- 1 טלית, transcrit en français suivant les lieux tallit, talith ou taleth.
- 2 Sharon & Lidman 2012.
1Parmi ce que le monde juif orthodoxe perçoit comme des transgressions, l’un des gestes radicaux du groupe des « Femmes du Mur » depuis 1988 est de revêtir un châle de prière (en hébreu talit1) et, selon les offices, des phylactères (tefilin) pour venir prier entre femmes devant le Mur occidental du Temple de Jérusalem. Visuellement extrêmement fort, ce geste, qui participe à la médiatisation du mouvement, représente pour ceux des rabbins orthodoxes qui s’estiment décisionnaires sur ce lieu hautement symbolique, une forme de travestissement interdit par la Torah, et a valu à certaines l’arrestation2. Au sein du judaïsme orthodoxe, l’exégèse juridico-religieuse a en effet associé le châle de prière à la prière des seuls hommes, notamment pendant les offices du matin à la synagogue.
2Si le châle de prière est, dans les représentations, associé à la kippa et aux tefilin, on se focalisera ici sur le talit. Plus que la kippa, il est réservé au temps de la prière, tout en étant moins associé à une pratique religieuse « virtuose » (au sens de Max Weber) que les tefilin qui ne sont portés que pour la prière du matin en semaine et non lors de l’office du matin de shabbat, le plus fréquenté. À travers l’accès des femmes à ce vêtement rituel, il s’agit ici de poser la question de l’accès genré à ce que j’appellerai le corps juif de la prière en public, en m’inspirant des réflexions de l’une des femmes que j’ai rencontrées dans une synagogue libérale française :
- 3 Entretien avec Catherine (les prénoms ont été modifiés), 2004, synagogue libérale.
Le talit, c’est ce qui va t’envelopper quand tu seras mort. C’est ce qui t’enveloppe, de toute façon, qui te protège au moment où t’as vraiment besoin de retrouver ton corps… le corps de la prière. […] Donc le talit pour moi, c’est pas un truc de mec du tout [à la différence de la kippa]. C’est lié au corps juif, qui a un accès, de temps en temps, pas toujours… – parce que ça aussi c’est un problème, avoir un accès à la prière, c’est pas donné. Quelquefois j’y arrive et quelquefois je n’y arrive pas. Mais en tous cas j’ai mon talit qui me protège3.
- 4 Le courant Conservative (aux États-Unis) ou massorti (en hébreu et en français) est plus « conser (...)
3Les paroles de Catherine donnent à entendre combien le talit peut être perçu comme un indispensable soutien au recueillement, avec des arguments similaires à ceux entendus chez certains hommes pratiquants (on notera d’ailleurs son usage du masculin « neutre » dans un dialogue entre deux femmes : « quand tu seras mort »). Mais si les courants non orthodoxes du judaïsme font de l’égalité des sexes dans la participation au rituel l’un des emblèmes de leur différence par rapport au(x) judaïsme(s) orthodoxe(s), ce n’est pas pour autant que le port du châle de prière par les femmes est devenu majoritaire dans les synagogues libérales et massorties4, notamment dans le contexte français dont il sera particulièrement question ici. Non seulement peu de femmes le portent, mais elles sont moins nombreuses encore à dire, comme Catherine, que ce n’est « pas un truc de mec ».
- 5 L’annuaire de la World Union for Progressive Judaism (pour le courant libéral) recense 11 synagog (...)
4Comment se perçoivent, et sont perçues (par les autorités rabbiniques, par les membres de leur synagogue, par les juifs non orthodoxes…), les femmes qui portent un châle de prière dans ces synagogues minoritaires en France (une quinzaine en 2016)5 ? Le châle de prière porté par une femme devient-il « féminin », peut-il être « neutralisé » en perdant toute connotation genrée, ou reste-t-il queer, c’est-à-dire perçu comme un comportement de travestissement qui « trouble » les frontières de genre dominantes ? Et peut-on dégager des spécificités liées au contexte français ?
5Historiquement, dans le contexte de sociétés où la non mixité de la plupart des activités publiques paraissait évidente, l’espace de la synagogue a longtemps été un espace conçu comme masculin, les pratiques ayant probablement précédé la codification juridique. Le châle de prière, et l’ensemble des gestes, bénédictions et prescriptions rituelles qui lui sont associés, n’est de ce point de vue qu’un élément parmi d’autres de tout un dispositif rituel qui a contribué à séparer les corps masculins et féminins dans la prière (partition physique des espaces dans les synagogues, restrictions à l’égard de la voix des femmes, couvre-chefs, vêtements et normes de pudeur différents pour les femmes et les hommes…).
- 6 On n’évoquera pas ici le cas du talit katan, porté dans la journée sous les vêtements par les hom (...)
6Ainsi qu’on l’apprend dans les synagogues orthodoxes comme non orthodoxes, le châle de prière est lié à la prescription, tirée de l’exégèse de la Torah, de porter des franges (tsitsit) aux quatre coins de son vêtement pour la prière afin de se remémorer les commandements divins (Nombres 15 : 38-41). Le talit gadol6 est porté pour la prière du matin, chez soi ou à la synagogue, et souvent revêtu pour la première fois lors de la bar-mitsva (cérémonie de majorité religieuse, à 13 ans). Même si d’autres formes de talit existent et ont existé (matières, couleurs, formes…), le châle de prière prédominant dans la plupart des synagogues, souvent appelé « traditionnel », est un grand châle blanc en laine, avec des franges blanches aux quatre coins, de grandes bandes noires (éventuellement blanches, plus récemment bleues), parfois une bordure ornementée (la atarah).
7Le matin, dans les synagogues, les hommes enveloppés dans leurs châles de prière, à dominante blanche, donnent ainsi nettement l’impression visuelle d’une communauté fusionnelle, dont sont exclues les femmes, qu’elles en soient des spectatrices séparées dans les synagogues orthodoxes, ou qu’elles y soient mêlées dans des costumes ordinaires dans le cas des synagogues non orthodoxes (mixtes). L’un de mes interlocuteurs dans une synagogue libérale en 2004 y voyait d’ailleurs l’explication d’une présence plus importante des femmes aux offices du vendredi soir :
Je pense que malgré tout, c’est parce qu’on a intégré cette notion du judaïsme orthodoxe, qui est que le samedi matin, on sort la Torah, on met le talit, c’est donc l’affaire des hommes ! Même si dans une synagogue libérale ce n’est pas que l’affaire des hommes, c’est l’affaire de tous.
