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Dossier

La nationalité des femmes mariées sur la scène internationale (1918-1935)

The nationality of married women in the international context (1918-1935)
Linda Guerry
p. 73-93

Résumés

Inscrites dans la législation sur la nationalité de nombreux États au cours du xixe siècle, les discriminations de sexe concernant la transmission, l’acquisition ou la conservation de la nationalité, en particulier la dépendance de l’épouse à l’égard de la nationalité de son mari, suscitent des protestations de la part de groupes internationaux de femmes dès le début du xxe siècle. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, dans un contexte marqué par le nationalisme et l’acquisition du suffrage pour les femmes dans de nombreux pays, le débat s’internationalise. Cet article analyse, à l’échelle internationale, les arguments des différents protagonistes de ce débat qui réactive la ligne de tension entre individualisme et familialisme et constitue l’occasion d’une reformulation des contours de la citoyenneté des femmes.

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Texte intégral

Je remercie le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada qui m’a octroyé une bourse permettant de réaliser cette recherche.

  • 1 Weis 1979 : 5-6. Ma traduction.
  • 2 Sur les interactions entre catégories sociales et statuts juridiques dans le monde colonial, voir (...)
  • 3 Par exemple, dans le cas français, la loi de 1927 rend les « naturalisés » inéligibles aux assemb (...)
  • 4 Goerg 1997.
  • 5 Archives nationales, Paris, Centre des archives contemporaines (désormais CAC), 1995 0165, Fédéra (...)
  • 6 D’autres sujets comme le travail des femmes, la prostitution ou le désarmement sont portés par le (...)
  • 7 Jacques 2007, Miller 1992.
  • 8 Dubois 2010.
  • 9 Bredbenner 1998. Les États-Unis ne font pas partie de la Société des nations mais sont en revanch (...)
  • 10 Archives de la Société des Nations (désormais ASdN), ONU, Palais des Nations, Genève.
  • 11 Sur la famille comme catégorie politique et la conception familialiste du droit de suffrage voir (...)

1Les normes juridiques disent beaucoup sur les sociétés qui les façonnent et les transforment. Une approche historique de la nationalité entendue comme un statut et un lien juridiques entre un individu et un État permet de mieux comprendre ses territoires et frontières mouvantes mais aussi ceux de la citoyenneté qui lui est liée. Comme l’a noté le juriste Paul Weis « si tout citoyen est un national, tous les nationaux ne sont pas citoyens »1. En effet, dans de nombreux pays, les nationaux ne sont pas égaux face aux droits et aux obligations liés à la citoyenneté. Par exemple, les droits politiques ont été limités pour les ressortissants des colonies2, les « naturalisés » (personnes qui ont acquis une nationalité suite à leur demande)3 et les femmes. Les contours du groupe des femmes « nationales », catégorie qui peut en recouper une autre, comme dans le cas des femmes colonisées4, sont eux aussi instables. Si les nationaux n’ont pas été égaux concernant les droits et devoirs civiques, les moyens d’acquérir ce lien juridique qu’est la nationalité ou de le perdre ont été différents selon le sexe. Inscrites dans la législation sur la nationalité de nombreux États au cours du xixe siècle, les discriminations de sexe concernant la transmission, l’acquisition ou la conservation de la nationalité, en particulier la dépendance de l’épouse à l’égard de la nationalité de son mari, suscitent des protestations dans un contexte où nombre de femmes ont acquis une citoyenneté pleine et entière. Bien plus, l’égalité des sexes concernant la nationalité est alors considérée comme le « droit d’être citoyen »5. De ce fait, cette revendication est portée par des groupes internationaux de femmes à partir du début du xxe siècle. Dans les années qui suivent la Première Guerre mondiale, les législations de nombreux pays sont modifiées et le débat sur la nationalité des femmes s’internationalise6. Les mobilisations internationales sur cette question ont suscité peu de travaux. Quelques recherches ont cependant analysé le lobbying des féministes auprès de la Société des nations (SdN) et les tensions qui traversent les différents groupes7, les modes d’actions utilisés, notamment lors de la Conférence de La Haye en 19308 et le rôle central des Américaines sur ce dossier à Genève9. Le propos de cet article, qui s’appuie principalement sur des archives de la SdN10, est d’analyser l’argumentation des différents protagonistes du débat sur la nationalité des femmes mariées qui réactive la ligne de tension entre individualisme et familialisme11 et constitue l’occasion d’une reformulation des contours de la citoyenneté des femmes. Cette analyse permet aussi, par l’articulation de différentes échelles (nationales et internationale), de mieux comprendre la circulation d’une revendication mais aussi les enjeux liés à la défense et à la contestation de cette norme juridique.

Émergence et circulation d’une revendication

  • 12 Varambon 1859. Les thèses de droit sur le sujet sont nombreuses, particulièrement dans les années (...)

2Élément fondamental du mouvement de codification du droit civil au xixe siècle, le code napoléonien de 1804 inspire de nombreux pays européens et même au-delà imprègne les législations d’autres continents. L’incapacité juridique des femmes mariées, la puissance paternelle et maritale se diffusent, ainsi que le principe selon lequel le mari et père, considéré comme le chef de la famille, détermine la nationalité du groupe familial ; l’épouse prend automatiquement la nationalité du mari par le mariage, perdant ainsi la sienne. La règle de la « nationalité de la femme mariée », en particulier les conflits de lois (le mariage peut entrainer la double nationalité lorsque selon la législation, l’épouse garde sa nationalité et prend celle du mari) qui peuvent en découler, intéressent les juristes depuis le xixe siècle12. Dans l’entre-deux-guerres, cette législation est contestée au nom de l’égalité.

  • 13 Page 1984 : 16.
  • 14 Comme l’a montré Girard (2013), le Conseil international des femmes a tenté de mobiliser sa branc (...)
  • 15 CAC, 1995 0165, Fédération Internationale des Femmes diplômées des Universités, La nationalité de (...)
  • 16 Bredbenner 1998 : 3-12.

