Zhanna Chernova, Sem’ia kak politicheskii vopros : gosudarstvennyi proekt i praktiki privatnosti [La Famille en tant que question politique : projet étatique et pratiques de la sphère privée]
Zhanna Chernova, Sem’ia kak politicheskii vopros : gosudarstvennyi proekt i praktiki privatnosti [La Famille en tant que question politique : projet étatique et pratiques de la sphère privée], Saint-Pétersbourg, Izdatel’stvo Evropeiskogo Universiteta Sankt-Peterburga, 2013, 287 p.
Texte intégral
1Cette édition commentée nous transmet un texte de la pratique, qui vient compléter les travaux récents sur les lois somptuaires en Italie, notamment ceux sur l’Émilie-Romagne, qui s’appuient plutôt sur des sources normatives. Elle offre plus que tout autre un incroyable catalogue de la créativité du secteur de la mode dans la Florence du xive siècle. Juste après le départ du Duc de Brienne (juillet 1343), le nouveau gouvernement édicta une provision, la « Prammatica delle vesti delle donne fiorentine » [Pragmatique sur les vêtements des femmes], qui renforça les lois somptuaires abolies par un seigneur trop laxiste aux yeux des nouveaux dirigeants populaires. Cette loi est malheureusement perdue, mais une campagne d’enregistrements la suivit entre octobre 1343 et avril 1345. Toutes les parures présentant des critères interdits devaient être marquées d’un sceau de plomb aux insignes de la ville, après avoir été enregistrées au nom de leur propriétaire par quatre notaires mandatés par un magistrat important, l’Ufficiale degli appelli e nullità. Il en résulte la « Prammatica del vestire », soit sept inventaires descriptifs de vêtements (6 874 items, surtout des robes et manteaux) et d’accessoires (270 items, en majorité des parures de tête), qui forment les garde-robes de quelque 2 400 femmes et 60 hommes. Un quatrième registre n’a pas été conservé, ce qui explique la sous-représentation de certains quartiers importants de la ville. Il faut souligner le déséquilibre vertigineux entre propriétaires des deux sexes, au désavantage des femmes, mariées ou veuves (60%), qui atteste du caractère fondamentalement discriminant de l’application des lois somptuaires. Cette forte représentation féminine, si rare dans les sources écrites florentines, démontre, à travers cette répression orientée, l’importance de la femme comme « marqueur » du statut social des chefs de familles, dans une société qui les désigne par leur statut familial, filles ou épouses.
- 1 Ronald E. Rainey, Sumptuary Legislation in Renaissance Florence, PhD of Columbia University, 1985 (...)
2Le document constitue une source inégalable pour l’histoire florentine : c’est l’inventaire de ce type le plus ample d’Europe pour le xive siècle et sa publication comble un vide dans l’historiographie florentine, en intégrant les travaux de R.E. Rainey, dont la thèse n’a jamais été publiée1. La Prammatica rend visible toute une population féminine, nous livrant ses goûts, sa fantaisie et sa volonté d’affirmer son statut social par l’apparence. Il témoigne aussi de la volonté politique de réprimer le luxe, pour freiner les dépenses des citoyens lors des cérémonies et, sur fond de lutte pour le pouvoir entre « populaires » et « magnats », autrement dit les grandes familles de la ville et des campagnes, de contrôler la mobilité sociale d’une nouvelle élite et son accession au pouvoir ou d’endiguer les privilèges de la classe aristocratique. Par ailleurs, ce manuscrit confirme l’attitude de tous les gouvernements florentins dans l’application de ces lois – un moyen de se financer en usant de différentes stratégies fiscales, par le paiement de gabelles préventives ou d’amendes onéreuses.
