1Les coutumes populaires exécutées pendant un mariage sont les suivantes. Le shabbat qui précède le jour des noces, le promis est appelé le matin à lire la Torah à la synagogue (aufrufen), et en revenant de la synagogue, il reçoit les vœux et félicitations de ses amis, et les régale, selon ses moyens. Le soir de ce même shabbat, les femmes mariées et jeunes filles se retrouvent chez la promise. On joue de la musique, des chants connus (zemiros), et l’amuseur de noces (badkhen) improvise des vers à voix haute en langue juive vernaculaire [yiddish]. Chaque femme danse avec la fiancée, puis s’ensuivent des danses et des réjouissances. Le soir qui précède les noces, les femmes les plus proches de la fiancée l’accompagnent au bain rituel, où elle doit se laver dans un bain chaud (mikva). Elles lui enseignent les règles de cette purification, qu’elle doit réaliser presque chaque mois, sept jours après la fin de sa purification mensuelle, faute de quoi son mari ne devrait pas la toucher.
2Le jour du mariage, les femmes se rassemblent au domicile de la fiancée, avec qui elles dansent à tour de rôle, sur la même musique et les mêmes versets que le soir du shabbat précédent. Cependant s’y ajoutent des vers à portée morale pour préparer la fiancée à la séparation d’avec ses parents, à ses devoirs conjugaux, etc. Habituellement, cela émeut les femmes aux larmes. La promise s’assoit ensuite au milieu de la pièce. Commence l’attente du fiancé, qui lui-même a reçu la visite des hommes et à qui le bouffon a apporté en musique les cadeaux de la fiancée. Les cadeaux consistent en : a) un châle en laine avec des rayures bleues (talis), que le juif porte pendant la prière du matin ; et b) une chemise mortuaire (kitel) qu’on ne porte que le jour de la rémission des péchés [Yom Kippour] et à la Pâque, et dans laquelle on enterre les morts. En transmettant ces cadeaux, l’amuseur déclame avec vivacité ses vers moraux, puis le fiancé se dirige avec ses invités vers le domicile de la fiancée. En y arrivant et en trouvant sa fiancée assise au milieu de la pièce, il lui couvre la tête d’un tissu blanc. Les vieillards présents aspergent les mariés d’une poignée de houblon ou d’avoine, en disant « que vous vous multipliiez par milliers et myriades ».
3Les témoins Note 1 du fiancé ou son garçon d’honneur lui enfilent le kitel et allument deux flambeaux. L’amuseur appelle les parents et les plus anciens membres de la famille des deux parties pour la prononciation de la bénédiction. Chaque invité pose ses mains sur la tête des fiancés et les bénit en prononçant une formule établie. Tous ensuite se dirigent vers le lieu de la noce Note 2. Les fiancés, qui ont jeûné depuis le matin, mangent d’une même assiette un bouillon fortifiant, appelé « soupe dorée ». Un festin est offert aux invités, à l’issue duquel chacun apporte un cadeau aux jeunes mariés. Le maître de cérémonie annonce les cadeaux avec force bons mots et plaisanteries.
4À la fin du banquet, on répète les sept bénédictions (sheva brakhos) qui ont été prononcées pendant le mariage au-dessus de la coupe de vin, de laquelle ont bu les fiancés. La mariée est ensuite assise au milieu de la pièce et les invités d’honneur dansent avec elle à tour de rôle (cette coutume s’appelle « la danse cacher » car elle ne se pratique que si la fiancée est pure, mais si elle est en menstruation et n’a pas pu exécuter le rituel de purification, alors ce moment n’a pas lieu car selon la loi de Moïse, le fiancé n’est pas autorisé à la toucher avant l’accomplissement de la purification). Les amies de la mariée l’emmènent ensuite jusqu’à la chambre nuptiale alors que le marié reste avec les invités qui dansent et déclament des passages des saintes écritures, en attendant le retour des amies de la mariée. Ensuite on accompagne le garçon d’honneur et le marié à la chambre nuptiale Note 3. Il est important de noter que chez les juifs, les femmes ne dansent pas avec les hommes, et que chaque sexe danse séparément. Cependant cette coutume orientale disparait peu à peu, mais je parle des masses, et pas des exceptions.
5Le lendemain, les femmes rasent la tête de la mariée, selon la mode des femmes mariées et plus des jeunes filles. Puis on recommence à festoyer et danser. Le premier shabbat qui suit la noce, les amies se rassemblent chez la mariée et l’accompagnent pour la première fois à la synagogue (car les jeunes filles ne vont pas à la synagogue, même quand elles sont adultes), la félicitent à nouveau et, de retour à la maison, se régalent. Les choses se passent ainsi seulement si l’homme épouse une femme vierge. Dans le cas d’un mariage avec une divorcée ou une veuve, aucune cérémonie n’a lieu à l’exception de l’acte légal lui-même et le mariage se déroule sans musique.