3Quel est le point de départ de cette revendication ? Les modifications législatives intégrant la règle de l’épouse qui suit la nationalité du mari ont suscité peu de protestations en Europe, par exemple au Royaume-Uni en 187013. Cette revendication, qui touche un sujet lié à la rencontre des nations par le biais du mariage, a d’abord émergé au sein d’organisations internationales, puis s’est par la suite étendue à l’échelle des États où elle ne s’est pas toujours déployée14. Plusieurs sources datent de 1905 l’émergence de la revendication au sein du Conseil international des femmes (CIF)15, cet intérêt étant peut-être lié à la signature de conventions concernant les conflits de lois relatifs aux effets du mariage (12 juin 1902 et 17 juillet 1905). Aux États-Unis, dans un climat politique xénophobe, le changement législatif de 1907 fait perdre aux citoyennes leur nationalité par le mariage avec un étranger. Cette modification législative marque le début de la mobilisation américaine contre la perte d’un droit, avec pour principales protagonistes des militantes suffragistes aguerries. Ce changement est en effet perçu comme un affaiblissement de la citoyenneté des femmes, qui dépend dès lors de la sphère domestique du fait de l’acquisition de la nationalité du chef de famille, alors que les suffragistes la mettaient en avant pour justifier le fait de réclamer le droit de vote16.

  • 17 Guerry 2013 : 245.
  • 18 Camiscioli 1999, Guerry 2013.
  • 19 Page 1984 : 19.
  • 20 Cott 2000, Sapiro 1984.
  • 21 Bredbenner 1998 : 250.

4Le nationalisme qui se développe avec la Première Guerre mondiale a donné un nouvel élan à la revendication féministe à l’échelle des États. Il a conduit, par exemple dans le cas français, à une alliance entre féministes et populationnistes menant au changement législatif espéré en 1927. Les femmes mariées obtiennent alors le droit de garder leur nationalité ou d’en changer, mais ce droit reste cependant limité pour certaines étrangères (par exemple, les femmes de nationalité allemande et tchécoslovaque)17. Selon la nouvelle loi, par leur mariage avec un étranger, les Françaises qui gardent leur nationalité peuvent aussi la transmettre à leurs enfants, multipliant ainsi le nombre de petits Français18. Au Royaume-Uni, les protestations de groupes de femmes commencent à se faire entendre en juin 191419 puis au cours de la guerre ; la dénonciation du sort des nationales devenant ennemies par le mariage conduit au changement législatif qui intervient en 1933. Aux États-Unis, suite à l’adoption du droit de vote en 1920, la cause de l’independent citizenship (l’indépendance de la nationalité de la femme mariée) s’autonomise puis, en 1922, le Cable Act déconnecte mariage et nationalité mais comprend certaines limites et maintient des discriminations racistes (par exemple, les Américaines épousant un Asiatique perdent leur nationalité)20. Mettant en évidence comment les enjeux liés à la citoyenneté des femmes sont articulés à la nationalité, Bredbenner a montré que la mobilisation aux États-Unis dessine deux tendances : les tenantes de l’Equal Right Amendment (en particulier le National Women’s Party-NWP) qui envisagent une citoyenneté centrée sur les droits individuels et celles qui, attachées à une citoyenneté plus nationaliste, défendent leur communauté nationale en réclamant pour les femmes mariées le droit de garder leur nationalité d’origine. Le mouvement dominé par les suffragistes du NWP est aussi traversé par le nativisme américain et met en avant une citoyenneté identitaire des femmes dont la « valeur » doit être reconnue au même titre que celle des hommes21. L’égalité totale en matière de nationalité est finalement obtenue en 1934. Aussi, d’autres pays œuvrent à favoriser l’indépendance de la femme mariée en matière de nationalité : la Russie (1918), la Belgique et l’Estonie (1922), la Suède, la Norvège et la Roumanie (1924), le Danemark (1925), l’Islande (1926), la Finlande (1927), la Turquie et la Yougoslavie (1928), l’Albanie (1929).

  • 22 ASdN, R1273, 19/9443, lettre d’Emily Balch à Eric Drummond (secrétaire général de la SdN), 9 déce (...)
  • 23 L’AISF est fondé en 1904 par des suffragistes américaines, il est une scission du Conseil Interna (...)
  • 24 ASdN, R1273, « Committee on the nationality of married women », The International Woman Suffrage (...)
  • 25 Miller 1992.
  • 26 ASdN, R1273, 19/43326, lettre de Mathilda Staël von Holstein au Roi de Suède, 5 février 1925.

5Dans la décennie qui suit la fin de la guerre, la question circule dans les congrès internationaux d’organisations de femmes afin d’élaborer une norme internationale à ce sujet. En 1919, le 2e Congrès international des femmes (organisé par la Ligue internationale de femmes pour la paix et la liberté) qui se tient à Zurich demande à la SdN d’organiser une Commission internationale chargée d’étudier « la question complexe du mariage entre personnes de nationalités différentes »22. Reliant l’enjeu du suffrage des femmes à la nationalité, dès 1920, l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes (AISF)23 forme un comité sur cette question24 et dans son 9e Congrès à Rome en 1923, l’organisation demande à ses groupes nationaux de faire pression sur leur gouvernement pour convoquer une conférence internationale et rédiger une convention sur l’égalité des sexes en droit de la nationalité. Une des stratégies du lobby féministe, comme de nombreux autres acteurs de la période, est de porter le sujet sur la scène internationale pour imposer des changements dans les États25. De son côté, le CIF s’intéresse de nouveau à la question en 1924 à Copenhague où est affirmée à l’unanimité la nécessité d’une coopération internationale pour régler le problème26.

La question au sein de la Société des Nations : du sous-comité d’experts sur la nationalité (1925-1927) à la Conférence de La Haye (1930)

  • 27 AsdN, R1289, 19/46112.
  • 28 Mis en place à Londres en 1920 par le bureau de l’AISF sur la proposition de la féministe finland (...)
  • 29 ASdN, R1273, 19/43326, Résolutions soumises au Congrès par la Conférence sur la nationalité de la (...)

6Abordée dès 1925 dans les discussions de la 5e Conférence de droit international privé (La Haye) à laquelle collaborent des membres du Secrétariat de la SdN27, la question de la nationalité de la femme mariée entre à la SdN suite à la décision de l’Assemblée de l’inscrire à l’agenda du projet de codification internationale du droit. Les groupes féministes s’activent alors pour faire connaitre leurs revendications. Élaboré au Congrès de Rome (1923) par le Comité sur la nationalité de la Femme mariée28, un projet de Convention est envoyé à la SdN pour être soumis aux gouvernements, associations et individus afin de recueillir leurs critiques et suggestions29.

  • 30 Par le mariage, une femme perd sa nationalité mais ne prend pas celle du mari.
  • 31 ASdN, R1290, 19/47029, CPDI20, SdN, Comité d’experts pour la Codification progressive du Droit In (...)

