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Varia

Faire fortune au Sahara (Mauritanie, 1940-1970)

Making a fortune in the Sahara (Mauritania, 1940-1970)
Céline Lesourd
p. 265-284

Résumés

Femmes de grandes tribus commerçantes, filles de bonnes familles ou de groupes statutairement méprisés, héritières rebelles ou épouses prospères, ou encore amoureuses vagabondes, les quatre businesswomen présentées dans ce travail sont, sans doute, les pionnières de la classe d’affaires féminine mauritanienne. De la fin de la période coloniale aux premiers pas de la Mauritanie indépendante, l’analyse des trajectoires professionnelles et des itinéraires personnels de ces Dames – constitués d’une multitude d’opportunismes et de pieds de nez à l’ordre social établi – donne à comprendre leurs capacités à s’établir comme des notables fortunées et incontournables dans la sphère commerçante transnationale balisée par les hommes. Elles incarnent tout simplement, aux yeux du chercheur, une mise en réseau du monde bien antérieure aux théories postmodernes d’un capitalisme désorganisé. Elles incarnent en Mauritanie les protagonistes principales de success stories au féminin.

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Texte intégral

  • 1 Meillassoux 1963 ; Coquery-Vidrovitch 1994.
  • 2 « Benz » renvoie à la Mercedes-Benz et « Nana » à la « mère » en langue ewé.
  • 3 Cordonnier 1982 ; Sylvanus 2006.

1Les dernières années de l’époque coloniale marquent un tournant dans les chroniques commerçantes ouest-africaines, chroniques dans lesquelles les femmes, non plus uniquement « simples agents » œuvrant pour le lignage1, deviennent des actrices mobiles à part entière qui déploient leur propre agency. L’exemple emblématique togolais des « Nana-Benz »2 – label communément accolé aux businesswomen ouest-africaines – donne à voir comment alors, dans un contexte urbain, professionnel et social nouveau, des négociantes s’emparent du commerce du tissu wax et se muent en véritables femmes d’affaires, fortunées, notabilisées et protégées par le nouveau régime postcolonial3.

  • 4 Bredeloup 2012.

2Dans des villes situées entre la Mauritanie et le Sénégal – villes dans lesquelles est établi un camp militaire français – quelques femmes baydhâniyyat [maures] se lancent également, dès les années 1930-1940, sur les routes du grand commerce. De la Côte d’Ivoire à la France, de l’Arabie Saoudite au Maroc, elles ouvrent ainsi la voie aux femmes d’affaires transnationales contemporaines4.

  • 5 Cet article reprend le titre d’un article de Pierre Bonte (2000). Tous les noms ont été modifiés. (...)

3À partir du récit5 des trajectoires professionnelles et des itinéraires personnels de quatre de ces pionnières mauritaniennes qui nous entraînent des qsûr [villes] sous domination coloniale française à Nouakchott, la capitale créée ex-nihilo en 1960, cet article analyse d’une part comment ces femmes ont construit leur capital et développé leurs activités ; il s’agit d’autre part de comprendre comment ces baydhâniyyat se sont extirpées de l’espace social féminin semant ainsi une certaine pagaille dans les relations codifiées entre hommes et femmes. Malgré ces bravades et ces défis à l’ordre social, force est de constater cependant que ces parcours de réussite constituent de belles histoires, presque des légendes, que chacun s’applique à lisser pour en effacer les « dérapages » – amoureux notamment.

Héritières mutines et amoureuses vagabondes

  • 6 La société maure est fortement hiérarchisée avec, au sommet de la pyramide, les tribus arabes ou (...)
  • 7 Bonte 1998.

4Les pionnières maures du négoce au féminin sont essentiellement originaires de groupes tribaux6 spécialisés dans le commerce transsaharien : tribus des Awlâd Bûsba’, Tekna, Smâsîd7. La plupart d’entre elles sont des filles de « bonnes tentes », des jeunes femmes issues de familles occupant une position privilégiée dans les hiérarchies traditionnelles, tel est le cas ici de Mokeltoum et d’Aminatou. À l’inverse, quelques-unes de ces aventurières sont originaires de groupes considérés comme socialement subalternes comme ici, Lala et Meïmouna. Mais quelles que soient leurs origines, il est à relever que toutes ont commencé avec un apport financier lié à un – voire des – homme(s).