6Note 1 : Sont désignés comme témoins des mariés un maximum de deux couples (Unterfürher) qui doivent être absolument mariés en première noce. Les époux font office de garçons d’honneur et leurs femmes de demoiselles d’honneur.
7Note 2 : Le mariage lui-même se déroule ainsi : le fiancé se tient sous un dais (khupa), placé à l’air libre près de la synagogue. Les parents de la fiancée l’accompagnent avec les garçons d’honneur et font sept fois le tour du fiancé. Pendant cette déambulation, le chantre chante des hymnes anciens. Ensuite le rabbin lit une prière, tenant dans ses mains une coupe de vin (de la bière ou du vin de miel), qu’il porte aux lèvres des fiancés. Le fiancé passe l’alliance à l’index de la main droite de la fiancée, prononçant la formule « par cet anneau, tu deviens mon épouse, selon la loi de Moïse et d’Israël ». Le rabbin lit à voix haute le contrat de mariage (kesuba) écrit en langue chaldéenne puis il prononce sept bénédictions, tenant entre ses mains la coupe dont les fiancés boivent à nouveau. Puis ils brisent la coupe, pour se souvenir que nous sommes tous faits de poussière. La lecture de la prière avant la noce, de l’inscription (sidur kedushin) et des bénédictions qui s’ensuivent (sheva brakhos) peut être réalisée par quelqu’un d’autre que le rabbin, mais toujours en présence de dix juifs adultes (Rus, IV, 2).
8Note 3 : Il faut noter que chez les juifs, les jeunes filles qui n’ont pas conservé leur virginité (besulim) constituent des exceptions très rares, car la chasteté est l’une de leur principale qualité morale. D’ailleurs les femmes âgées proches de la mariée s’efforcent de s’en convaincre soigneusement le lendemain de la première union. Si, à une occasion particulière, la fille ou jeune fille est frappée d’une maladie de l’utérus ou se blesse, tombe, saute ou prend peur, alors le fait est rapporté au rabbin qui l’inscrit dans un registre spécial (pinkes), précisant la date, les circonstances, la personne concernée et les faits (mukas-ets) pour que son comportement soit hors de soupçon au cas d’une perte de virginité. Le moindre doute en la matière condamnerait la femme à une honte éternelle.
- 1 Le texte a été traduit du russe par mes soins. En ce qui concerne les termes d’origine hébraïques (...)
9Moïseï Berlin, Étude ethnographique de la population juive en Russie, 1861 (Extrait)1
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- 3 Sur l’étude ethnographique de Berlin, son influence et sa place dans l’histoire de l’ethnographie (...)
- 4 Mitnaged, plu. mitnagdim : mot hébraïque qui signifie « opposant » et qui désigne les adversaire (...)
- 5 Le gouvernement de Nicolas Ier voulut « rapprocher » les juifs de la société non-juive en supprim (...)
- 6 Pour les autorités russes, ce fanatisme se manifestait par la cacherout, l’observance du shabbat (...)
10Ce texte est un extrait de l’Étude ethnographique de la population juive en Russie, publiée en russe en 1861 par Moïseï Berlin, sous les auspices de la Société russe impériale de géographie2. Il s’agit de la première étude ethnographique consacrée aux juifs de l’Empire russe, qui précède de plus de cinquante ans les premières expéditions ethnographiques menées par Sh. An-ski, celui que l’on considère généralement comme le premier ethnographe des juifs russes3. Cette étude repose sur la connaissance et les observations de son auteur, plutôt que sur les résultats d’une expédition ad hoc comme j’y reviendrai. Moïseï Berlin peut être considéré comme un exemple assez typique de juif éclairé (maskil), porteur d’une double culture. Il était l’héritier de la tradition intellectuelle rabbinique (mitnaged)4 mais il reçut également une éducation européenne séculière et était en rupture avec la communauté juive. Comme beaucoup de maskilim au milieu du xixe siècle, il se mit au service de l’État russe et participa à la mise en application des réformes de la société juive initiées par le tsar Nicolas Ier5. Après des études en Allemagne, il devint instituteur dans une école juive d’État puis fut nommé en 1853 « juif savant » ou expert en affaires juives (utshenyï evreï/uchenyi evrei) auprès du gouverneur-général des provinces de Vitebsk, Moguilev et Smolensk. Il exerça cette fonction jusqu’en 1856. C’est pendant sa mission de « juif savant » que Berlin eut l’occasion d’observer les coutumes de ses coreligionnaires. Le rôle du « juif savant » était en effet à la fois de diffuser la bonne parole gouvernementale auprès d’une population largement réticente et méfiante à l’égard des réformes, mais aussi de fournir aux autorités des informations précises et des explications sur la vie et les pratiques religieuses des juifs. Les « juifs savants » étaient sollicités pour produire des statistiques sur le nombre de synagogues, d’écoles et de rabbins, mais aussi pour expliquer les mœurs « étranges » des juifs et signaler les manifestations de « fanatisme juif »6. Berlin était donc à la fois un expert du judaïsme en général mais aussi un bon connaisseur des pratiques quotidiennes et des rituels populaires des juifs de Biélorussie, sa région d’origine et son lieu de travail. On peut déceler tout au long de son étude ethnographique son point de vue de juif réformateur, soucieux de contribuer à une meilleure acceptation des juifs dans la société russe. On y reviendra plus loin.