7Nommé par la SdN, un Comité d’experts pour la Codification progressive du droit international forme un sous-comité pour les questions relatives aux conflits des lois sur la nationalité. En 1925, son rapporteur, le juriste polonais Simon Rundstein, note que « la création d’un droit mondial dans ce domaine [celui de la nationalité] serait à qualifier comme une entreprise chimérique » en raison d’intérêts politiques trop divergents entre des États qui gardent en principe la compétence exclusive de légiférer en matière de nationalité. Pour remédier aux conflits de lois multipliés par « les réformes introduites ces derniers temps en matière de nationalité des femmes mariées », il propose de régler par convention le problème des femmes devenues apatrides par le mariage30 et les cas de réacquisition de la nationalité d’une femme mariée si le mariage est dissous. Si les revendications féministes sont mentionnées par le rapporteur, en particulier le projet de convention de l’AISF, elles ne sont pas intégrées à ses propositions. La question de la nationalité des femmes est finalement rattachée exclusivement aux règlements de conflits de loi31.

  • 32 ASdN, R2057, Research in International Law, Harvard Law School, The Law of Nationality, Tentative (...)

8En 1926 et 1927, les gouvernements donnent leur avis sur le projet de convention du comité d’experts puis le Secrétariat prépare les travaux de la Première Conférence sur la codification du droit international qui se tiendra à La Haye. Ceux-ci s’appuient également sur des rapports d’associations, d’écoles et de facultés de droit. Par exemple, la SdN lit attentivement le rapport de la Harvard Law School publié en février 1929. Celui-ci mentionne les luttes féministes et déplore que le changement de la nationalité de l’épouse sans son consentement la place dans une situation de subordination32.

  • 33 ASdN, R2058, 3E/12645, lettre d’Elsie Zimmern à Jean-Antoine Buero (conseiller juridique du secré (...)
  • 34 Dubois 2010.
  • 35 En 1926, l’AISF devient l’Alliance internationale des femmes pour le suffrage et l’action civique (...)

9N’ayant eu que peu d’influence lors des travaux préparatoires, les organisations de femmes essaient par divers moyens de faire entendre leur voix à la Conférence de La Haye sur la codification du droit international qui aborde la question de la nationalité des femmes dans sa préparation de convention sur les conflits de loi en matière de nationalité (13 mars-12 avril 1930). Dès septembre 1929, par le biais du joint standing committee of women’s international organisations, elles approchent la SdN33. Elles pressent le Secrétariat de faire son possible afin d’être entendues par le Président de la Conférence réputé fervent opposant aux revendications des féministes34. Une conférence mixte et une manifestation réunissant des femmes de 47 pays sont organisées pendant les premiers jours de la Conférence par le CIF et l’AISF35.

  • 36 ASdN, R2058, 3E/18665, SdN, Conférence pour la codification du droit international, délégation mi (...)
  • 37 Elle est présentée comme présidente de la Conférence mixte, et du Comité des femmes mariées de l’ (...)

10Des représentantes obtiennent d’être entendues le 15 mars par le bureau de la Conférence36. Dans les discours prononcés où l’importance de la nationalité est soulignée, la notion de consentement des femmes est centrale. Le lien entre les femmes et leur État national est ainsi mis en avant et valorisé, sortant de l’espace privé des citoyennes qui souhaitent être reconnues dans leur individualité propre et entière. L’Écossaise Chrystal McMillan, qui a déjà lutté sur la question en Grande-Bretagne en 1917-191837, souligne :

La nationalité est le plus fondamental des droits politiques, et […] pour cette raison, il est extrêmement important de demander le consentement de l’intéressée. Changer la nationalité, sans le consentement de la personne, c’est traiter la nationalité et le droit d’allégeance comme des questions d’importance minime.

  • 38 Une des premières femmes avocates en France, elle est présentée comme présidente du Conseil inter (...)
  • 39 CAC, 1995 0165, Fédération internationale des femmes diplômées des universités, La nationalité de (...)

11Elle dénonce la substitution de la question de l’égalité de nationalité par celle des conflits de lois (qui peuvent entraîner une double nationalité ou l’apatridie) et demande que « la femme soit traitée comme un être humain adulte, jouissant de toute sa responsabilité en ce qui concerne la faculté de décider de l’une des plus importantes de toutes les questions, à savoir quelle sera sa nationalité ». L’avocate française Maria Vérone38 présente des arguments plus juridiques démontrant, par exemple, que l’unité de nationalité et de législation n’existe pas dans certains cas (par exemple, dispositions du statut personnel régissant des biens mobiliers entre les époux) et que ces situations sont de plus en plus fréquentes en raison de l’intensification des migrations. La britannique Margery Corbett Ashby, alors présidente de l’AISF, prend la parole en tant que « simple femme mariée et mère ». Elle avance aussi l’argument du consentement et de la liberté de choisir et qualifie la nationalité du « plus important de tous les privilèges personnels ». Si la demande d’être présentes en tant qu’observatrices à la Commission nationalité de la Conférence est refusée, une délégation des organisations féminines est entendue le 1er avril en séance plénière. Vérone et McMillan y présentent leur memorandum qui met en avant le fait que la législation a déjà changé dans treize pays depuis douze ans donnant « à la femme mariée le droit de choisir sa nationalité ». Un rapport de la Fédération internationale des femmes diplômées annexé au memorandum déplore aussi le « choix refusé à la femme mariée »39.

12Il existe des divergences de vues entre les féministes et le débat sur la nationalité des femmes mariées fait rejouer les enjeux liés à une conception individuelle ou familiale de la citoyenneté. Des voix qui souhaitent un accord international basé sur le régime de l’unité de la famille se font aussi entendre. Dans une lettre adressée au Président de la conférence, la juriste et suffragiste Lizzy Van Dorp et d’autres docteures en droit des universités néerlandaises, bien qu’elles se déclarent d’accord avec les promotrices de la Conférence sur la nationalité de la femme mariée sur le fait que « la situation actuelle de la femme laisse beaucoup à désirer sous différents rapports », ne défendent pas « le système de la nationalité individuelle », mais au contraire une conception familialiste de la nationalité :

  • 40 ASdN, R2058, 3E/12645, lettre adressée le 13 mars 1930 au président de la Conférence au sujet de (...)

[ce système] répugne à la conscience qu’a la femme de la noblesse de sa mission sociale. La femme mariée est avant tout mère de famille. Elle ne pourrait jamais être satisfaite d’un état de choses dans lequel la différence de sa nationalité la séparerait de sa famille et de ses enfants. […] le mouvement qui se dessine en faveur de la nationalité individuelle des époux est symptomatique d’un chauvinisme mal entendu qui va à l’encontre du courant de pacifisme qui traverse le monde entier40.