Mokeltoum, un mariage opportun

5Mokeltoum est originaire de Chinguetti dans l’Adrar. Son père, de la tribu des Tekna, commerce du sel de la saline d’Idjil vers le Mali, pays duquel il rapporte d’autres biens dont du tissu. Son père avant lui a emprunté ces mêmes routes menant de Chinguetti à Tombouctou. La mère de Mokeltoum, de la tribu guerrière des Awlâd Qaylân, a élevé six enfants, dont deux garçons ; Mokeltoum, l’aînée, est née au début des années 1920.

  • 8 Selon des témoignages, un conseil de famille aurait autorisé l’alliance.
  • 9 La SIGP créée en 1919 est spécialisée dans la production de poisson (Bonte 2001).
  • 10 Bonte 1998.

6À l’âge de quinze ans, dans un contexte de « disette » comme le rappelle une nièce, la jeune femme part à Atar et, dans des circonstances assez floues, rencontre et épouse un Français de trente ans son aîné. Donner ainsi en mariage8 sa fille à un infidèle [nassrani- chrétien] soulève alors un scandale que l’on se plaît aujourd’hui à raconter pour occulter les nombreuses liaisons qui sont attribuées à la jeune célibataire, comme l’admettent quelques descendants de Mokeltoum dans une version ici plus conventionnelle : « Elle était tellement belle, elle avait de nombreux soupirants. C’est normal que Monsieur Jean la marie ». À Atar, où est installé un camp militaire français, les témoins de l’époque, proches et moins proches, s’accordent en effet à louer la très grande beauté de Mokeltoum et chacun, à sa façon, avance que les courtisans n’ont pas manqué de générosité pour la conquérir. Monsieur Jean, l’heureux élu, est ingénieur de formation, politicien et homme d’affaires savoyard et dirige les intérêts d’une entreprise française, la Société Industrielle des Grands Pêches, basée à Port-Étienne9 (Nouadhibou). Fortuné, il pourvoit généreusement aux besoins de la famille au cours des années 1940 pendant lesquelles la région de l’Adrar est confrontée à la famine10.

7Dans la famille élargie, on s’accorde à dire que Mokeltoum s’est lancée dans le négoce pour subvenir elle-même aux besoins des siens. Peut-être désire-t-elle ainsi faire oublier, ou tout du moins apaiser, les méfiances soulevées par son mariage. Monsieur Jean lui confie la représentation du comptoir de sa société à Atar. La jeune femme, aux débuts des années 1940, va assumer cette fonction et approvisionner la ville en produits de consommation courante : riz, sucre, thé en provenance du dépôt de Tanoudert acheminés par caravanes de chameaux jusqu’à Atar.

8Grâce à ses bénéfices et au salaire qu’elle perçoit – et à l’aide bienvenue de son mari –, Mokeltoum commence au début des années 1950 à importer parallèlement ses propres marchandises en profitant des réseaux offerts par ses fonctions officielles. Ses marchandises suivent le même parcours que celles empruntées par la société de son époux – elle profite ainsi des facilités de douane et de transport alors même que le comptoir dont elle a la charge périclite face à la concurrence de la maison française de commerce « Lacombe » et face à l’accroissement des entreprises commerciales maures. C’est à cette époque que Mokeltoum commence à développer avec un grand succès son propre business :

  • 11 Garnier 1960 : 197.

Son successeur, Monsieur Jean (…) a épousé une femme maure, appelée Mokeltoum, femme d’affaires avisée qui possède nombre de caravanes et gère à Atar d’importants commerces ; quand Mokeltoum vient à Paris, elle commande ses robes chez Dior, mais à Port-Étienne elle porte les voiles bleus du désert11.

  • 12 Bredeloup 2012.

