Lilya Kaganovsky, How the Soviet Man Was (Un)made. Cultural Fantasy and Male Subjectivity under Stalin
Lilya Kaganovsky, How the Soviet Man Was (Un)made. Cultural Fantasy and Male Subjectivity under Stalin, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2008, 236 p.
Texte intégral
- 1 Barbara Evans Clements, Rebecca Friedman, Dan Healey (dir.), Russian Masculinities in History and (...)
- 2 Sur le cinéma stalinien, cf. Kristian Fiegelson (dir.), Caméra politique. Cinéma et stalinisme, P (...)
- 3 Eliot Borenstein, Men Without Women: masculinity and revolution in russian fiction, 1917-1929, Du (...)
- 4 John Haynes, New Soviet Man: gender and masculinity in stalinist soviet cinema, Manchester, Manch (...)
1Depuis le début des années 2000, l’historiographie de l’Union soviétique a vu émerger une histoire du genre qui centre son attention sur les masculinités. La littérature produite depuis lors explore la spécificité essentiellement de l’espace russe, de l’époque impériale à la période post-soviétique, montrant l’importance dont les diverses idéologies ont investi la question de la virilité1. Pour la période soviétique, une approche novatrice a alors été proposée, en se fondant sur des sources originales : la fiction, et notamment la production filmique officielle. Le cinéma a été très tôt investi comme lieu de mise en œuvre du réalisme socialiste, mais également comme outil de propagande par le régime stalinien2. À la suite de Borenstein3 et de Haynes4, Kaganovsky, historienne du cinéma et désormais professeure au Département des langues et littératures slaves de l’Université de l’Illinois, propose quant à elle dans ce livre une analyse renouvelée tant de la culture que des masculinités staliniennes. Elle a ainsi pour objectif d’analyser le processus par lequel cette masculinité soviétique est construite et représentée dans la culture de ces années par des films et des romans.
- 5 Auteure de la statue L’ouvrier et la kolkhozienne pour l’Exposition universelle de Paris de 1937.
2L’originalité déclarée de cette étude réside dans le nouvel angle d’approche de l’auteure qui prend en compte le corps dans la construction d’une « image de l’homme ». Moins une originalité méthodologique qu’empirique, cette approche permet de revisiter le point de vue habituel sur l’icône de l’« homme nouveau » dans la culture stalinienne. Il n’est plus question de la représentation largement diffusée, portée par des œuvres comme la statuaire monumentale de Vera Mukhina5. À côté du héros discipliné, enthousiaste, aux nerfs d’acier, combattant sans relâche l’ennemi, l’auteure s’attache à retrouver l’image concurrente du corps masculin blessé et mutilé (p. 7), mettant au centre de l’attention l’homme dans la construction de sa subjectivité. En intitulant son premier chapitre « Bodies That Matter », reprenant le célèbre livre de Judith Butler, le cadre théorique est fixé. L’auteure mobilise également l’approche psychanalytique, notamment Freud et Lacan, pour reconstruire le héros du réalisme socialiste et examiner les conflits de genre et de pouvoir dans les textes staliniens (p. 11).
3Kaganovsky nous décrit ainsi, de manière chronologique, ces héros avant tout blessés, amoindris, voire émasculés, qui ressortent de l’analyse fine et très détaillée à chaque chapitre d’un, voire de plusieurs films. L’étude commence avec le roman Kak zakalialas’ stal’ (Comment l’acier fut trempé) d’Ostrovski, paru en épisodes de 1932 à 1934, et le film Tchapaev des frères Vassil’ev sorti en 1934, canons du réalisme socialiste qui se met en place alors (chapitre 2). Le héros du roman, Pavka, est l’incarnation de l’héroïsme soviétique : tour à tour militant clandestin, soldat de l’armée Rouge, mineur, ouvrier. Mais plus il travaille sur lui-même, plus son corps se désagrège, souffrant de la faim, du froid, blessé, devenu aveugle et paralysé. Ce corps invalide représente la métaphore de l’injonction toute bolchevique de donner une part de soi-même au Parti. Puis, la masculinité stalinienne est analysée dans le cadre de la différence sexuelle (chapitre 3). L’auteure s’attarde sur le film Partiinyi bilet (La carte du Parti) de Pyr’ev (1936) qui met en scène le procès d’une femme qui a volé la carte du Parti de son mari, voulant ainsi représenter le danger pour un homme de faire confiance à son épouse (p. 43). Ce face-à-face à l’intérieur d’un couple est l’occasion d’exprimer les rapports de genre et la sexualité, en s’arrêtant sur la question du plaisir visuel dans le cinéma