13En réponse à ces accusations de nationalisme, on retrouve dans certains textes l’idée d’une possible coexistence pacifique de plusieurs nationalités dans une même famille, à l’image du regroupement de différents États au sein de la SdN. Par exemple, le Centre de recherches féministes de Paris (qui rassemble essentiellement des femmes catholiques) note dans une lettre adressée au Secrétaire général de la SdN en 1932 :

  • 41 ASdN, R2076, lettre du 30 novembre 1931.

Nous réclamons ce droit [à la nationalité pour les femmes] également au nom des principes mêmes qui sont à la base de la SDN. L’idée de nationalité ne doit plus évoquer pour les consciences modernes l’appel aux luttes implacables, aux antagonismes mortels […] Le mariage entre des êtres de nationalités différentes, où chacun garde sa nationalité […] s’inspire de la nationalité définie selon l’esprit de Genève41.

  • 42 Jacques 2007 : le vœu est élaboré à partir de deux propositions des délégations belge et américai (...)

14Le texte final de la Convention concernant certaines questions relatives aux conflits de lois sur la nationalité comprend dans son chapitre III intitulé « De la nationalité de la femme mariée » (articles 8 à 11 sur un total de 31 articles) des dispositions afin d’éviter l’apatridie des femmes (si sa loi nationale lui fait perdre sa nationalité par le mariage, elle prend celle du mari) et prend en compte le consentement de l’épouse uniquement concernant la naturalisation du mari au cours du mariage et la possibilité pour l’épouse de recouvrer sa nationalité d’origine après dissolution du mariage. Elle n’intègre donc pas les revendications des féministes et s’est bornée à émettre un vœu42 qui recommande aux États :

  • 43 CAC, 1995 0165, article 1, SDN, Actes de la Conférence pour la codification du droit internationa (...)

L’examen de la question de savoir s’il ne serait pas possible 1 – de consacrer dans leur droit le principe de l’égalité des sexes en matière de nationalité […] et 2 – de décider spécialement que, désormais, la nationalité de la femme ne sera pas en principe affectée sans son consentement, soit par le seul fait de son mariage, soit par celui du changement de nationalité de son mari.43

  • 44 Dubois 2010.
  • 45 Bredbenner 1998.
  • 46 CAC, 1995 0165, article 2, Bureau du Sceau, note pour le Directeur des Affaires civiles, 10 octob (...)
  • 47 Guerry 2013.
  • 48 Girard 2014.

15Les États-Unis ne signent pas et votent contre le texte, reprenant en partie dans les motifs de refus les arguments des féministes qui ont largement œuvré auprès des délégués et de leur gouvernement44 ; le refus de signer le texte est aussi lié à une question de non-compatibilité avec la législation américaine45. En France, dans la deuxième moitié des années 1930, alors que la xénophobie d’État se développe et que les personnes qui peuvent obtenir la nationalité française de droit deviennent suspectes, plusieurs projets de lois proposent de supprimer la naturalisation par mariage au nom de l’égalité en s’appuyant sur le vœu de la Conférence de La Haye. Les arguments avancés par les hauts fonctionnaires sont en particulier liés aux activités politiques des femmes. Une note du Bureau de Sceau souligne : « À une époque où le rôle et l’activité politique de la femme tendent à prendre une importance de plus en plus grande, il est imprudent de présumer la sincérité et le loyalisme de l’étrangère contractant mariage avec un Français »46. La législation est finalement modifiée par décret-loi en 1938, restreignant l’accès à la nationalité aux étrangères47. L’argument d’une nationalité trop facilement acquise pour les étrangères avait aussi été mis en avant dans des pays où existait le droit de vote pour les femmes : aux États-Unis au moment du Cable Act mais aussi au Canada par certains groupes de femmes, comme la branche canadienne du CIF48. Le rôle politique des femmes grandissant conjugué à la xénophobie n’est pas sans lien avec les modifications du droit de la nationalité. Les représentants des États considérant pour la plupart que le droit de la nationalité relève d’une prérogative nationale, la convention de La Haye concernant les conflits de loi sur la nationalité a finalement eu peu de succès et entre en vigueur en 1937 avec les dix ratifications nécessaires (sur les 70 pays invités à le faire).

Le débat au temps du « Comité consultatif des femmes sur la nationalité » à la SdN

  • 49 Dubois 2010.
  • 50 Jacques 2007.
  • 51 ASdN, R2076, 3E/25712, Discours de Buero au Comité, 2 juillet 1931.
  • 52 ASdN, R2076, Communiqué au Membres de la Société, à l’Assemblée et au Conseil numéro A. 19. 1931 (...)
  • 53 ASdN, R2076, 3E/25712, lettre de McKinnon Wood à Captain Walters, 28 janvier 1931.

16Après l’intense travail des féministes pour faire valoir leur point de vue à la Conférence de la Haye49, le débat a gagné en visibilité et la mobilisation ne faiblit pas : des pétitions d’institutions féminines sont envoyées au Conseil de la SdN pour obtenir la création d’un comité composé d’organisations de femmes chargé d’étudier la question. Grâce à la déléguée du Danemark à la SdN (également vice-présidente du CIF), un projet de résolution proposé à l’Assemblée en 1930 demandant de reprendre les discussions est adopté50. À la session de 1931, le Conseil de la SdN suggère que le secrétaire général consulte des organisations qui se sont particulièrement occupées de la nationalité des femmes51. Une liste d’organisations est proposée : le CIF, l’AISF, la Ligue Internationale des femmes pour la paix et la liberté, la Commission interaméricaine des femmes, l’Internationale pour les droits égaux, l’Union mondiale des femmes pour la concorde internationale, la Conférence pan-asiatique des femmes, la Fédération internationale des femmes universitaires, l’Alliance universelle des unions chrétiennes de jeunes filles (AUCJF)52. La forme du comité et la nature de ses liens avec la SdN suscitent des hésitations, en particulier du conseiller juridique Hugh McKinnon Wood. Ce dernier ne souhaite pas que le comité ait l’apparence d’un comité de la SdN et veut garder ses distances tout en maintenant de bonnes relations avec les organisations féministes dont il craint « les attaques » qu’elles pourraient porter contre la SdN53.

  • 54 ASdN, R2076, 3E/25712, lettre de l’Alliance universelle des unions chrétiennes de jeunes filles à (...)
  • 55 ASdN, R2076, 3E/25712, Note de Buero à propos d’une réunion du Comité, 30 mai 1932.