9Profitant de ses nombreux voyages entre ses deux pays de résidence, la France – où elle réside entre Savoie et xvie arrondissement parisien – et la Mauritanie, elle rapporte d’Europe ses marchandises, passe commande auprès de ses réseaux formés dans le cadre de la SIGP et organise des caravanes de Port-Étienne à Atar : biens alimentaires, perles et tissus. Puis, très vite, elle concentre ses activités commerciales à Port-Étienne et à Nouakchott appelée à devenir capitale du nouvel État mauritanien. Dans ce commerce de navette12, Mokeltoum se spécialise peu à peu dans le commerce de produits de beauté, alors considérés comme de véritables objets de luxe (perles, tissus, bazin, or, parfums et maquillage) qu’elle fait venir de France ou d’Allemagne via Port-Étienne ; les marchandises sont ensuite acheminées par camion jusqu’à Nouakchott. Propriétaire de boutiques à Nouadhibou, ses points de vente s’étendent jusqu’à Dakar où elle envoie des voiles, bijoux, et bazin et fait rapporter de l’or et des tissus.

10L’aventure commerciale de Mokeltoum prend fin soudainement en 1965, à la mort de la jeune femme qui disparaît dans un accident aérien entre Paris et Nouadhibou.

Meïmouna, un héritage inattendu

  • 13 Groupe qui se déclare descendre de Fatima, la fille du Prophète.
  • 14 Le gavage vise à engraisser des jeunes filles à des fins esthétiques et prouver le statut et les (...)

11Née entre 1910 et 1915, à Atar, Meïmouna, enfant conçue hors mariage et de surcroît avec une femme de statut subalterne – une hartâniyya de la tribu des Smâsîd – est exilée dès son plus jeune âge dans la région du Tagant, avec sa mère. À la mort de son père, un homme de bonne tente de la tribu des Shurva13, riche commerçant et commanditaire de caravanes, la veuve de celui-ci fait ramener la jeune fille illégitime à Atar. Meïmouna, alors âgée de 11 ans, perçoit la part de l’héritage qui lui est due et réintègre « sa » famille : « Elle [la veuve] a dû être touchée par la pauvreté de ma mère, elle n’avait jamais vu de maison ! (…) Elle l’a gavée14, lui a offert des bijoux » (Omar, fils de Meïmouna). Vers treize ans, Meïmouna est donnée en mariage à un homme des Shurva de la région de Oualata. Ensemble, ils partent pour Saint-Louis du Sénégal. Son époux, petit commerçant, opère des transactions entre Saint-Louis et Atar. Son commerce est moribond, la famille repart assez vite s’installer dans l’Adrar : « Dans ces années, ma mère ne possédait qu’un seul voile et, pour s’asseoir et ne pas l’user, elle le relevait (…) très vite nous sommes repartis à Atar ».

  • 15 Qu’il s’agisse de Haoussas paraît peu probable.

12Malgré les médisances – il était mal vu pour une jeune femme de bonne famille de se livrer à une quelconque activité – Meïmouna se lance, au début des années 1940, dans la location des bijoux laissés par son père. Très vite, Meïmouna ouvre une boutique et traite avec des commerçants haoussas15 : « Ils amènent des sacs de 50 à 60 kg de pierres (…) Elle leur achetait également des bijoux ». Meïmouna, entourée d’un groupe de femmes, lave, trie et traite les pierres et « fabrique ensuite les bijoux qu’elle loue ou qu’elle vend », témoigne une nièce.

  • 16 Nous n’avons pas plus de données sur ce grossiste.

13Dans les années 1950, la réputation de Meïmouna s’accroît et son commerce est florissant. Pour répondre à la demande et accroître son influence commerciale, elle commence à voyager. Elle fréquente les foires d’Alger, de Tindouf ou de Zak (Maroc) auxquelles elle se rend en camion Berliet, ou en T45 Citroën – de la seule et première compagnie de transport d’Atar – accompagnée de son plus jeune fils, Omar. Elle en rapporte des tapis ou de l’encens qu’elle revend aux commerçants d’Atar. Très vite, Omar devient selon ses propres mots : « Son assistant, pour ne pas dire sa main d’œuvre ! », c’est lui qui part au marché, sur son vélo, pour y jouer les intermédiaires : « Ma mère parce que c’est une Shurva ne pouvait pas aller au marché, c’était mal vu, les autres femmes comme Foïti et Lala pouvaient y aller. Alors moi je faisais les transactions sur place, mais je faisais exactement ce qu’avait prévu maman (…) c’était une dictatrice ». Meïmouna s’approvisionne également auprès de « la maison industrielle de Paris »16, à laquelle elle fait deux ou trois commandes par an. Les témoignages à Atar quant à la réussite de Meïmouna ne manquent pas : « On égorgeait [le mouton] tous les jours », « (…) toute la famille allait manger là-bas, ou elle leur faisait porter des plats ». On s’y souvient également du petit vélo rouge Peugeot.

