Clive Thomson, Georges Hérelle : archéologie de l’inversion sexuelle fin de siècle, introduction et édition établie par Clive Thomson, préface de Philippe Artières
Clive Thomson, Georges Hérelle : archéologie de l’inversion sexuelle fin de siècle, introduction et édition établie par Clive Thomson, préface de Philippe Artières, Paris, Le Félin, 2014, 414 p.
Texte intégral
1Georges Hérelle (1848-1935), professeur de philosophie, intéressé par les arts et traditions populaires, membre de nombreuses sociétés savantes, est réputé pour ses travaux sur les pastorales basques, la Champagne moderne ou encore ses traductions littéraires de l’italien vers le français. Grâce à l’ouvrage de Clive Thomson (Université de Guelph, Canada), qui a examiné attentivement l’impressionnant fonds qu’il a légué à la Bibliothèque municipale de Troyes, il est désormais possible d’enfin mieux connaître les zones, laissées plus ou moins sciemment dans l’ombre, par les historiens, biographes et ethnographes qui s’étaient intéressés à son œuvre et à sa personne. En 1987 déjà, Philippe Lejeune décrivait Hérelle comme l’un des premiers théoriciens de l’homosexualité dans un article dédié aux autobiographies d’écrivains homosexuels (in Romantisme, vol. 17, n°56, 1987) sans que personne, avant Thomson, ait creusé la question. Grâce à son ouvrage, c’est un tout autre portrait qui se dessine, celui d’un homme qui aimait passionnément les hommes et qui fut tout à la fois archiviste et archéologue de l’inversion sexuelle (1869-1905), historien de l’amour grec (1894-1930), théoricien de l’homosexualité (1920-1935).
2Georges Hérelle compte en effet parmi les tout premiers Français à avoir travaillé sur l’« inversion sexuelle ». Et c’est bien la manière dont il a travaillé cette question qui est au cœur de l’ouvrage pionnier de Clive Thomson. Grâce aux archives intégralement conservées (jusqu’aux plus scandaleuses) à Troyes, Thomson est parvenu à montrer comment les trajectoires intellectuelle, scientifique et intime se nourrissent et se complètent l’une l’autre chez ce spécialiste de l’amour grec. Tout commence en 1867, lorsqu’il tombe passionnément amoureux, à 19 ans, de Paul Bourget (1852-1935), qui deviendra plus tard écrivain et essayiste. À la suite de cette rencontre, Hérelle entame une enquête systématique sur les auteurs de l’Antiquité traitant de l’amour pédérastique (p. 26), cherchant à comprendre pourquoi Gustave Tardieu, dont il avait lu très tôt (en 1862) la célèbre Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs, condamnait avec une telle morgue la pédérastie.
- 1 Agricola Lieberfreund, Aristote : problèmes sur l’amour physique, 1900. L.R. Pogey-Castries, Hist (...)
3Puis, à partir des années 1880, Hérelle entreprend la constitution d’une « bibliothèque spéciale ». Il se procure l’ensemble des publications littéraires, médicales et journalistiques sur le sujet. Parallèlement, il s’entoure d’un petit cercle d’amis homosexuels qu’il répartit en trois catégories, les confidents, les camarades et les amants. La vie d’Hérelle se compose donc de trois cercles distincts et lorsqu’il entame son enquête sociale sur l’inversion, vers 1885, ce sont les confidents et amants qu’il interroge en premier lieu. L’enquête, dont les résultats furent jusqu’alors laissés dans l’ombre par les spécialistes d’Hérelle, l’occupera jusqu’à la fin de sa vie comme l’attestent ses nombreux dossiers de notes de lecture, son journal intime ainsi que les deux livres sur l’amour grec qu’il publia sous pseudonyme en 1900 et 19301.
4Ardent voyageur, il réalise entre 1890 et 1901 une enquête sur la prostitution masculine en Italie. Lors de chacun de ses périples, il étudie minutieusement les nombreux lieux de prostitution masculine, interviewe de jeunes prostitués et rapporte méticuleusement, à la manière d’un ethnographe, le détail de ses observations et conversations. Il décrit avec précision le mode de fonctionnement des entremetteurs (les ruffiani), cherche à comprendre l’histoire de vie de chacun des prostitués rencontrés, relève des graffitis dans les pissotières, recueille des photographies des lieux visités et fait même prendre en photo certains de ses enquêtés.
5Cette première enquête, dont les résultats inédits resteraient à synthétiser, est complétée par une seconde sur l’inversion qu’il réalise au moyen d’un questionnaire. Inspiré du questionnaire de Georges Saint-Paul (publié en 1894 dans les Archives d’anthropologie criminelle), Hérelle en propose une version renouvelée et dé-pathologisée. D’ailleurs, il ne manquera pas de s’adresser directement à Saint-Paul, soulignant auprès de lui que la dissimulation de l’inversion est une nécessité sociale pour les premiers concernés (p. 131). Aussi l’objectif d’Hérelle est-il plutôt d’ordre sociologique, visant à couper l’herbe sous le pied aux médecins et psychiatres de son temps. Les résultats globaux de cette enquête mériteraient un développement dans la mesure où nombre de questions que se posent Hérelle restent d’actualité, cependant, tel n’est pas l’objet de l’ouvrage de Clive Thomson qui préfère offrir à la lecture des extraits choisis de textes authentiques et inédits de l’auteur.
6Plutôt que de clore le débat, Archéologie de l’inversion sexuelle fin de siècle ouvre de nombreuses perspectives de recherches sur les homosexualités qui sont autant d’invitations à explorer plus avant l’impressionnant fonds légué par Hérelle. S’emparer d’un tel chantier permettrait de rétablir certains déséquilibres sur un sujet qui a principalement été abordé au moyen des travaux de médecins et psychiatres de l’époque, laissant de côté les premières enquêtes sur la sexualité menées par Hérelle en France et par Magnus Hirschfeld en Allemagne, qui constituent de précieuses sources pour les historien-ne-s de la sexualité.
Notes
1 Agricola Lieberfreund, Aristote : problèmes sur l’amour physique, 1900. L.R. Pogey-Castries, Histoire de l’amour grec dans l’Antiquité, 1930.
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Référence électronique
Régis Schlagdenhauffen, « Clive Thomson, Georges Hérelle : archéologie de l’inversion sexuelle fin de siècle, introduction et édition établie par Clive Thomson, préface de Philippe Artières », Clio [En ligne], 44 | 2016, mis en ligne le 25 avril 2017, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/13397 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.13397
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