- 7 Voir par exemple Elbogen 1913 ; Yuter 2003.
8Dans le judaïsme orthodoxe, la raison la plus fréquemment invoquée aujourd’hui contre le port du talit par les femmes tient à un raisonnement d’origine talmudique, utilisé à propos de nombre d’autres pratiques liées au culte. Le principe général en est que les femmes sont « dispensées » des prescriptions qui impliquent de faire quelque chose à un moment précis (les « commandements positifs liés au temps »), ce qui est le cas du talit, lié à la prière du matin. Des travaux exégétiques et historiques montrent qu’il s’agit plutôt d’une justification ex post, qui s’est de plus durcie au fil du temps en interdiction7. Les textes du canon orthodoxe (Maïmonide, Rashi…) antérieurs à la période dite de l’émancipation ne manquent en effet pas d’exceptions ni de discussions concernant cette règle. Des exemples de femmes exceptionnelles par leur piété portant talit et tefilin y sont cités positivement, et « l’exemption » permet de justifier l’existant, plutôt que d’empêcher des vocations féminines hypothétiques.
- 8 Baumgarten 2014 : 149 et sq.
9Dans les pratiques, Elisheva Baumgarten8 montre qu’avant le xiiie siècle, le port des tefilin et des tsitsit pour la prière était de toute façon minoritaire pour les hommes. L’essentiel des discussions sur le cas des femmes (peuvent-elles les porter, et si elles les portent doivent-elles dire la bénédiction afférente ?) sont surtout postérieures au xiiie siècle, et entre le xiie et le xve siècle bien d’autres arguments que la règle des « commandements positifs liés aux temps » ont été évoqués pour les exempter ou éventuellement les exclure : en raison de leur dépendance vis-à-vis de leur mari (elles ne peuvent pas servir Dieu et leur époux en même temps) ; en raison de la potentialité d’une impureté rituelle liée aux règles (au moment où l’idée d’une impureté rituelle liée aux émissions de sperme disparait pour les hommes) ; en raison du soupçon que les femmes qui les portent le font surtout par « arrogance » (yohara) – un dernier argument que l’on retrouvera au xxe siècle. La « tradition » n’a donc pas parlé d’une seule voix.
10Le mouvement de la réforme du judaïsme, né au début du xixe siècle en Allemagne, n’introduit pas seulement un clivage nouveau entre « orthodoxes » et « réformateurs » ; il transforme aussi l’association entre genre, pratique religieuse et vêtements rituels. Dans les synagogues « réformées », « progressistes » ou « libérales » établies en Allemagne, en Angleterre ou aux États-Unis, les hommes assistent généralement aux offices tête nue, et ne portent plus le châle de prière, désormais réservé aux officiants (qui ne le mettent pas toujours, ou qui en portent une version plus discrète, en écharpe)9. Le vêtement de ville rapproche ainsi les hommes des femmes, tandis que la séparation physique des sexes est atténuée et parfois abolie, comme c’est le cas en France de la seule synagogue libérale, l’Union libérale israélite, fondée en 1907 rue Copernic à Paris.
11Cette dévalorisation, sinon cet abandon, des vêtements rituels a des justifications doctrinales, le judaïsme réformé privilégiant à l’époque l’esprit universaliste des textes sur le ritualisme et le particularisme. Elle tient aussi à un contexte social qui, dans de nombreux pays, incite fortement les juifs à l’assimilation. Dans le judaïsme consistorial français, à la même époque, c’est aux pressions assimilationnistes de l’État français au moins autant qu’à l’influence des idées réformatrices qu’il faut imputer une nouvelle esthétique du corps de l’officiant. Si couvre-chef et châle de prière y restent portés par l’assistance masculine, les rabbins portent désormais leur châle de prière par-dessus un costume inspiré de celui des prêtres et pasteurs, qui demeure en usage jusque dans les années 1960 dans les synagogues consistoriales françaises.
12Dans les années 1960 et 1970 cependant, la tendance s’inverse dans le judaïsme réformé, principalement aux États-Unis, devenus après l’anéantissement du judaïsme allemand et l’émigration de nombreux juifs européens le nouveau centre du judaïsme libéral. Sur fond de concomitance entre les mouvements de contre-culture juive et le mouvement des femmes, le châle de prière est progressivement réapproprié par les fidèles des groupes de prière et synagogues non orthodoxes, en incluant cette fois les femmes. Le port du châle de prière, qui était auparavant facultatif pour les officiants et incongru chez les fidèles masculins, est encouragé pour toutes et tous par les autorités rabbiniques du mouvement10. Les pratiques rituelles sont revalorisées comme véhicule privilégié de l’individualisation religieuse et d’une politique plus générale d’égalitarisme religieux, dont l’ordination des premières femmes rabbins (1972 aux États-Unis, 1975 au Royaume-Uni) est le signe le plus visible.
- 11 Pour reprendre une expression utilisée par Éric Fassin (1997) à propos des revendications paritar (...)
13En France, le port du châle de prière par des femmes est relativement tardif, la question ne semblant pas s’être posée avant les années 1980 à notre connaissance. Vue de France, la pratique est alors perçue comme exotique, dans un contexte où, d’une part, le judaïsme orthodoxe est fortement majoritaire (à la fois en nombre et en visibilité publique) et où, d’autre part, le féminisme connaît en France une période de reflux et une stigmatisation où antiféminisme et antiaméricanisme voisinent souvent. « Épouvantail américain »11 dans les années 1980, la pratique va cependant progressivement être légitimée au sein des synagogues non orthodoxes françaises où deux évolutions vont se croiser. D’une part, l’essor du judaïsme non orthodoxe est indissociable de phénomènes de transnationalisation, s’appuyant sur les ressources matérielles et symboliques des mouvements non orthodoxes des États-Unis, du Royaume-Uni et d’Israël. Cela favorise d’autant plus la circulation des argumentaires en faveur du port du talit par les femmes que, d’autre part, les débats sur la parité et sur le voile islamique font de l’égalitarisme religieux une nouvelle ressource symbolique dans le champ politique français.