14Dans les années 1970, Meïmouna quitte Atar et s’installe à Nouakchott où elle exerce ce même type de négoce dans la maison qu’elle a achetée dans le quartier du Ksar. En 1972, elle assiste à sa dernière foire dans le Hoggar – les rapports difficiles avec l’Algérie et son âge avancé ne lui permettent plus de se déplacer avec la même facilité. Puis, peu à peu, la mode des bijoux fantaisie importés de Dubaï et de France prend le pas sur les perles traditionnelles, Meïmouna se résout alors à mettre un terme à son activité.

Lala, commerce amoureux

  • 17 Saulniers, groupe socialement dévalorisé.
  • 18 Tribu maraboutique (Adrar, Tagant).

15De mère Aqzâzir17 et de père hartâni des Smâsîd, Lala est née à Atar, au tout début des années 1930. Tout comme les autres pionnières, elle n’est pas scolarisée ; elle est mariée à l’âge de 15 ans à son cousin. Moins d’une dizaine d’années plus tard, à Thiès (Sénégal), en seconde noce, elle épouse un Maure de bonne tente, un Idaw’alî18 de la région de Tijikdja. Un jeune homme de bonne famille donc, mais peu fortuné. C’est à cette époque que Lala ouvre un « bazar » et fait ses premiers pas dans le commerce. Entre ces deux mariages, dans l’alcôve de villes militaires françaises, la vie de la jeune femme est floue et agitée ; ses proches ont tout d’abord éludé nos questions sur cette période de capitalisation mais, par la suite, des allusions à son grand pouvoir de séduction ont pris le relais : « Tu sais que quand on s’est marié une fois, on peut ensuite faire des mariages secrets [rires]. Elle s’est peut être mariée 20 fois que nous ne le saurions pas » (sa fille adoptive).

16À l’indépendance de la Mauritanie, Lala et son deuxième époux quittent le Sénégal et s’installent à Nouakchott. Avec les bénéfices réalisés lors de leur exil et les compétences relationnelles de la jeune femme, ils achètent une maison et ouvrent deux boutiques de luxe. Dans la première, ils proposent de nombreux produits (alimentation, produits de beauté, bijoux, vêtements…) destinés à une clientèle de riches Mauritaniens et de coopérants.

  • 19 Le commerce au féminin reste concentré sur des objets « féminins » : bijoux, vêtements, maquillag (...)

17À la fin des années 1960, Lala voyage en Arabie Saoudite ; elle en rapporte des bijoux, des tissus et des banquettes pour les salons19. Dans les années 1970, elle s’envole régulièrement pour la France et l’Espagne et revient chargée de produits de luxe (vêtements, bijoux, chaussures). Le commerce de Lala, pour s’approvisionner en or et en perles, s’étend jusqu’à Cotonou et Niamey ; elle traite également avec d’autres commerçant(e)s, notamment Mokeltoum. Au sujet de ses excentricités et de ses expéditions, sa fille adoptive aime à rapporter des anecdotes :

Elle ne parlait pas un mot de français, ni d’anglais, elle ne parlait que le hassâniyya. Un jour, pendant une escale imprévue en Hollande, elle voulait boire du lait. L’hôtesse ne comprenait pas. Alors, elle a sorti son sein pour lui expliquer qu’elle voulait du lait. Elle a raconté ça à tout le monde à son retour (…) Elle avait un grand sens de l’humour, les gens venaient chez elle pour écouter ses aventures (...) et on faisait aussi de la poésie. Elle était douée. Les hommes aimaient son caractère (…) Les femmes étaient jalouses de sa réussite.

18À l’aube des années 1980, à la mort de Lala, on murmure à Nouakchott que cette femme de tête, peu avant son décès, aurait désigné la nouvelle épouse qui lui a succédé auprès de son mari.