17En février 1931, les organisations sont invitées à former le comité. Seule l’AUCJF décline et avance les raisons suivantes : elle n’a pas adopté de politique officielle sur la question, différents points de vue existent dans ses associations nationales et elle souhaite concentrer ses efforts sur la question de la réduction de l’armement54. Officiellement nommé « Comité de représentantes des organisations féminines internationales », cette instance s’auto-désigne « Comité consultatif des femmes (ou féminin) sur (ou de) la nationalité »55, nom qui laisse davantage entendre son rôle d’expertise sur la question. Le Comité se déclare opposé à la Convention de La Haye « à cause des différences établies entre l’homme et la femme » dans ce texte et demande son réexamen. Dans cette proposition « l’effet psychologique » d’une telle convention est dénoncé et la citoyenneté des femmes liée à la nationalité est de nouveau mise en avant :

  • 56 ASdN, R2076, Document officiel numéro A. 19. 1931 V. « Nationalité de la femme, rapport du Secrét (...)

Les femmes déplorent de voir insérer dans un accord international des articles fondés sur la théorie de la subordination de la femme. Reconnaitre en pratique cette vieille idée, c’est refuser de considérer personnellement la femme comme un citoyen : c’est lui refuser l’état de personne majeure. C’est en outre consacrer un système qui a de sérieuses conséquences matérielles et morales, qui peut priver la femme du droit de vote et de la protection de son propre gouvernement dans son pays comme à l’étranger56.

  • 57 Jacques 2007.
  • 58 ASdN, R2076, 3E/39917, note The Nationality of Married Women, non datée, non signée.

18Le Comité, qui siège dans les bureaux du Secrétariat dès le 2 juillet 1931, est traversé par des tensions opposant notamment les féministes américaines qui militent pour l’égalité totale dans tous les domaines et les Européennes plus modérées57. Les premiers rapports remis par le comité (1931 et 1932) se heurtent à la frilosité des gouvernements et de la SdN dont l’Assemblée se garde de prendre position, arguant que ses décisions doivent respecter l’unanimité et que le contenu de la Convention est le maximum de ce qui pouvait être atteint. La SdN recommande toujours sa ratification58 et le Comité poursuit sa mobilisation.

  • 59 ASdN, R2076, 3E/39917, lettre de Buero au professeur André Audinet, 12 octobre 1932.

19Des juristes continuent également de prendre part au débat. En 1932, l’Institut de droit international (IDI) est divisé sur la question et tente de trouver une entente sur les recommandations à faire aux États. Un procès-verbal qui fait état des différentes positions est transmis à la SdN59. Des juristes de l’Institut sont fermement opposés à un projet de recommandations qui propose de respecter et maintenir autant que possible l’unité de nationalité dans la famille mais mentionne « que la nationalité de l’un des époux, et à plus forte raison, son changement au cours du mariage, ne puissent s’étendre à l’autre, contrairement à sa volonté ». Soumises à un vote, ces recommandations sont finalement adoptées par l’IDI. Au cours de ce débat, des juristes rejettent le principe de l’égalité et défendent le pouvoir de l’État sur les individus concernant l’octroi de la nationalité. Opposé au projet, le juriste Carl-Axel Reuterskjöld souligne :

Reconnaitre aux individus le droit de conserver la nationalité qui leur appartient déjà, ce n’est pas du tout la même chose que de refuser aux États […] le droit d’imposer leur nationalité à des individus. Et d’autre part, le fait d’imposer une nationalité n’est pas forcément violer l’égalité des sexes.

20Autre opposant aux recommandations, le professeur de droit Michel Kebedgym avance les arguments suivants :

Le principal argument en faveur de la réforme préconisée est une considération de sentiment. On parle d’égalité et de justice, deux notions confondues à tort, car, si l’on peut admettre celle de la justice proportionnée, par contre l’idée d’égalité doit être délibérément écartée du débat présent. […] Le débat qui se déroule devant l’institut provient du conflit entre deux conceptions différentes : d’une part celle qui a eu court jusqu’à présent, dans l’Europe continentale, du mari chef responsable de l’association conjugale […] d’autre part, la conception américaine de l’égalité complète, qui, pour être séduisante au premier abord, n’en aboutit pas moins à créer le désordre, des complications et une source de chicanes […] c’est sans doute, pour avoir compris qu’en cherchant à réaliser l’égalité à outrance, on aboutirait à l’anarchie, que l’Union mondiale chrétienne des jeunes filles a déclaré s’abstenir et préféré ne pas être présentée au Comité d’études suggéré à la SdN.

  • 60 ASdN, R2076, 3E/39917, PV de l’Institut de droit international, session d’Oslo. Effet du mariage (...)

21À ce propos, il mentionne également l’Union internationale des ligues féminines catholiques qui a pris position pour l’unité de la nationalité60.

Une mobilisation familialiste

  • 61 Della Sudda 2013.
  • 62 Della Sudda 2011.
  • 63 ASdN, R3755, 3A/13900, lettre du 2 octobre 1932.
  • 64 ASdN, R2076, 3E/31056. Note de McKinnon Wood au Secrétaire général, 15 août 1931. Ma traduction.
  • 65 ASdN, R2076, 3E/25712. Question of the Nationaliy of Women. Aide memoire for the Secretary genera (...)

22Des femmes catholiques qui défendent l’unité de la nationalité au sein de la famille prennent aussi part au débat. Organisée internationalement depuis 1910 au sein de la Fédération (puis Union à partir de 1913) internationale des ligues féminines catholiques (UILFC) surtout ancrée en Europe, et au sein d’une Conférence des organisations internationales catholiques pour faire entendre leur voix auprès de la SdN (1927)61, des femmes aux positions conservatrices s’activent. L’Organisation internationale des femmes catholiques veut influencer des dossiers travaillés par la SdN. Alors que l’UILFC se construit comme le pendant du CIF et s’oppose lors de sa fondation à son féminisme laïc et réformateur62, les femmes œuvrant à la restauration de l’ordre chrétien, se font entendre auprès de la SdN dès le mois d’août 1931. La néerlandaise Florentine Steenberghe-Engeringh, présidente de l’UILFC, écrit au Secrétaire général que la question de la nationalité préoccupe son organisation depuis longtemps. Elle signale, « au nom de 25 millions de femmes catholiques qu’elle fédère », « le danger qu’apporterait toute atteinte au principe de l’unité de la famille » et déclare que celui-ci doit prévaloir sur « l’émancipation de la femme »63. Pour l’UILFC, la famille doit l’emporter sur l’idée d’une citoyenneté individuelle et laïque défendue par les organisations féministes libérales. Suite à la réception de cette lettre, McKinnon Wood écrit au Secrétariat que le point de vue de cette organisation, au nombre d’adhérents « qui rivalise avec ses adversaires » et qui « commence à se préoccuper des questions internationales », doit aussi être connu des membres de l’Assemblée d’autant plus que celui-ci est « entièrement différent de celui exprimé par les organisations consultées dont on sait à l’avance qu’elles mettent en avant une politique extrême »64. La demande de l’UILFC est acceptée et son memorandum est présenté à l’Assemblée65.