14Limité jusqu’en 1977 à une seule synagogue, le judaïsme libéral français connaît également une forme de « retour à la tradition » en matière rituelle. L’arrivée en 1946 du rabbin André Zaoui à la synagogue de la rue Copernic est concomitante de la réintroduction de l’hébreu, de la recommandation aux hommes de se couvrir la tête et de porter un talit pour la prière du matin (les tefilin n’étant pas d’usage chez les libéraux), sans que l’évolution de ces pratiques soit clairement documentée12. Cela accompagne une évolution de même sens mais de plus grande ampleur dans les synagogues consistoriales où, dans les années 1960, les débats sur « la rénovation du culte » conduisent notamment à l’abandon progressif du costume ecclésiastique par les jeunes rabbins et à un réinvestissement de la kippa et du châle de prière par les fidèles masculins.
15Cependant cette évolution rituelle n’inclut pas les femmes. Certes, dans les années 1950, les femmes devinrent enseignantes et diplômées de l’Institut international d’études hébraïques (qui eut vocation à former des rabbins et des enseignants pour le judaïsme libéral francophone avant de fermer ses portes à la fin des années 1960), mais sans accéder à l’ordination et sans que semble changer leur participation au rituel à la synagogue de la rue Copernic. Cela est à relier au fait qu’à la différence des pays à dominante protestante où plusieurs églises autorisent l’ordination des femmes, le mouvement des femmes dans les années 1970 n’a que marginalement donné lieu à des revendications féministes au sein du paysage religieux français.
- 13 Cf. Tenou’a, juin 1981, p. 12.
16La scission du Mouvement juif libéral de France (MJLF) en 1977 sous l’égide du rabbin Daniel Farhi et de Colette Kessler (directrice des enseignements religieux) marqua une étape dans la question de la participation des femmes au rituel synagogal en France ; rapidement, la commission religieuse du MJLF décida d’autoriser les femmes à « monter à la Torah » et à lire dans la Torah, notamment à l’occasion de leur bat-mitsva (majorité religieuse féminine)13.
17Dans la revue du MJLF, la première mention du port du talit par les femmes date de 1986, dans le contexte de discussions intenses autour de la question de la participation des femmes au rituel, au moment où une jeune membre de la synagogue, Pauline Bebe, annonce son projet de devenir rabbin. Cet extrait d’un sermon du rabbin Farhi témoigne des résistances internes à ces « innovations », perçues en partie comme une mode anglo-saxonne :
- 14 Estrade.
- 15 Farhi 1986.
Nous savons par expérience, nous communautés libérales peut-être plus que d’autres, combien certaines innovations ou qualifiées telles peuvent provoquer de réactions allant jusqu’à réellement troubler l’ensemble de la communauté. Ce fut le cas lorsque nous avons décidé de faire célébrer la bat-mitsvah par les jeunes filles, à côté du rabbin sur la tévah14, lorsque nous avons décidé qu’elles liraient aussi dans la Torah. […] Je n’ignore pas que [ce trouble] a peut-être été le vôtre lorsque, il y a quelques semaines, vous avez vu pour la première fois une ou des femmes porter la kippa, voire le taleth. Bien sûr, vous savez qu’aucun fondement juridique ne le leur interdit, mais vous n’avez pu vous empêcher d’y réagir parce que c’est nouveau. De même ai-je personnellement réagi lorsque pour la première fois j’ai su que des femmes étaient ordonnées rabbins aux États-Unis ou en Angleterre, lorsque je les ai vues physiquement officier. Je crois qu’il faut faire la part de l’affectif et de la raison dans nos réactions.15
18L’ordination du rabbin Pauline Bebe au Leo Baeck College de Londres en juillet 1990, célébrée dans la presse française, modifie sans doute les attitudes. Pour signifier la transgression, les premières images de « la première femme rabbin » dans la presse française la représentent d’ailleurs souvent en kippa et grand châle de prière blanc et bleu (le talit le plus « traditionnel ») parfois au moment de l’élévation des rouleaux de la Torah. Une transgression en facilite d’autres, et la première bat-mitsvah à revêtir les tefilin, le 12 mai 1990, est ainsi saluée dans les colonnes du magazine du MJLF :
- 16 Tenou’a, été 1990, n° 55, p. 53.
Il s’agit là d’une importante étape dans l’égalité des femmes (sic) prônée par le judaïsme libéral. Bravo à Myriam et à sa famille. Avis aux futures Bnoth-Mitsva !16
19Cependant les réserves demeurent. Dans des entretiens parus en 1997, le rabbin Daniel Farhi se déclare contre le fait d’obliger les femmes, comme les hommes, à porter les vêtements rituels, au nom de deux réserves : ce doit être « naturel », et cela ne doit pas être féministe.
- 17 Farhi & Lentschner 1997 : 73 et 77 (c’est nous qui soulignons).