Aminatou, l’héritière rebelle

19Aminatou est originaire d’une grande famille des Tekna. Son père, très riche commerçant maure spécialisé dans la traite de l’arachide est, selon les proches de la famille, un homme dur et « très conservateur » : « les hommes et les femmes à la maison étaient séparés », « (…) les femmes ne pouvaient pas sortir ». Aminatou fréquente l’école coranique à Kaolack, au Sénégal : elle est sans doute, en matière religieuse, la plus instruite de toutes les pionnières.

20En 1930, à dix ans, elle épouse son cousin patrilinéaire sous la contrainte de son père. Elle est âgée de quinze ans quand ce dernier décède durant un pèlerinage à la Mecque, et lui laisse un héritage qui la place à la tête d’une véritable fortune : « C’était une princesse » déclare sa nièce. Aussitôt, la jeune femme organise sa propre répudiation et, débarrassée de son cousin, épouse, « par amour, cette fois », un jeune commerçant marocain installé à Kaolack. Deux enfants plus tard, Aminatou exige le divorce, ce qui provoque un scandale. Son mari fuit alors au Maroc avec leurs deux enfants.

21Vers l’âge de vingt ans, sans respecter l’interdiction d’hypogamie féminine (Bonte 1998), elle épouse Ahmed, un hartâni, de passage à Kaolack. C’est avec ce nouvel époux qu’Aminatou prend goût au commerce. Pendant qu’Ahmed voyage au Sénégal et en Gambie, Aminatou gère la boutique qu’elle a achetée pour le couple. C’est avec l’argent de sa femme qu’Ahmed commence une activité d’importation de tissus, de produits alimentaires et de bijoux. Aminatou, à Kaolack, démarche les négociant(e)s de la ville pour connaître leurs besoins en tissus, et les commerçants, les épiciers pour évaluer leurs approvisionnements. C’est également elle qui, grâce à son capital social, se constitue un réseau de revendeurs : « Elle n’a pas fait le commerce pour l’argent, elle n’en avait pas besoin (…) c’est son mari qui l’a initiée mais très vite son influence a pris le dessus » (sa nièce).

22En effet, dès la fin des années 1960, lasse de se contenter de son rôle de grossiste alors que son mari voyage, la riche héritière décide de se déplacer elle-même pour s’approvisionner : elle se rend ainsi à Las Palmas, au Maroc et en Arabie Saoudite deux à trois fois par an. Elle en rapporte des produits de beauté et des tissus. Aminatou élargit ainsi ses horizons et sa fortune :

C’était une princesse, elle roulait en Traction [-avant, Citroën], ou en 404, elle conduisait elle-même sa voiture ce qui a fait du bruit à Kaolack […] elle aimait un peu provoquer dans ses mariages et dans ses voyages, elle était libre, elle avait une voiture, et pas de chauffeur, pas de mari, elle partait seule ! (sa nièce).

23À la fin des années 1960, elle entreprend de faire de fréquents allers et retours vers Nouakchott. En voiture, elle apporte des tissus (du bazin), des « bijoux garantis » (plaqué or ou argent) et rapporte du « khartoum » (cotonnade légère prisée des femmes sénégalaises), des couvertures et du thé. Dans son automobile, elle passe également les frontières de la Gambie pour y acheter du tabac qu’elle revend en gros à Kaolack. En Traction, Peugeot ou Mercedes, Aminatou est connue pour ses fréquentes allées et venues qui l’orientent peu à peu vers la Mauritanie, son pays d’origine ; dans les années 1970, elle acquiert trois maisons à Nouakchott et investit également beaucoup à Dakar où elle achète et revend des maisons dans les quartiers luxueux.

24Toujours à la fin des années 1970, Aminatou se rend huit fois en deux ans au Bénin – où elle achète de la wax, de la vaisselle et des chaussures – et en Côte d’Ivoire dont elle rapporte des marchandises dites « anglaises » (bonbons, gâteaux, chocolats). De ses dernières excursions, Aminatou revient également avec des lingots d’or qu’elle doit faire voyager avec la plus grande discrétion. Elle les fait ensuite travailler à Nouakchott par les forgerons pour les revendre à Dakar. C’est ce commerce de l’or qui lui aurait porté malheur :