  • 66 R2076, 3E/31056, lettre de Florence Barry à Éric Drummond, 22 septembre 1931.

23En septembre 1931, la St Joan’s Social & Political Alliance (SJSPA), organisation de femmes catholiques suffragistes fondée à Londres en 1911, réagit au memorandum pour s’en dissocier et rappelle au Secrétaire général de la SdN que durant d’autres campagnes, comme celle du suffrage, les arguments de l’unité de la famille ont été aussi mobilisés par des catholiques qui lui étaient hostiles66. La SJSPA avance l’argument de l’exemple, en rappelant que quatre des cinq pays où les hommes et les femmes ont des droits égaux dans le droit de la nationalité, sont des pays catholiques (Argentine, Chili, Paraguay, Uruguay) et que cela n’a en rien altéré l’unité de la famille. Une lettre du Centre de recherches féministes, composé de femmes catholiques, est aussi envoyée au secrétaire général de la SdN en novembre 1931 et précise :

  • 67 ASdN, R2076, lettre du Centre de recherches féministes à Éric Drummond, 30 novembre 1931.

Profondément attaché à la doctrine catholique sur l’unité de la famille, [il] distingue son unité juridique de son unité psychologique et morale […] c’est pour cela que nous réclamons pour la femme, comme personne majeure et comme citoyenne le droit à sa patrie.67

  • 68 ASdN, R2076, document officiel numéro A. 33. 1932, V. Nationalité de la femme. Pétition internati (...)
  • 69 ASdN, R2076, 3E/31056, Lettre de l’Union Internationale des ligues féminines catholiques à Éric D (...)

24Deux pétitions de catholiques (l’une signée par des femmes, l’autre par des hommes) soutenant ce point de vue et totalisant 8 000 signatures en provenance de 23 pays (les plus nombreuses d’Angleterre, des États-Unis et de France) sont envoyées à la SdN et transmises à l’Assemblée en septembre 193268. Les pétitionnaires demandent « que la femme mariée ou non jouisse au même titre que l’homme, du droit de conserver ou de changer sa nationalité ». Ces pétitions émanent de la Commission internationale des femmes catholiques pour la nationalité de la femme mariée (organe ad hoc de femmes de différents pays lié à la SJSPA) dont la vice-présidente est la militante suffragiste et pacifiste Germaine Malaterre-Sellier, membre du Comité exécutif de la branche française du CIF. En réaction à ces pétitions, le mois suivant, l’UILFC envoie un autre memorandum au Secrétaire général de la SdN où il fait marche arrière soulignant que ce nouveau texte a pour objectif de lever les ambiguïtés du précédent « puisque certains milieux ont cru y voir l’affirmation que l’unité de la famille comportait nécessairement l’unité de nationalité ». Il est précisé que « l’unité de la famille est une notion complexe » et reconnait que « la disparité de nationalité est de nature à ne pas affecter [l’] unité [familiale] »69. Le Bureau de l’Union fait le vœu que toute disposition législative réglant la nationalité des époux respecte les intérêts essentiels de la société familiale et « sanctionne la subordination des intérêts individuels des conjoints à ceux de la famille qu’ils ont fondée ».

  • 70 Sur l’IMS voir Guerry 2014.

25Une autre organisation aux racines chrétiennes, l’International Migration Service (IMS)70, issue du mouvement protestant des Young Women’s Christian Associations exprime un autre point de vue sur la question de la nationalité des femmes. L’IMS est fondé au début des années 1920 par des travailleuses sociales diplômées et formées aux États-Unis pour proposer des services internationaux aux migrants et développer la recherche sur les migrations d’un point de vue social. Le service, qui a des bureaux dans plusieurs pays, investit les organisations internationales naissantes (SdN, Bureau international du travail) dès leur création.

  • 71 ASdN, R2076, 3E/38182, Lettre de Suzanne Ferrière à Max Habicht, section sociale de la SdN, 30 ju (...)

26En juin 1932, l’IMS fait parvenir à la SdN un rapport sur « la nationalité de la femme mariée ». L’organisation, assez réticente quant à la revendication d’égalité, aborde le problème différemment71. Il est noté dans le rapport :

On a récemment mis en regard l’une de l’autre deux théories : celle de l’égalité des sexes à laquelle on a opposé le principe de l’unité de nationalité. Ni l’une, ni l’autre de ces théories ne posent la question sur son véritable terrain. Pas plus que l’égalité des sexes, l’unité de la famille, quoique en principe très désirable, ne peut servir de base à une codification internationale des législations relatives à la nationalité de la femme mariée.

27Le rapport met en cause la diversité des législations nationales, en particulier les lois relevant du droit international privé et « l’intransigeance des lois d’immigration » en soulignant les inconvénients du statut d’étrangère. Rappelant les limites des « desiderata des organisations féminines », le rapport précise qu’il faudrait permettre aux femmes « de conserver, d’acquérir ou de recouvrer plus facilement l’indigénat du pays, que ce soit le sien ou celui de son mari dans lequel ses circonstances personnelles l’obligent à résider ». Travaillant avec des immigrants, l’IMS choisit une approche pragmatique de la nationalité et s’intéresse davantage à un statut national lié au territoire de résidence des personnes. Le rapport argumente en signalant des « problèmes sociaux » qui résultent du changement de nationalité des femmes mariées. Ainsi, une femme menacée d’expulsion dans le pays de son mari qui lui est complètement étranger ou une femme retournée dans son pays d’origine et qui s’y trouve traitée en étrangère, ne peuvent bénéficier de l’assistance publique. La conclusion du rapport qui s’appuie sur des cas rencontrés sur le terrain souligne :

Le problème de la nationalité de la femme mariée ne peut pas être envisagé d’un point de vue théorique. Ni le sentiment d’attachement à sa patrie, ni le principe de l’égalité des sexes, ni celui de l’unité de la famille ne peuvent pratiquement servir de base à une solution du problème.

  • 72 Sur l’histoire de l’apatridie aux États-Unis, voir Kerber 2005.