Il faut que ce soit un acte naturel. […] Le poids d’un statut particulier pour la femme, durant des millénaires, peut encore provoquer, soit chez la jeune fille elle-même, soit chez ses parents ou encore dans la communauté, une réaction de surprise, voire de réprobation. Donc nous ne voulons pas les y inciter. Mais lorsque la demande est faite, nous y accédons très volontiers […]. Comme pour les tefillines, le taleth ou d’autres choses, le rabbinat féminin n’est acceptable qu’à condition qu’il ne fasse pas l’objet d’une campagne de féminisme qui n’aurait plus rien à voir avec le judaïsme libéral !17
20On peut interpréter l’évolution du MJLF sur le talit pendant cette période dans le cadre d’un processus d’insertion croissante du judaïsme libéral français au sein de réseaux transnationaux. Jusqu’à la seconde naissance du judaïsme libéral français que représente la fondation du MJLF, le judaïsme libéral français était certes membre de la World Union for Progressive Judaism, qui fédère les synagogues libérales dans le monde, mais il était relativement autosuffisant doctrinalement. Les années 1980 représentent un double tournant. À l’échelle mondiale, le clivage entre orthodoxes et libéraux en ce qui concerne les politiques de conversion se durcit (notamment sur le terrain israélien), tandis que dans les séminaires rabbiniques libéraux, l’idée d’une halakha libérale monte en puissance, c’est-à-dire l’idée d’un mouvement unifié par des décisions religieuses communes basées, certes différemment des orthodoxes, sur l’exégèse des textes. Les responsa de la conférence rabbinique du judaïsme réformé états-unien deviennent alors une source pour l’ensemble des rabbins libéraux dans le monde. À l’échelle française, l’échec dans les années 1950 d’un séminaire rabbinique libéral parisien et l’évolution vers l’orthodoxie du séminaire consistorial français (où avaient été formés les premiers rabbins libéraux), impliquent de se tourner vers l’étranger pour la formation de nouveaux rabbins. C’est alors par le biais des échanges avec les séminaires rabbiniques anglais ou états-unien que sont diffusés les argumentaires et les pratiques du judaïsme libéral états-unien. Ce processus ne va pas sans résistances, visant à préserver l’autonomie du judaïsme libéral français face aux innovations « américaines », dont l’accès des femmes au rituel est l’un des symboles. Dans un contexte français de reflux du féminisme, la crainte de ce qui pourrait être perçu comme « féministe » est également renforcée par le souci de respectabilité d’un judaïsme libéral encore ultra minoritaire.
21Le maintien de résistances à la féminisation du rituel est probablement l’une des explications du départ de Pauline Bebe du MJLF en 1995. En fondant sa propre synagogue, la Communauté juive libérale (CJL), elle contribue fortement à diffuser la pratique du port du châle de prière par les femmes. Dans cette synagogue, le rabbin le porte systématiquement pour conduire les offices, organise parfois des « ateliers taleth » pour que chacun-e puisse y apprendre à nouer les tsitsit pour se fabriquer son propre talit, et le rend obligatoire non seulement pour les officiant-e-s mais pour les personnes qui sont « appelées à la Torah » (prévoyant pour cela sur l’estrade des talitot en réserve pour les personnes qui n’en auraient pas). Elle considère que cette obligation ponctuelle peut libérer les femmes qui n’oseraient pas le faire sinon.
22Sur tous ces points, Pauline Bebe suit rigoureusement les recommandations du conseil rabbinique du mouvement Reform, telles qu’on peut les trouver dans les responsa sur le sujet des années 1980. Elle fait d’ailleurs dans ses ouvrages et ses discours systématiquement référence aux positions du judaïsme libéral à l’échelle mondiale. Mais ses positions sont en même temps justifiées par un argumentaire autonome. Ainsi, dans son ouvrage Isha. Dictionnaire des femmes et du judaïsme (2001), elle argumente clairement en faveur de la « neutralité » du vêtement (« il s’agit là d’un vêtement rituel qui n’est pas associé à un sexe plutôt qu’un autre »), et fait du talit le symbole de l’égalité entre les sexes dans la participation au culte18. Ajustant sa formation londonienne au public parisien, la politique qu’elle élabore dans les années 1980 et 1990 est ainsi traduite dans les termes d’un féminisme universaliste, seul légitime à l’époque parmi les élites françaises. De ce point de vue, Catherine, citée en introduction, est en adéquation avec le discours de son rabbin en valorisant la capacité de s’abstraire du sexe.
- 19 Au cours d’une table ronde organisée le 8 mars 2008, Communauté juive libérale, Paris.
- 20 Ainsi les photos de bar-mitsva ou de cérémonies religieuses hors shabbat visibles sur les sites d (...)
23La nécessité de « neutraliser » cette innovation rituelle se relâche au fur et à mesure que la médiatisation du rabbinat féminin contribue à diffuser en France tant l’image que les argumentaires de femmes portant le châle de prière. Là où Pauline Bebe alterne châle de prière « traditionnel » et châles colorés en revendiquant la non sexuation des différents modèles, Célia Surget, ordonnée à Londres en 2008, déclare préférer un châle de prière « féminin », c’est-à-dire coloré, et ne pas mettre les tefilin qui, pour elle, ne fonctionnent pas rituellement19. Le rabbin Delphine Horvilleur (MJLF, ordonnée à New York en 2008) propose quant à elle dans En tenue d’Ève : féminin, pudeur et judaïsme (2013) une réflexion originale ; sans s’attarder sur le port du talit par les femmes, elle insiste surtout sur la manière dont il va de pair avec une part féminine des hommes, sensuels quand ils évoquent les sensations qui lui sont attachées. S’il est désormais possible d’assumer ainsi le « trouble dans le genre » que représente le port du châle de prière par les femmes, cela peut tenir à l’évolution des débats féministes des années 2010. Mais c’est aussi qu’il ne s’agit plus d’une pratique incongrue dans la majorité des synagogues non orthodoxes, même si elle reste fortement minoritaire20 et est considérée avec quelques réserves dans certaines synagogues, notamment massorties.
24Un nouveau courant est en effet apparu en France au début des années 1990, dont la politique concernant le talit est différente. La synagogue Adath-Shalom, une autre scission du MJLF (1988), plus conservatrice, se rattache, avec l’arrivée du rabbin Rivon Krygier en 1991, au courant massorti. Si, sur le plan idéologique, les massortis revendiquent une filiation européenne (celle du rabbin allemand Zacharias Frankel au xixe siècle), le mouvement massorti est, sur le plan institutionnel, originaire des États-Unis où il s’est structuré au tournant du xxe siècle. Issu d’une réaction conservatrice au sein de la réforme, le judaïsme Conservative ou massorti se caractérise par le souci d’une plus grande fidélité aux textes, que seule une exégèse rigoureuse peut adapter aux temps. Le mouvement Conservative nord-américain a ainsi admis le principe du rabbinat féminin en 1983, au terme d’une longue controverse.
- 21 En ligne sur http://www.massorti.com/Plaidoye-pour-le-Tallit.
