secondaire sur le sujet.
2Learning Femininity est organisé en neuf chapitres chronologiques et thématiques. L’introduction, très argumentée, explicite les paradigmes interprétatifs par rapport auxquels il se situe. Il y a d’abord la grille de lecture forgée par les subaltern studies, qui l’incite à comprendre les effets de la présence anglaise en Inde en lien avec les politiques scolaires menées depuis l’Indépendance. Plus structurantes cependant, sont les orientations inspirées par les travaux qui croisent l’histoire du genre et de l’éducation et l’histoire impériale « blanche » ainsi que les perspectives (lancées notamment par Catherine Hall), qui situent l’empire au cœur de réseaux et de circuits multiples. L’étude des circulations et des transferts de savoirs nourrit la démarche qui révèle l’importance des échanges entre catégories sociales et ethniques différentes, entre métropole et empire, et entre différentes parties de l’empire. Certes, Tim Allender reconnaît que la perspective qui domine est occidentale car ses sources lui permettent surtout de tracer la capacité d’agir des enseignantes et des missionnaires britanniques et celle des Eurasiennes qui ont davantage bénéficié des établissements scolaires que d’autres. Mais il est sensible tout au long du livre aux Indiennes qui ont su saisir des opportunités d’accès à des savoirs professionnels et sont devenues médecins ou enseignantes, comme Manorama Bose au Punjab (au début du xxe siècle).
3Le premier chapitre – « Finding feminine scholars, 1820-1865 » – plante le décor en montrant l’existence de lieux de formation féminine aussi bien en milieu familial indien qu’européen. Cette période, avant l’instauration du régime colonial, est caractérisée par des formes d’expérimentation, notamment dans les lieux périphériques où l’orientalisme encourage l’apprentissage de langues indiennes, le mélange d’élèves d’origines diverses et la création de sociétés d’éducation indigène. La présence d’enfants eurasiens de soldats britanniques est à l’origine de nouvelles créations à partir des années 1840 et du développement d’une conception racialisée de l’éducation qui aura la vie longue (chap. 2). Lorsque l’État britannique intervient par des ordonnances en 1854 (Wood’s Education Despatch) et 1860 (Canning’s Despatch) celles-ci visent explicitement les Eurasiennes, censées être plus susceptibles d’assimiler les valeurs morales et intellectuelles occidentales. Des établissements modèles, comme les asiles militaires établis au nom de Henry Lawrence (frère du vice-roi de l’Inde) créés à partir de 1847 dans des stations climatiques (hill stations) au nord, cherchent à imprégner enfants européens et eurasiens des codes moraux occidentaux. Garçons et filles y sont mélangés et reçoivent des leçons dérivées des programmes en Angleterre, transmis par des enseignant.e.s britanniques. Selon Allender, l’initiative de Lawrence codifie une pédagogie féminine qui deviendra un modèle par la suite (p. 85). À côté de telles initiatives portées par des hommes, se développent, à partir des années 1860, des initiatives dirigées par des femmes qui saisissent la volonté du régime colonial d’inclure les filles dans les projets scolaires (chap. 3). L’arrivée d’Européennes en nombre modifie le tissu social et la volonté de développer les écoles de filles se double d’efforts de la part de l’État pour organiser la formation d’enseignantes, en laissant de côté cependant les filles indiennes. L’unitarienne Mary Carpenter, qualifiée d’impérialiste maternaliste, joue le rôle de trouble-fête par sa volonté d’inclure les Indiennes, mais aussi dans son rejet du modèle missionnaire. Si l’exemple de Carpenter illustre la diversité des positionnements et l’importance des circulations entre métropole et colonie, in fine l’État juge plus prudent de soutenir les missionnaires et un projet civilisateur centré sur la petite minorité des Eurasiennes.
4Les chapitres 4 à 6 décrivent les initiatives missionnaires des années 1860 aux années 1920. Trois sites en particulier se distinguent par la qualité de la formation proposée : à Delhi, Palamcottah et Lucknow, des Eurasiennes mais aussi quelques Indiennes de caste élevée reçoivent un enseignement spécifique en plus d’une formation normale. Ce programme (appelé “accomplishments”) comprend surtout les arts d’agrément – l’élocution, la musique, les travaux d’aiguille, les langues vivantes et le dessin – censés former des jeunes filles occidentalisées. Les trois établissements deviendront par la suite des établissements d’enseignement supérieur. Au-delà des murs de la mission, Allender montre le travail des missionnaires dans les Zenana (les lieux non-mixtes d’habitation de femmes musulmanes aisées) pour ouvrir aux femmes indiennes de nouvelles opportunités dans le domaine médical. Les femmes missionnaires sont rapidement rejointes par les féministes anglaises qui poursuivent en Inde le combat qu’elles mènent en métropole pour que les femmes soient formées aux métiers médicaux. Ce secteur médical se distingue du scolaire par l’interaction plus grande avec les Indiennes, y compris les plus pauvres et démunies ; l’exemple de la missionnaire Rosalie Harvey et de son travail dans un asile pour lépreux à Nasik (Maharashtra) en est emblématique. Ici, comme ailleurs, on comprend que l’initiative des femmes et leurs interactions débordent les projets officiels.
5Les trois derniers chapitres sont centrés sur le domaine scolaire et montrent toute la complexité des évolutions dans ce vaste territoire aux populations et aux traditions scolaires tellement diverses. Pour Allender, la variété des situations rencontrées résulte en partie d’un corps d’enseignantes occidentales dispersé et fragmenté, parfois s’accommodant des réalités locales et nouant des relations avec des Indiennes sur place, parfois poursuivant un projet féministe occidental, parfois encore obéissant aux contraintes imposées par un État impérial qui progressivement élimine tout financement en faveur des Indiennes. L’application à partir des années 1880 d’un « Code européen » limite aux seules filles européennes et eurasiennes l’accès aux études secondaires et à la formation d’enseignantes. Les « Code schools », en nombre toutefois limité, visent les filles d’origine bourgeoise et accentuent le programme basé sur les accomplishments. Mais à côté de ceux-ci on voit le développement de jardins d’enfants et l’arrivée de la pédagogie froebélienne portée par des femmes qui développent l’enseignement maternel pour les Indiennes. Ailleurs encore, les religieuses de la communauté Loreto ouvrent des écoles pour les élites eurasiennes, des écoles normales, et des orphelinats pour les Indiennes pauvres.
6La conclusion de Tim Allender est sans concession pour le Raj, dont la politique raciale et sociale centrée sur la petite population des Eurasiennes a fragilisé l’héritage scolaire impérial, d’autant plus que cette population est partie à l’Indépendance. En traquant les individus, en multipliant les jeux d’échelle et en faisant ressortir les études de cas, l’historien montre bien, cependant, les limites d’une analyse centrée sur le Raj, révélant à quel point les enseignantes elles-mêmes ont infléchi la politique officielle en créant des établissements bien plus divers, qui ont été repris et transformés après 1947. En restituant toute la complexité de la situation indienne, ce livre constitue une lecture indispensable pour saisir l’importance du rôle des femmes, de leurs réseaux et de leurs projets éducatifs dans l’Inde sous domination britannique.
Pour citer cet article
Référence électronique
Rebecca Rogers, « Tim Allender, Learning Femininity in Colonial India, 1820-1932 », Clio [En ligne], 45 | 2017, mis en ligne le 29 septembre 2017, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/13621 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.13621
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