28L’IMS recommande que le principe de non-apatridie soit accepté par tous les États72 et que les femmes puissent changer de nationalité lorsque les circonstances l’exigent au point de vue « humanitaire ». L’organisme propose également une solution alternative alors d’avant-garde : la double nationalité de la femme mariée, jugeant que cette solution « tout en répondant à l’état de fait, permettrait de sauvegarder à la fois l’unité de la famille et le droit de la femme à sa nationalité dans les mêmes conditions que l’homme ».

*

  • 73 ASdN, R2076, lettre du Centre de Recherches féministe à Éric Drummond, 30 novembre 1931.

29Dans la période qui suit la Première Guerre mondiale, marquée par le nationalisme et l’acquisition du suffrage dans de nombreux pays, la citoyenneté des femmes est reformulée ; portée sur la scène internationale à travers la contestation de la règle juridique de la nationalité de la femme mariée, des groupes féministes lui tracent de nouveaux contours inspirés de la définition masculine de la citoyenneté. Les discours féministes mettent en avant le lien entre les femmes et leur État d’appartenance pour justifier le principe d’égalité des sexes dans le droit de la nationalité et affirmer une individualité politique au-delà de leur rôle et place domestiques. Les citoyennes ont aussi « droit à [leur] patrie »73 et la nationalité, qui ouvre d’autres droits acquis, est considérée comme fondamentale pour des femmes qui se revendiquent « adultes » et « majeures » et dont l’appartenance nationale doit être garantie. Plus largement, cette revendication remet paradoxalement en question la toute-puissance de l’État en matière de nationalité en lui opposant le droit des individus à choisir leur nationalité. La remise en question de l’asymétrie du droit offrant un cadre légitime de contestation va rendre plus compliquée la position des tenants de l’unité de nationalité au sein de la famille. Ces derniers, en partant du principe moral de l’unité familiale dans le cadre de la religion et de la tradition, ont des difficultés, dans leur registre argumentatif, à lui trouver une justification juridique.

  • 74 Eisenberg 2013.

30Au sein des débats qui ont traversé les féminismes de la période, malgré des tensions, celui de la nationalité rassemble celles qui s’opposent par ailleurs sur la question de la législation protectrice des travailleuses défendues par certains groupes et rejetée par d’autres au nom de l’égalité totale entre les sexes. Finalement les dissensions apparaissent davantage sur l’horizon qu’ouvre la question de l’égalité de la nationalité à d’autres domaines. Si le droit produit la discrimination de sexe, il sert aussi de levier, de point d’appui pour contester les normes de genre au niveau social, politique et symbolique en redéfinissant la citoyenneté des femmes. Tandis que le débat reprend en 1933, des tensions traversent de nouveau les organisations féministes et certains groupes quittent le comité. Le point de vue des Américaines qui souhaitaient élargir son mandat à l’égalité des droits l’emporte. Elles réaffirment leur volonté de réclamer la non-ratification de La Haye et d’œuvrer pour une Convention internationale pour l’égalité. Renforcée par la signature d’une Convention pan-américaine statuant qu’il ne sera fait aucune distinction entre les sexes en ce qui concerne la nationalité (Montevideo) qui entre en vigueur en 1933, elles poussent la SdN (par l’intermédiaire de délégué.e.s de certains pays) à inviter les États à la signer en 1935. Elles amènent également l’organisation internationale à lancer une enquête sur le statut politique et civil des femmes à travers le monde. Une Convention sur la nationalité des femmes mariées est finalement signée par l’Assemblée générale de l’ONU en 1957 et affirme le principe selon lequel les hommes et les femmes sont égaux en droit en ce qui concerne l’acquisition, le changement ou la conservation de leur nationalité. Elle entre en vigueur un an plus tard74.

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Weis Paul, 1979 [2nd ed.], Nationality and Statelessness in International Law, Alphen aan den Rijn, Pays-Bas, Sijthoff & Noordhoff International publishers B.V.

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Notes

1 Weis 1979 : 5-6. Ma traduction.

2 Sur les interactions entre catégories sociales et statuts juridiques dans le monde colonial, voir Saada (2007).

3 Par exemple, dans le cas français, la loi de 1927 rend les « naturalisés » inéligibles aux assemblées législatives, politiques, professionnelles ou corporatives pendant 10 ans. Sur les femmes dans le cas français, voir Weil (2005).

4 Goerg 1997.

5 Archives nationales, Paris, Centre des archives contemporaines (désormais CAC), 1995 0165, Fédération internationale des femmes diplômées des universités, La nationalité de la Femme Mariée, Brochure, 1929, p. 12.

6 D’autres sujets comme le travail des femmes, la prostitution ou le désarmement sont portés par les organisations féministes au sein des organisations internationales.

7 Jacques 2007, Miller 1992.

8 Dubois 2010.

9 Bredbenner 1998. Les États-Unis ne font pas partie de la Société des nations mais sont en revanche impliqués dans de nombreuses conférences internationales.

10 Archives de la Société des Nations (désormais ASdN), ONU, Palais des Nations, Genève.

11 Sur la famille comme catégorie politique et la conception familialiste du droit de suffrage voir Verjus 2002.

12 Varambon 1859. Les thèses de droit sur le sujet sont nombreuses, particulièrement dans les années 1920.

13 Page 1984 : 16.

14 Comme l’a montré Girard (2013), le Conseil international des femmes a tenté de mobiliser sa branche canadienne sur cette question mais cette dernière a été peu active à ce sujet.

15 CAC, 1995 0165, Fédération Internationale des Femmes diplômées des Universités, La nationalité de la Femme Mariée, Brochure, 1929, p. 8. Le CIF est fondé à Washington en 1888 à l’initiative d’Américaines et adopte une position plutôt modérée.

16 Bredbenner 1998 : 3-12.

17 Guerry 2013 : 245.

18 Camiscioli 1999, Guerry 2013.

19 Page 1984 : 19.

20 Cott 2000, Sapiro 1984.

21 Bredbenner 1998 : 250.

22 ASdN, R1273, 19/9443, lettre d’Emily Balch à Eric Drummond (secrétaire général de la SdN), 9 décembre 1920. Ma traduction.

23 L’AISF est fondé en 1904 par des suffragistes américaines, il est une scission du Conseil International des Femmes qui ne prend pas position pour le suffrage des femmes.

24 ASdN, R1273, « Committee on the nationality of married women », The International Woman Suffrage News, mai-juin 1923, Congress number, p. 121.

25 Miller 1992.

26 ASdN, R1273, 19/43326, lettre de Mathilda Staël von Holstein au Roi de Suède, 5 février 1925.

27 AsdN, R1289, 19/46112.

28 Mis en place à Londres en 1920 par le bureau de l’AISF sur la proposition de la féministe finlandaise Annie Furuhjelm.