25Si le degré de participation des femmes aux offices semble avoir fait l’objet de débats internes au début de l’histoire d’Adath-Shalom, dans les années 2000, la montée des femmes à la Torah et leur participation active à la conduite des offices sont des sujets de fierté dans la synagogue. Le rabbin Krygier, qui se revendique féministe, est cependant réticent au port du châle de prière par les femmes. Il considère que cela contrevient à l’interdiction faite dans la Torah de revêtir les vêtements du sexe opposé (dans une synagogue où la majorité des femmes portent plutôt des jupes que des pantalons), et que cela reste majoritairement perçu comme un travestissement ou comme le signe d’un féminisme uniformisant, ce qui pourrait disqualifier un peu plus la synagogue aux yeux de visiteurs plus habitués aux synagogues orthodoxes. Il encourage ainsi, d’abord individuellement, les femmes qui souhaitent porter le talit à le « féminiser » en adoptant des formats non traditionnels, plus colorés. Certaines, qui avaient d’abord opté pour un châle « traditionnel », y ajoutent une atarah colorée. En 2007, le site de la synagogue publie la drasha (commentaire des textes) d’une membre active de la synagogue21. Interpellant surtout l’élite féminine de la synagogue (« est-il logique par exemple qu’une femme dirige l’office, cantile la Tora, sans porter un talit ? »), elle incite les femmes à explorer la solution proposée par le rabbin d’une « féminisation » du châle de prière afin d’éviter tout « danger de confusion » avec « une revendication liée au féminisme et à la mode ». Elle-même est l’une des rares femmes de sa synagogue à porter habituellement un talit, en l’occurrence de couleur rose. La pratique n’est cependant pas pour autant devenue normative dans la synagogue :
Les personnes qui portent habituellement un talit (châle de prières) pour l’office matinal peuvent en emprunter un, à l’entrée de la synagogue. Dans notre communauté, l’usage le plus répandu est que les femmes ne portent pas de kippa et de talit. Toutefois celles qui par piété le souhaitent sont parfaitement autorisées à le faire. (Brochure « Bienvenue à Adath-Shalom », novembre 2011)
- 22 Par exemple Emmett 2007.
26Cette « féminisation » du talit n’est pas spécifique à la France et s’observe aussi depuis longtemps dans les synagogues Conservative états-uniennes22. Cependant, l’association systématique de la question du talit à celle de l’accès des femmes à la conduite du rituel peut être renvoyée au paritarisme des années 2000, plus tourné vers la conquête des positions de prestige mais aussi plus réticent à l’« indifférenciation » des sexes que le féminisme universaliste.
27Les années 2000 représentent pour les courants non orthodoxes du judaïsme un contexte très différent des années 1980. Le pluralisme religieux interne au judaïsme s’est développé et polarisé. Les débats sur la parité (2000), sur les signes religieux (2004), ont fait de l’égalité des sexes un nouvel emblème républicain français, facilitant sa mobilisation par le pôle non orthodoxe du judaïsme. La question de la place des femmes à la synagogue (modalités de la séparation des sexes et de la participation des femmes au rituel) est alors devenue (plus tard qu’aux États-Unis) un marqueur symbolique de frontières internes entre les différents courants, ce qu’elle n’était pas dans les années 1980. Cette politisation religieuse des questions de genre23 a des effets directs sur les femmes. Elles se voient alors implicitement investies de la mission d’incarner la conciliation entre égalitarisme et traditionalisme que revendique le mouvement massorti. C’est donc la participation active des femmes à la conduite d’offices proches des offices « traditionnels », plus que leur accès aux signes religieux « masculins » (ce qui est associé aux synagogues « libérales »), qui est mise en avant lorsqu’il s’agit de promouvoir le judaïsme massorti.
28Les personnes qui fréquentent une synagogue non orthodoxe dans les années 2000 ont rarement grandi dans le judaïsme libéral. Qu’elles soient issues d’une famille ne pratiquant pas le judaïsme (juive ou non) ou d’une famille orthodoxe, les images qu’elles associent à la pratique religieuse juive sont dominées par le monde orthodoxe, plus ou moins fantasmé (à l’exception de celles qui connaissent, par leur histoire familiale, leurs études à l’étranger ou leurs voyages, le judaïsme états-unien ou plus rarement britannique). Et dans ces images ne figure assurément pas une femme en kippa et châle de prière. La socialisation dans une synagogue non orthodoxe amène à changer sa vision du judaïsme. Mais si d’autres enjeux font consensus (par exemple, la montée des femmes à la Torah), il n’existe pas un discours unique sur la manière de percevoir le talit, et notamment sa dimension genrée. Si les politiques des rabbins visent plutôt la neutralisation du talit chez Pauline Bebe, et plutôt sa féminisation chez Rivon Krygier, pour la majorité des membres il reste queer, c’est-à-dire perçu comme perturbant les frontières habituelles entre les sexes.
29On citera ici l’exemple d’Adath-Shalom et de la Communauté juive libérale telles qu’observées dans la deuxième moitié des années 2000. Dans les deux synagogues, et le port du châle de prière et celui de la kippa étaient minoritaires chez les femmes (quoique nettement plus fréquents à la CJL), sans être forcément associés. Dans les deux synagogues, il m’est arrivé aussi de voir des formes transitionnelles (telle une femme enveloppée dans un grand châle de laine jaune). À la CJL, les femmes portaient plutôt des modèles similaires aux hommes, à savoir soit un grand châle de prière « traditionnel », parfois avec des bandes de couleur, soit un châle plus petit, blanc sans ornementation (du modèle fourni par la synagogue). À Adath-Shalom, les quelques habituées portant un talit portaient à une ou deux exceptions près un modèle coloré, jugé localement « féminin », et parfois assorti au couvre-chef ; si je ne l’ai pas observé personnellement (en l’absence d’office de semaine, sauf certains jeudis matin), certaines d’entre elles avaient déjà mis les tefilin.