- 7 Sur la société de géographie et cet appel, voir Knight 1998 et 2009 ; Berelowitch 1990.
11Berlin répondit à l’appel lancé par la Société russe de géographie en 1848, réitéré en 1853, pour étudier le peuple russe mais aussi tous les peuples qui habitaient l’Empire. Cette étude fait donc partie d’une entreprise étatique plus large visant à mieux connaître et mieux administrer l’Empire dans sa diversité culturelle, linguistique et confessionnelle7. Berlin suivit approximativement le questionnaire diffusé par la Société pour guider les amateurs dans leur collecte d’informations, mais il avait ses propres motivations. Dans un contexte de vifs débats sur la question juive, il s’efforça de prouver par son étude que les juifs de Russie étaient un peuple respectable en réfutant les idées reçues les plus antisémites, un peuple doté d’une histoire ancienne et de structures sociales élaborées, mais aussi une nationalité à part entière, douée de qualités qui la rendaient capable de se réformer et de faire partie d’un Empire russe en pleine modernisation. En décrivant le mariage et les aspects les plus traditionnels de la vie quotidienne des juifs, Berlin leur donna une apparence de normalité et de noblesse, insistant sur les valeurs religieuses et morales, autant que l’ancienneté de ces pratiques. Son étude apportait un fondement scientifique à la reconnaissance d’une identité juive séparée et visait à rendre les juifs moins effrayants aux yeux d’une population et d’un gouvernement russes habitués aux dénonciations permanentes du soi-disant fanatisme et de l’isolement juifs.
- 8 Ceci est constaté également par Nathaniel Deutsch, qui souligne par ailleurs la contribution enco (...)
12Les femmes occupent une place assez importante dans l’étude ethnographique de Berlin, autant dans les sections sur l’habillement et la cuisine, que dans celles sur l’organisation sociale, les activités économiques, l’éducation et la médecine populaire. À la différence des membres de l’élite intellectuelle juive de l’époque, qu’ils soient religieux ou modernes, qui ignorèrent souvent les femmes dans leurs écrits, Berlin rendit compte du rôle prépondérant joué par les femmes dans la vie religieuse, économique et culturelle des juifs d’Europe orientale8. En décrivant le rituel du mariage, Berlin accorda une attention égale aux expériences respectives du fiancé et de la fiancée pendant les jours qui précèdent la cérémonie (appel à lire la Torah
– oyfrufenish en yiddish – pour l’homme ; purification rituelle au mikve pour la femme), pendant la célébration (geste de voiler la fiancée
– bedeken – et cérémonie de la houppa, bénédictions, repas de noce et « danse cacher ») et après les noces (nuit de noce, rasage de la tête de la femme et première prière de la jeune mariée à la synagogue).
- 9 Sur l’évolution historique et les aspects sociaux, légaux et culturels du mariage, voir Stampfer (...)
- 10 Pauline Wengeroff décrit en détail le mariage de sa sœur Chaveh dans ses mémoires publiées en all (...)
- 11 Publié et traduit par Deutsch 2006 : 210-233.
13Les rituels qu’il décrit sont largement confirmés, à quelques nuances près, dans d’autres descriptions. Si les stratégies matrimoniales, l’âge au mariage ou les relations entre époux évoluèrent considérablement au cours des xixe et xxe siècles, le déroulement des fiançailles et du mariage est pratiquement resté inchangé9. Il suffit de lire les écrits d’autres mémorialistes, ethnographes ou écrivains pour constater la pérennité et l’uniformité de ce rite, qui connaissait seulement de légères variations régionales malgré la transformation rapide de la société juive10. L’encyclopédique questionnaire (le « programme ethnographique juif ») publié par An-ski en 1914 pour guider les amateurs souhaitant documenter et enregistrer le moindre détail de la vie quotidienne et religieuse des bourgades, confirme que la modernisation a très peu modifié les rituels nuptiaux11.