C’est vrai que les gens disent ça (…) En plus, à la maison, le père a toujours refusé à ses filles de porter de l’or, il était très sévère et conservateur (…) Elle est morte après une transaction, certains disent que c’est le mauvais œil, mais bon, je ne sais pas…

De la sphère privée à la sphère publique : les caravanes passent… les chiens aboient

25En inscrivant leur nom dans les chroniques marchandes trans-nationales, en exerçant une activité qui jouit d’une forte considération sociale, ces femmes pénètrent l’univers du commerce et accèdent à la fortune et à la notabilité. Ces aventures de femmes sorties du rang ne suscitent cependant pas de réprobation sociale : le rôle des femmes dans la société maure ainsi que les bouleversements locaux qui accompagnent le passage de la colonisation à l’indépendance ont sans doute favorisé cette tolérance sociale et contribué à ériger ces femmes en personnages de légende.

Sur les routes de la fortune et de la notabilité

  • 20 Unité monétaire de la Mauritanie.

26Mokeltoum, Lala, Meïmouna et Aminatou s’extirpent de la khayma [tente] – espace consacré des femmes – pour prendre la route – espace consacré des hommes. Dans l’univers du commerce à longue distance, elles se font un nom, prospèrent et bâtissent des fortunes. Ainsi, à sa mort soudaine, Mokeltoum était dite très riche : une soixantaine de chamelles, un héritage pour son fils estimé à plus de quarante millions d’ouguiyas20, deux maisons et des boutiques à Port-Étienne, deux boutiques et une maison à Nouakchott, de nombreuses propriétés à Chinguetti et à Atar. Il semblerait que la fortune de Mokeltoum fût une des plus conséquentes de l’époque. De même, Aminatou, décédée à Kaolack en 1981, laisse derrière elle un important pécule : des bijoux (« des perles, des saphirs blancs et des rubis », d’après sa nièce), des voitures, des maisons et des boutiques à Dakar et Nouakchott. Même cas de figure pour Meïmouna, comme en témoigne son fils :

[…] Ma mère possédait plusieurs maisons à Atar […]. Elle possédait également des palmeraies […]. Chez nous, on égorgeait [un mouton] tous les jours […]. Et puis elle a aussi acheté la maison à Nouakchott, dans le quartier du Ksar, à côté du cimetière.

27Ces quatre femmes ont investi dans l’immobilier, l’élevage de chamelles et l’achat de palmeraies. Elles se sont placées dans ces domaines qui fondent la respectabilité des grands hommes. Elles ont cherché à devenir de grandes Dames, des femmes d’affaires, des femmes chefs de famille mais également des femmes prodigues. Ceux qui ont côtoyé Mokeltoum louent sa générosité : les mètres de tissu offerts, les premières montres, les premiers parfums Chanel, les produits de maquillage… dont elle inonde sa famille. Les proches de Lala rapportent que, dix ans avant sa mort, Lala aurait fait don d’un quart de sa fortune (soit 25 millions d’ouguiyas) à des pauvres.

28Comme les hommes, les pionnières sont réputées pour leurs largesses et leur souci permanent de redistribution sociale. Elles mettent également un point d’honneur à se montrer respectueuses de l’Islam, comme en témoigne par exemple la fille adoptive de Lala :

[…] Elle a fait le pèlerinage 23 fois ! […] elle prenait dix personnes à sa charge pour les emmener à la Mecque. À chaque fois. Elle était très pieuse.

29La réussite et le respect des normes sociales et religieuses ont sans doute contribué à l’accueil cordial réservé à ces pionnières qui, très vite, enfilent le costume de la notabilité, notion jusqu’alors exclusivement masculine. Au sujet de la boutique de Lala, rappelle sa fille adoptive :

C’était la plus grande boutique de la capitale, c’était très « high class », comme on dit ! […] C’était une femme d’une forte personnalité, […] elle avait beaucoup de relations car tout le monde l’appréciait et aimait sa compagnie

  • 21 Ould Mohamed Baba 2004 : 120.

30De même, Elemine Ould Mohamed Baba21 dans un ouvrage intitulé De Mémoire de Nouakchottois, décrit les lieux incontournables de la capitale dans les années 1960-1970 et évoque la boutique de Lala :

La plus grande boutique était celle de ehel Mahmoudi ; […] Cette boutique était longue de plusieurs mètres et tenait lieu tout à la fois d’épicerie, de quincaillerie, de mercerie […] l’endroit servait de lieu de réunion à certaines notabilités de la ville et la regrettée Lala n’était jamais loin de là.