29 ASdN, R1273, 19/43326, Résolutions soumises au Congrès par la Conférence sur la nationalité de la femme mariée, non daté.

30 Par le mariage, une femme perd sa nationalité mais ne prend pas celle du mari.

31 ASdN, R1290, 19/47029, CPDI20, SdN, Comité d’experts pour la Codification progressive du Droit International, rapports des sous-comités, 12 novembre 1925 et 10 décembre 1925, CPDI20 (annexe).

32 ASdN, R2057, Research in International Law, Harvard Law School, The Law of Nationality, Tentative draft number 2, février 1929, p. 65.

33 ASdN, R2058, 3E/12645, lettre d’Elsie Zimmern à Jean-Antoine Buero (conseiller juridique du secrétariat), 5 septembre 1929.

34 Dubois 2010.

35 En 1926, l’AISF devient l’Alliance internationale des femmes pour le suffrage et l’action civique et politique des femmes (en anglais Equal citizenship). On peut remarquer que le nom en français ne traduit pas l’idée de citoyenneté égale.

36 ASdN, R2058, 3E/18665, SdN, Conférence pour la codification du droit international, délégation mixte du CIF et de l’Alliance internationale pour le suffrage et l’action civique et politique des femmes, soutenue par d’autres organisations internationales, compte-rendu sténographique de la réunion tenue à La Haye le 15 mars 1930.

37 Elle est présentée comme présidente de la Conférence mixte, et du Comité des femmes mariées de l’AISF.

38 Une des premières femmes avocates en France, elle est présentée comme présidente du Conseil international du comité des femmes juristes.

39 CAC, 1995 0165, Fédération internationale des femmes diplômées des universités, La nationalité de la Femme Mariée, Brochure, 1929.

40 ASdN, R2058, 3E/12645, lettre adressée le 13 mars 1930 au président de la Conférence au sujet de la nationalité de la femme mariée par E.C. Van Dorp et d’autres femmes en droit des universités néerlandaises.

41 ASdN, R2076, lettre du 30 novembre 1931.

42 Jacques 2007 : le vœu est élaboré à partir de deux propositions des délégations belge et américaine auprès desquelles les féministes ont fait pression.

43 CAC, 1995 0165, article 1, SDN, Actes de la Conférence pour la codification du droit international tenue à La Haye du 13 mars au 12 avril 1930, séance des commissions, vol. II, Procès-verbaux de la première commission « nationalité », p. 312.

44 Dubois 2010.

45 Bredbenner 1998.

46 CAC, 1995 0165, article 2, Bureau du Sceau, note pour le Directeur des Affaires civiles, 10 octobre 1934.

47 Guerry 2013.

48 Girard 2014.

49 Dubois 2010.

50 Jacques 2007.

51 ASdN, R2076, 3E/25712, Discours de Buero au Comité, 2 juillet 1931.

52 ASdN, R2076, Communiqué au Membres de la Société, à l’Assemblée et au Conseil numéro A. 19. 1931 V. « Nationalité de la femme, rapport du Secrétaire général », 27 juillet 1931.

53 ASdN, R2076, 3E/25712, lettre de McKinnon Wood à Captain Walters, 28 janvier 1931.

54 ASdN, R2076, 3E/25712, lettre de l’Alliance universelle des unions chrétiennes de jeunes filles à Éric Drummond, 10 mars 1931.

55 ASdN, R2076, 3E/25712, Note de Buero à propos d’une réunion du Comité, 30 mai 1932.

56 ASdN, R2076, Document officiel numéro A. 19. 1931 V. « Nationalité de la femme, rapport du Secrétaire général », 27 juillet 1931.

57 Jacques 2007.

58 ASdN, R2076, 3E/39917, note The Nationality of Married Women, non datée, non signée.

59 ASdN, R2076, 3E/39917, lettre de Buero au professeur André Audinet, 12 octobre 1932.

60 ASdN, R2076, 3E/39917, PV de l’Institut de droit international, session d’Oslo. Effet du mariage sur la nationalité, 22 août 1932.

61 Della Sudda 2013.

62 Della Sudda 2011.

63 ASdN, R3755, 3A/13900, lettre du 2 octobre 1932.

64 ASdN, R2076, 3E/31056. Note de McKinnon Wood au Secrétaire général, 15 août 1931. Ma traduction.

65 ASdN, R2076, 3E/25712. Question of the Nationaliy of Women. Aide memoire for the Secretary general, 9 mai 1932.

66 R2076, 3E/31056, lettre de Florence Barry à Éric Drummond, 22 septembre 1931.

67 ASdN, R2076, lettre du Centre de recherches féministes à Éric Drummond, 30 novembre 1931.

68 ASdN, R2076, document officiel numéro A. 33. 1932, V. Nationalité de la femme. Pétition internationale des femmes catholiques et Pétition internationale des hommes catholiques, 26 septembre 1932.

69 ASdN, R2076, 3E/31056, Lettre de l’Union Internationale des ligues féminines catholiques à Éric Drumond, 2 octobre 1932.

70 Sur l’IMS voir Guerry 2014.

71 ASdN, R2076, 3E/38182, Lettre de Suzanne Ferrière à Max Habicht, section sociale de la SdN, 30 juin 1932.

72 Sur l’histoire de l’apatridie aux États-Unis, voir Kerber 2005.

73 ASdN, R2076, lettre du Centre de Recherches féministe à Éric Drummond, 30 novembre 1931.

74 Eisenberg 2013.

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Pour citer cet article

Référence papier

Linda Guerry, « La nationalité des femmes mariées sur la scène internationale (1918-1935) »Clio, 43 | 2016, 73-93.

Référence électronique

Linda Guerry, « La nationalité des femmes mariées sur la scène internationale (1918-1935) »Clio [En ligne], 43 | 2016, mis en ligne le 01 juin 2019, consulté le 10 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/13163 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.13163

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Auteur

Linda Guerry

Docteure en histoire. Elle est l’auteure d’articles et d’un livre intitulé Le Genre de l’immigration et de la naturalisation. L’exemple de Marseille (1918-1940), Lyon, ENS Éditions, 2013. Ses recherches portent sur le genre dans les politiques d’immigration et d’accès à la nationalité. Elle travaille aussi sur le rôle des femmes dans le façonnement des politiques migratoires et de la législation relative à la nationalité dans une perspective transnationale. Sa recherche actuelle porte sur les mobilisations autour de la discrimination de sexe dans le droit de la nationalité auprès des organisations internationales au xxe siècle.
guerry.linda@gmail.com

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