30Le profil des femmes concernées était un peu différent dans les deux synagogues. À la CJL, le critère principal semblait être le degré d’intégration dans la synagogue (ancienneté, intensité de la fréquentation, participation aux sociabilités informelles) ; il pouvait ainsi en particulier être relativement évident de le porter pour les femmes converties au judaïsme, qui non seulement avaient nécessairement dû fréquenter assidûment la synagogue pendant une certaine durée, mais n’avaient connu le judaïsme qu’à travers une synagogue où le rabbin considérait comme souhaitable qu’une femme porte le châle de prière. À Adath-Shalom, les rares femmes portant le châle (moins de cinq) étaient aussi des habituées mais elles se caractérisaient surtout par leur « virtuosité religieuse » : il s’agissait pour l’essentiel de femmes capables de cantiler la Torah en hébreu, compétence rare dans les synagogues.
- 24 Voir les observations de Riv-Ellen Prell dans des synagogues Conservative états-uniennes (Prell 2 (...)
- 25 Le discours du rabbin Farhi cité plus haut véhiculait ainsi une injonction de ce type : une femme (...)
31Dans les discours féminins, l’ambivalence, l’hésitation, la diversité des registres de justification révèlent en creux l’absence de norme claire : les femmes doivent savoir justifier pourquoi elles portent un châle de prière, à la différence de la majorité des hommes pour qui il s’agit d’un usage jugé « naturel »24. Ce que l’on propose d’appeler ici « réflexivité différentielle suivant le sexe » correspond à un phénomène plus général. Les membres d’une minorité récemment entrée dans une activité sont soumis-e-s, tant que leur présence est jugée atypique ou anormale par certain-e-s au moins de leurs homologues, à des injonctions contradictoires ou double bind25. Le contexte de politisation religieuse du genre décrit plus haut ajoute une injonction supplémentaire, celle faite aux femmes de représenter l’ensemble du groupe minoritaire auprès des autres (juifs orthodoxes ou non pratiquants, non juifs). Ces deux mécanismes contraignent les subjectivités féminines dans le sens d’une hyper-réflexivité vis-à-vis notamment de l’apparence physique (comment faire pour être « pieuse » et « féminine » – mais pas à la manière orthodoxe ?). Ici, les femmes qui fréquentent des synagogues non orthodoxes semblent avoir intériorisé la nécessité de pouvoir justifier leur choix de porter le talit (ou de ne pas le porter, notamment à la CJL), que ce soit vis-à-vis des membres de leur propre synagogue, ou vis-à-vis de membres extérieurs (d’éventuels visiteurs, des membres de sa famille...).
32Malgré les encouragements éventuels des rabbins, la pratique reste considérée comme transgressive. Suivant la synagogue, mais aussi suivant le parcours et les sociabilités des femmes, toutes n’ont pas été amenées à devoir se justifier face aux mêmes objections, dans les mêmes circonstances. Ces discours d’auto-justification, qui ne sont qu’en apparence individuels, contribuent à leur tour à forger les perceptions des autres membres de la synagogue, femmes et hommes. On peut repérer trois types principaux de critiques dont doivent se défendre les femmes qui portent un talit : le « travestissement » (ou la « confusion »), la « revendication » féministe, et, moins souvent, la « mode » (vouloir « faire joli »).
33La thématique de la transgression, du « déguisement », comme si le talit ne pouvait rester qu’irrémédiablement masculin, était ainsi présente dans les deux synagogues, qu’elle soit ou non reprise à leur compte par mes interlocutrices. Même une femme n’ayant pas grandi dans une famille pratiquante pouvait exprimer cela. Une jeune femme convertie au judaïsme s’exclame : « moi ça ne me vient pas à l’idée de mettre ça ! Je trouve que c’est un peu… je me sentirais un peu… – un peu déguisée, il faut le dire ».
- 26 Cela n’est possible que parce que le talit des hommes est supposé uniforme.
34À Adath-Shalom, beaucoup (femmes et hommes) reprenaient l’idée du rabbin selon laquelle il est important, même quand les femmes portent un talit, que l’on « voie » une différence entre les sexes, l’ajout de couleurs atypiques étant dans ce contexte associé au « féminin »26. Dans ce contexte, un talit « traditionnel » porté par une femme est queer, car il est perçu comme brouillant les frontières entre féminin et masculin. À la CJL, si le talit était perçu comme transgressif, c’était surtout par rapport à l’extérieur de la synagogue. Ce sentiment de « dépasser un interdit » est ainsi exprimé par Sarah, évoquant la difficulté d’aller s’acheter un châle de prière pour soi quand on est une femme. De ce point de vue, on peut comprendre que les lesbiennes, et certaines féministes, ayant déjà subi l’expérience d’être catégorisées comme queer, puissent avoir relativement plus de facilité à le porter.
Sarah : Parce que moi je me souviens je suis allée acheter le mien, et déjà j’ai mis des années à oser aller regarder… Et quand je me suis décidée (rire), je suis allée rue des Rosiers chez Bibliophane, et que j’en ai acheté un, c’était trop grand ! Ils m’ont demandé, « mais c’est pour qui… ? Il est comment, grand comment ? » Et j’ai dit, « ben c’est pour quelqu’un un peu comme moi… ! » J’ai inventé un truc ! Et après je me suis retrouvée avec un taleth qui me plaisait pas.
BG : Ah bon ? Il te plaît pas ? [elle en porte un tous les samedis matin]
Sarah : Non, non ! attends ! Donc je suis retournée en disant, « non ça va pas », donc je l’ai échangé contre des bouquins, enfin j’ai inventé une histoire, et (rire) je suis allée me chercher un autre dans une autre boutique […], et là je me suis retrouvée face à un monsieur qui ne m’a posée aucune question, alors j’ai pas trop demandé non plus, j’ai dit : « je voudrais celui-là qui est dans la vitrine ! » C’est celui que j’ai là !... C’était un peu dépasser l’interdit.
35Avec fierté, Catherine, ancienne militante féministe ayant auparavant fréquenté les cours d’un rabbin orthodoxe, explique avoir défié celui-ci en évoquant son talit, qu’elle associe clairement à une émancipation féminine :
J’ai mon taleth, il est là, je peux te le montrer. Je l’ai fabriqué. Et en plus […] je me suis payé quelque chose que je n’aurais pas dû me payer. Au téléphone avec [mon ancien rabbin, orthodoxe], je lui ai dit que j’avais mon taleth. Je lui ai dit que j’avais choisi Pauline Bebe parce que je n’aurais certainement pas pu choisir un rabbin mâle, ce qui est faux, mais je lui ai dit à lui juste pour l’embêter, et que j’avais mon taleth, et que c’était moi qui me l’étais fait [lors d’un atelier tsitsit à la synagogue]. Il n’a pas aimé du tout. C’était clair. J’étais contente.