- 12 Pour une analyse du rituel du mariage juif en Europe de l’Est, voir Freeze 2002 : 44-50. Pour des (...)
14Berlin, comme nombre d’autres ethnographes après lui, décrivit avec précision et fascination ce rituel religieux si particulier aux juifs. Rite de passage pour les jeunes gens, mais aussi moment de piété religieuse et de communion collective intense, il permettait à la fois d’unir deux individus mais aussi d’associer et de réunir toutes les couches d’une société de plus en plus fracturée : riches et pauvres, érudits et ignorants, vieux et jeunes, parents et beaux-parents, hassidim et mitnagdim, hommes et femmes12. Les rôles des uns et des autres étaient clairement définis. Les femmes de la communauté, qu’elles soient pauvres ou riches, proches ou pas, festoyaient avec la fiancée et dansaient avec elle (« Chaque femme danse avec la fiancée, puis s’ensuivent des danses et des réjouissances »). Toutes les femmes, ou les amies les plus proches, selon Berlin, l’initiaient au rite de la purification au mikve. De la même façon, les hommes de la communauté accompagnaient le fiancé à la synagogue au moment solennel où il était appelé à lire la Torah, l’aidaient à s’habiller et festoyaient avec lui. L’amuseur de noces divertissait tour à tour le fiancé et la fiancée, accompagné de musiciens. Les moments cruciaux du mariage se déroulaient en présence de la communauté au grand complet.
15Au-delà de cette symétrie entre hommes et femmes dans le rituel religieux, il s’agissait pour la femme encore plus que pour l’homme d’un moment capital. Comme lui, elle devenait une adulte sexuellement active et responsable, mais elle devait également désormais observer les règles de niddah [pureté], adopter la coiffure des femmes mariées en se rasant la tête et portant une perruque ou un fichu, et assumer des devoirs religieux. Sa réputation et donc sa vie future dépendaient de ce moment et de la confirmation de sa virginité. L’enjeu était beaucoup plus important que dans d’autres sociétés. Berlin ne manqua pas de souligner cette spécificité juive en insistant sur l’attachement à la chasteté, l’importance de la pureté, et l’observance religieuse. À cet égard, le fait que la fiancée offre à son promis un talit et un kitel, des vêtements associés aux gestes religieux des hommes, peut être interprété comme la prise de conscience et la contribution de la femme à la réalisation des devoirs religieux masculins. Contrairement à d’autres ethnographes après lui, Berlin accorda assez peu d’attention dans sa description à la célébration du mariage lui-même qui est décrite en note seulement. Les croyances populaires et motifs folkloriques associés ensuite au mariage juif comme la visite du cimetière et des parents décédés, ou le bon présage annoncé par la rencontre avec un porteur aux seaux pleins ne trouvent pas de place chez Berlin. La description anatomique, scientifique, dépassionnée de l’un des moments les plus émouvants de la vie des juifs trahit la volonté de Berlin de neutraliser tous les aspects folkloriques, irrationnels ou rétrogrades de la culture juive. On ne s’étonnera pas qu’il s’excuse presque de la mauvaise habitude, qualifiée d’« orientale », conservée par les juifs des « masses » de séparer les hommes et femmes pendant les danses.
- 13 Voir les observations ethnographiques de O.S. Tian-Shanskaia sur la vie sexuelle dans les village (...)
16Ce qu’il préféra mettre en avant était bien la piété des individus et de la communauté juive, le respect de codes moraux et le contrôle collectif opéré sur les mariés et sur les femmes en particulier. À l’inverse des chrétiens qui se mariaient plus tard et avaient une vie prémaritale et maritale souvent plus désordonnée en raison de l’abus d’alcool, des cas plus fréquents d’adultère et de naissances non contrôlées malgré la désapprobation de la communauté13, le rituel nuptial très codifié et institutionnalisé par les juifs assurait moralité, ordre et contrôle des pulsions sexuelles à la fois féminines et masculines. La femme jouait un rôle crucial dans cette normalité de la vie conjugale et sexuelle des juifs. La longue note de Berlin sur la virginité des femmes juives est significative. Elle vise à démontrer la sophistication de l’organisation sociale communautaire et le respect des rituels religieux. C’est bien par la femme que la solidité de l’institution du mariage, la moralité de la société juive et la pérennité de la communauté étaient assurées.