3Cette mine d’informations, a été sauvée in extremis de l’oubli définitif. Rarement cités dans l’historiographie du xxe siècle, ces registres ont subi de terribles dommages lors de l’inondation de 1966 et des restaurations successives, qui ont rendu la lecture difficile sinon quasiment impossible aujourd’hui. Leur transcription menée de longue haleine par Laurence Gérard-Marchant est accompagnée de cinq essais introductifs, rédigés par les spécialistes des divers aspects de l’histoire florentine que met en cause ce document : L. Gérard-Marchant le replace dans l’histoire des nombreuses lois somptuaires florentines ; Christiane Klapisch-Zuber sonde les effets sociaux et politiques de ces lois, suggérant de nouveaux débats sur leurs raisons d’être ; Franek Sznura enquête sur les conditions de rédaction des registres, les méthodes des notaires assignés à cette tâche et les contenus qu’il explique par de nombreux exemples tirés du texte ; Giuseppe Biscione retrace la succession des magistratures liées aux lois somptuaires, décrypte les mécanismes de la production documentaire de celles-ci, ainsi que leurs parcours tortueux au sein des archives. Joël F. Vaucher-de-la-Croix, enfin, commente la vulgarisation du texte latin, liée au lexique spécifique utilisé pour décrire ces vesti bollate, ces « robes marquées », leurs textiles, couleurs et décors, et présente le glossaire/index de ces termes. Grâce aux traductions et aux renvois vers les listes descriptives, qui ont été numérotés progressivement, même le non-latiniste peut apprécier la richesse de ces garde-robes ! Enfin, un index des noms de personnes, permet d’accéder à cette base de données de mille façons. L’ensemble offre une édition scientifique très pointue et un outil admirable.
4En effet, les auteurs ont voulu créer des outils aptes à susciter ou alimenter d’autres recherches, notamment sur l’histoire du costume, du goût, du luxe et de leurs variantes sociales. Le glossaire ainsi que les tableaux mettent en valeur des données quantitatives : la récurrence de certaines familles, la popularité de certaines matières et décors, l’harmonisation des garde-robes au sein d’une même famille... Le document laisse néanmoins des zones d’ombres autour de l’examen et du marquage des vêtements, ou de la signification de certains termes (sur les cousus ou brodés, par exemple, qui paraissent interchangeables). L’abondante bibliographie déployée dans les pages introductives permet de se faire une idée claire des sources disponibles pour de nouvelles recherches. Le glossaire offre une base solide qui permettra de préciser la terminologie textile par comparaison avec d’autres types de sources (comptabilités, traités, statuts des corporations de fabricants). Le lexique se réfère surtout aux étoffes, matières, décors et à la gamme chromatique (une quarantaine de nuances où prédominent rouges et jaunes), mais aussi à la construction du vêtement. Cela permettra sûrement de préciser les silhouettes, mais aussi les choix technologiques et esthétiques retenus pour la confection des vêtements : étoffes d’importation orientale ou issues de la production locale ? Décor tissé, applications, broderies ? Ces choix ont dû avoir un impact fort sur l’industrie locale de la soie, en plein développement à cette époque, sous l’impulsion de l’arrivée de la diaspora des soyeux lucquois.
5Les auteurs ont réussi un beau pari : dévoiler la poésie qui se dégage de ce texte à intention judiciaire, transmettre leur gourmandise de ces tissus merveilleux et symboliques où rayures, formes géométriques, éléments d’architecture, lettres, flore luxuriante et bestiaire tantôt domestique, tantôt féroce s’étalent en paysages étonnants. La surprise et l’émerveillement face aux combinaisons de couleurs et de motifs dans un même vêtement n’ont d’égal que ceux ressentis face aux virtuoses représentations de textiles chez les maîtres florentins de la génération suivante, Orcagna, Bernardo Daddi et tant d’autres.
Notes
1 Ronald E. Rainey, Sumptuary Legislation in Renaissance Florence, PhD of Columbia University, 1985, Ann Arbor (Michigan), University Microfilms International, 1985.
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Référence papier
Mona Claro, « Zhanna Chernova, Sem’ia kak politicheskii vopros : gosudarstvennyi proekt i praktiki privatnosti [La Famille en tant que question politique : projet étatique et pratiques de la sphère privée] », Clio, 41 | 2015, 289-291.
Référence électronique
Mona Claro, « Zhanna Chernova, Sem’ia kak politicheskii vopros : gosudarstvennyi proekt i praktiki privatnosti [La Famille en tant que question politique : projet étatique et pratiques de la sphère privée] », Clio [En ligne], 41 | 2015, mis en ligne le 15 juillet 2015, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/12568 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.12568
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