36Mais le féminisme associé à l’objet est plus souvent évoqué négativement et indirectement, comme un stigmate que l’on repousse plutôt que comme une fierté. Cette thématique était reprise avec des variantes dans plusieurs entretiens dans les deux synagogues, quoique principalement dans la synagogue massortie. Bien souvent, ce n’est pas le féminisme qui est directement visé, mais des individualités féminines jugées trop revendicatives ou simplement trop affirmées.
BG : Pour vous c’est un geste féministe, militant ?
Bénédicte : … Pfou… je sais pas ce que je mets là derrière. Je sais pas si c’est « féministe », ou… (Petit silence) J’ai plus lié ça, je vais vous répondre très honnêtement, à la personnalité des personnes qui le font, je les connais, donc… […] Et c’est vrai que c’est deux femmes avec des personnalités assez fortes, dont je perçois qu’elles aiment, soit être repérées, soit en tous cas être respectées en tant que… personnes à part entière.
37La mise à distance du féminisme est souvent ambiguë, liée aussi à une revendication d’autonomie religieuse – dans bien des cas, ce qui est exigé des femmes est moins de ne pas être féministe que d’être investie dans la vie de la synagogue (il faut qu’il y ait « quelque chose derrière » ; un homme membre de la CJL me disait dans une logique proche : chez des femmes « qu’on n’a jamais vues », c’est une « provocation »).
38Les « revendications » ainsi disqualifiées, pour être genrées n’en sont donc pas toujours associées explicitement au féminisme. Dans le sexisme qui vise les femmes qui s’affichent en talit, il ne s’agit pas que d’antiféminisme, ni d’une filiation lointaine de la dénonciation orthodoxe des femmes « arrogantes » (même si cette thématique circule indéniablement), mais plus largement, nous semble-t-il, d’une sur-visibilité des femmes à comportement égal (nul ne stigmatisant les hommes qui ont des « personnalités assez fortes »). Si les femmes doivent activement contribuer à ne pas détoner, c’est parce que quoiqu’elles fassent, leur présence reste plus “remarquée” que celle des hommes. Ainsi, dans ces synagogues comme ailleurs dans la société française, une assemblée paritaire est perçue comme à majorité féminine.
39Plus atypique par la technicité des références sous-jacentes, le discours masculin ci-dessous, entendu à Adath-Shalom, montre comment la disqualification du registre de l’égalité des droits peut être retraduite en s’appuyant sur les argumentaires du mouvement religieux à l’échelle transnationale.
Le mouvement Conservative autorise les femmes à mettre la kippa ou le taleth, ça ne veut pas dire qu’il le recommande. Moi, en tant qu’homme, j’ai pas à donner mon avis, c’est-à-dire… A priori je ne suis pas pour, d’un point de vue de… de la sensibilité, aussi bien la sensibilité esthétique que la sensibilité… halakhique […] Il me semble que le problème des rapports hommes-femmes à la synagogue, ça doit être plus un problème d’égalité de devoirs que d’égalité de droits. […] Aller à la synagogue et pratiquer dans le domaine religieux, c’est pas un droit, c’est un devoir. C’est-à-dire c’est une somme énorme d’obligations que les juifs s’imposent à eux-mêmes, en disant que c’est Dieu qui le leur a demandé, et donc s’il y a égalité, elle doit être dans le fait que les femmes s’imposent à elles-mêmes la même chose que les hommes. […] Mais il ne faut pas qu’il y ait de malentendu. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un droit à aller monter à la Torah ou à être rabbin, comme le droit d’être chauffeur d’autobus ou d’être élue députée. Il s’agit d’accepter les mêmes devoirs que les hommes, et évidemment dans cette mesure-là, alors il doit y avoir une visibilité. Mais souvent je pense que le fait d’être appelée à la Torah, ou le fait d’avoir le titre de rabbin, est perçu par les femmes comme une question de prestige, comme une question de statut social qu’on leur reconnaît à la synagogue, comme on le reconnaît dans la société. (Entretien avec Daniel, 2005)
40Ici, en insistant sur l’idée « d’accepter les mêmes devoirs que les hommes », Daniel fait référence à un argumentaire très spécifiquement Conservative, qui a été mobilisé de manière décisive pour autoriser l’ordination des femmes27. En effet, qu’il s’agisse d’être comptées dans le minian (quorum pour la prière), ou de porter tsitsit ou tefilin, pour les Conservative, l’obstacle lié au Talmud est que les femmes n’y sont pas obligées mais en sont exemptées. Or, selon un raisonnement juridico-religieux propre au judaïsme, une personne qui n’est pas soumise à un commandement religieux ne peut agir rituellement au nom de personnes qui y sont soumises, et ne peut donc être officiante. Ainsi, à partir de 1985, les femmes qui s’inscrivent dans le programme rabbinique Conservative (le Jewish Theological Seminary) doivent obligatoirement s’engager à prendre sur elles l’obligation du talit et des tefilin tous les matins, dont elles sont sinon considérées comme exemptées par la jurisprudence traditionnelle. Par ailleurs critiquée, cette doctrine, justifiée par l’attachement Conservative à rester dans la logique du raisonnement jurisprudentiel traditionnel, ancre dans le mouvement l’idée d’une asymétrie juridique concernant les obligations religieuses (entre les sexes, et entre femmes), mais aussi une valorisation de la notion d’obligation religieuse qui le distingue du courant libéral. Cette valorisation de l’obligation religieuse rencontre particulièrement la politique du mouvement massorti en France, qui ambitionne de représenter une alternative au judaïsme consistorial. Si ce discours n’est pas nécessairement dominant à Adath-Shalom, il peut aider à comprendre que beaucoup de femmes y aient intériorisé une injonction à être plus investies religieusement que les hommes, surtout quand elles se rendent visibles par un talit.