stalinien. Dans cette représentation, « all women are potentially guilty: guilty of sexual difference, translated as lack, translated as castration in relation of power » (p. 61). Ensuite, avec une série de films dans la lignée du film précédent, l’auteure aborde la période de 1935 à 1945 qui met en scène, selon son analyse, la panique hétérosexuelle et la virilité extravagante, incarnée par les héros de cette période que sont les marins, les soldats ou les pilotes qui refusent la masculinité virile et hétérosexuelle (chapitre 4). Dans cette période où les lois sur la famille et la sexualité changent (interdiction de l’homosexualité, durcissement du divorce et re-pénalisation de l’avortement), les productions mettent en scène les normes patriarcales des relations entre hommes. Cela produit un discours normatif du désir qui a pour résultat la volonté des héros de construire un entre-soi masculin. Enfin, la masculinité de la période d’après-guerre est éclairée par le roman de Polevoi Povest’ o nastojaschem cheloveke (Histoire d’un vrai homme), paru en 1947 et racontant l’histoire de Meres’ev, pilote amputé qui dès lors se sent femme, et par le film Padenie Berlina (La chute de Berlin) de Tchiaureli en 1949 (chapitre 5). Dans le contexte d’après-guerre, le héros blessé prend ici toute son ampleur : le handicapé héroïque devient un modèle de la masculinité et de la citoyenneté exemplaires (p. 145). Le dernier chapitre, sous forme d’épilogue, sort du cadre temporel de la période stalinienne pour détailler la représentation de cette période après la chute de l’Union soviétique. L’auteure considère en particulier le film Serp i molot (La faucille et le marteau) de 1994 pour thématiser la « masculinité féminine ». Comme d’autres productions de cette période, l’image de l’homme de la période stalinienne qui se maintient est celle de cet homme invalide, qui souligne la distance entre le corps et la masculinité, entre la masculinité et le pouvoir et qui, encore une fois, met en scène un « homme nouveau » iconique qui ne s’est pas fait (p. 156).
4Cet ouvrage est tout à fait essentiel pour saisir les modifications de l’image de l’homme sous Staline et notamment la présence de ce modèle concurrent de l’« homme nouveau » qui dès lors ne « se fait pas ». On peut certes regretter le descriptif peu précis du corpus de sources cinématographiques et romanesques, en particulier l’explication des choix de l’auteure. La contextualisation des films par rapport à la société et à l’organe de contrôle aurait donné plus de force aux arguments développés. De plus, vu la foison d’analyses détaillées et ponctuelles, une synthèse aurait été la bienvenue. Malgré ces réserves, cette recherche reste importante car elle permet de saisir, sous l’angle du genre, l’injonction continuellement faite aux sujets de s’améliorer et les représentations offertes aux hommes par le régime pour effectuer leur « travail sur soi » et exprimer leur subjectivité de manière à répondre aux canons staliniens.
Notes
1 Barbara Evans Clements, Rebecca Friedman, Dan Healey (dir.), Russian Masculinities in History and Culture, New York, Palgrave, 2001 ; Sergej Uschakin (dir.), O muzhe(N)stvennosti. Sbornik statej, Moskva, Novoe Literaturnoe Obozrenie, 2002.
2 Sur le cinéma stalinien, cf. Kristian Fiegelson (dir.), Caméra politique. Cinéma et stalinisme, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, coll. « Théorème », vol. 8, 2005. Natacha Laurent, L’œil du Kremlin. Cinéma et censure en URSS sous Staline, Toulouse, Privat, 2000.
3 Eliot Borenstein, Men Without Women: masculinity and revolution in russian fiction, 1917-1929, Durham, Duke University Press; 2000.
4 John Haynes, New Soviet Man: gender and masculinity in stalinist soviet cinema, Manchester, Manchester University Press, 2003.
5 Auteure de la statue L’ouvrier et la kolkhozienne pour l’Exposition universelle de Paris de 1937.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Magali Delaloye, « Lilya Kaganovsky, How the Soviet Man Was (Un)made. Cultural Fantasy and Male Subjectivity under Stalin », Clio, 41 | 2015, 291-294.
Référence électronique
Magali Delaloye, « Lilya Kaganovsky, How the Soviet Man Was (Un)made. Cultural Fantasy and Male Subjectivity under Stalin », Clio [En ligne], 41 | 2015, mis en ligne le 15 juillet 2015, consulté le 12 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/12570 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.12570
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