41De manière plus subtile, même quand la légitimité des femmes à porter le talit n’est pas questionnée par les hommes, l’accès aux sensations esthétiques liées au talit est asymétrique, comme l’illustre par exemple cet échange entre deux membres d’une synagogue massortie.
Paul : [Le talit] fait partie du combat des femmes, si elles veulent avoir leur place, il faut qu’elles la prennent. […] Et en tant qu’homme, quand je porte le taleth, c’est tellement… quand tu as ton propre taleth, il y a le fait d’être enveloppé… je ne vois pas pourquoi la femme n’aurait pas le droit… […] Parce que la prière c’est justement une expérience tellement personnelle, et c’est vrai que parfois tu es fatigué, t’as pas envie, t’as mal au ventre ou je sais pas quoi, et que tu sois un homme ou une femme, tu peux avoir besoin d’avoir ces attributs !
Gabrielle (agacée) : Oui, oui, mais pour moi le taleth c’est un attribut masculin, je pense qu’il y a d’autres attributs… qui sont propres à la femme…
Paul : Mais par rapport à la prière ? Quels attributs ? (Gabrielle reste silencieuse) […]
BG (à Gabrielle) : C’est que c’est « militant » qui te gêne ?
Gabrielle : Oui, c’est peut-être ça… (Virulente) Non, en fait Paul décrit ça comme vraiment quelque chose de très intime, une expérience spirituelle etc., alors que pour moi, […] ça me semble être des outils, des objets, et ça ne me donne pas la charge émotionnelle que Paul peut mettre à son taleth, et alors donc je vois pas bien quel intérêt j’aurais à le porter puisque pour moi, c’est un bout de tissu. Mais effectivement, c’est parce que je ne connais pas. Il a raison, probablement, mais moi simplement comme je n’ai jamais mis de tefilin sur mon bras, comme je ne me suis jamais enveloppée dans un taleth…
42Cet échange éclaire un enjeu important lié au talit, le fait que les gestes et les sensations liés au châle de prière nécessitent un apprentissage dans la durée pour être « naturels ». L’expérimentation et l’acquisition d’un châle à soi sont un réel enjeu dans l’acquisition de la familiarité avec l’objet. Les rares femmes qui ont leur propre talit se le sont en général acheté elles-mêmes à l’âge adulte. En revanche, les hommes, même issus de familles peu pratiquantes, se sont souvent vu offrir leur premier talit lors de leur bar-mitsva (certains possèdent parfois plusieurs talitot, hérités ou offerts), et se sont ainsi familiarisé précocement avec l’hexis qui accompagne l’objet (« j’aime le mouvement [de mon talit], le rabattre, en général je le fais cent fois quand je suis à la synagogue, parce que ça tombe un peu, et puis j’ai appris à le faire », me décrit Jérôme, pourtant aujourd’hui non croyant).
43Même peu investis religieusement comme Jérôme, et a fortiori très pratiquants comme Paul, certains hommes évoquent ainsi les sensations liées au talit, qu’Alain (synagogue libérale) associe à la « joie d’être juif ». Les quelques femmes qui portent le talit savent aussi en parler, même si elles taisent probablement plus les sensations non explicitement religieuses, face au potentiel stigmate du talit comme « coquetterie » féminine (« c’est très beau un talit, mais… », me dit une femme). Mais dans le cas des femmes, le discours sur les émotions, ou plutôt leur absence, sert aussi à justifier qu’elles ne le portent pas. En particulier en contexte libéral où une grande importance est accordée au ressenti individuel, le motif invoqué le plus fréquent pour ne pas porter le talit chez les femmes est le fait de « ne rien ressentir » sur le plan spirituel – qui masque probablement a contrario la crainte de ressentir de la gêne sous le regard des autres si elles le portaient. Si certains hommes manifestent autant de gaucherie avec leur talit que les femmes qui l’expérimentent pour la première fois en montant à la Torah à la CJL, ils sentent probablement moins les regards s’arrêter sur eux que s’ils ne le portaient pas.
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44Est-on ici face à des configurations où le genre est « défait » ? On peut interpréter l’ambivalence des discours féminins comme du « trouble dans le genre » en train de se faire, comme un processus actif de questionnement et de remise en cause de la dualité des corps à la synagogue. Mais ce discours n’est pas pleinement autonome. Et on peut également interpréter cette ambivalence comme le produit d’une situation où, quoiqu’elles fassent, les femmes doivent se justifier sous le regard d’autrui. Ne pas porter le châle de prière, c’est rendre visible une asymétrie entre hommes et femmes dans des synagogues qui se targuent d’être les plus égalitaires en France. Le porter, c’est s’exposer aux regards, devoir se poser la question de quel châle porter, savoir justifier religieusement le droit des femmes à le porter, savoir commenter l’expérience spirituelle que cela apporte. La plupart des discours montrent une tentative de faire entrer le talit des femmes dans une grille de lecture genrée (ex. « c’est neutre, donc ce n’est pas incompatible avec le fait d’être une femme » ou au contraire « c’est un châle de prière féminisé, donc ce n’est pas incompatible avec le fait d’être une femme »), mais la multiplicité des points de vue en concurrence implique, tant que les judaïsmes non orthodoxes sont minoritaires, que le talit, quand il est porté par une femme reste en grande partie un objet queer.
45Si la plupart des travaux sur les féminismes religieux se focalisent sur les discours de groupes militants, la démarche ethnographique permet ici d’analyser, au plus près des pratiques locales dans des synagogues contemporaines, la manière dont des pratiques qui pourraient être considérées comme féministes sont interprétées concrètement. Si les discours de légitimation du talit féminin peuvent rencontrer des cadrages féministes (par ex. universaliste ou paritariste), l’enjeu principal pour les rabbins des mouvements libéral et massorti français qui l’autorisent a été de le faire selon les logiques autonomes de leur mouvement religieux, mettant à distance les stigmates de l’importation américaine ou (surtout) de la revendication féministe, toujours soupçonnée de ne pas être assez religieuse. À l’échelle des fidèles, les positions rabbiniques autorisent du jeu, mais créent aussi des tensions, tant le corps des femmes est associé à la visibilité et la respectabilité de mouvements minoritaires.