  • 22 Barthélémy 2010 ; Goerg 1997.
  • 23 Lesourd 2007 et 2014.

31À l’instar d’autres femmes africaines, actives, d’une façon ou d’une autre, dans les mouvements d’indépendance22, Mokeltoum profite de ce nouveau statut pour élargir son champ d’action à la politique, un autre espace bien éloigné de la tente23. Premier essai en 1946 : elle organise la campagne de son mari, candidat au siège de conseiller territorial de l’Afrique occidentale française (AOF) :

Quand Monsieur Jean s’est présenté pour être conseiller territorial, il avait en face de lui Ould Mouknass [un homme puissant qui a marqué la politique mauritanienne] ! Il a été élu ! Grâce à elle. Et avec son rôle politique, il a aussi beaucoup aidé sa femme ! C’est elle qui lui a ramené ses électeurs. C’est elle qui faisait sa campagne, témoigne un parent.

32Deuxième essai en 1958 : elle s’investit au côté du parti républicain mauritanien militant pour l’indépendance du territoire :

Il y a eu deux partis qui se sont affrontés pour le référendum [sur l’indépendance du territoire] : le PRM, qui était un peu le parti pro-colons, contre le parti des pro-marocains [volonté de rattacher la Mauritanie au Maroc]. Ces deux groupes avaient leurs racines dans les groupements tribaux (…) Mokeltoum a eu un très grand rôle. C’était la principale pourvoyeuse de fonds du groupe dans l’Adrar, elle offrait des cadeaux pour que l’on se rallie à sa cause. L’argent venait surtout de Monsieur Jean (…)

Des parcours ascensionnels qui malmènent l’ordre établi

  • 24 Ce commerce revenait aux femmes puisque ces produits sont soumis aux règles de pudeur, qui s’exer (...)

33Traditionnellement les femmes maures ne sont pas tout à fait exclues de la sphère marchande. Dans les campements, elles pratiquent souvent une forme informelle de petit commerce de subsistance : elles proposent du sucre, du thé ou encore du tabac24. Mais elles demeurent à l’abri des tentes [khayma]. La journée sous le velum s’organise autour des repas, des activités artisanales, des jeux et autres discussions. En l’absence des hommes, les baydhaniyyât, quelle que soit leur tranche d’âge, peuvent discuter librement puisque la sahwa [pudeur] n’est de rigueur qu’en présence d’hommes.

34En quittant l’espace privé de la tente pour se glisser dans l’espace public, ces pionnières bouleversent l’organisation spatiale parce qu’elles se lancent dans des activités commerciales – estampillées masculines – qui les conduisent, de surcroît, à se déplacer, à voyager, à occuper l’espace familier et l’espace lointain. Au sens géographique et social. Par exemple, Mokeltoum a marqué les mémoires tant par ses nombreux voyages vers l’Europe que par sa prise de parole politique. Aminatou circule de pays en pays, au volant de sa voiture – seule – et étend son réseau au nord jusqu’au Maroc et au sud, jusqu’à la Côte d’Ivoire. Lala passe de son arrière-boutique aux Émirats et transforme son échoppe de luxe en véritable lieu de rencontres, de réunions et de débats
– mixtes qui plus est. Si Meïmouna, quant à elle, ne met pas les pieds au marché pour respecter les conventions sociales, elle n’hésite cependant pas à se rendre au Maroc ou en Algérie, accompagnée seulement de son très jeune fils.

35Plus encore, en s’immisçant – avec succès – dans ces prés carrés masculins, les pionnières ébranlent au passage les constructions hiérarchiques. Elles illustrent « le possible » en matière d’ascension sociale. Rappelons le cas de Meïmouna, cette héritière « illégitime » initialement abandonnée et « exilée » avec sa mère, une esclave affranchie. De même, Lala est issue d’un groupe classé au bas de la hiérarchie – un père saulnier, une mère esclave affranchie – mais, en dépit de ses origines subalternes, elle a fait fortune, épousé un homme de « bonne tente » et gagné une reconnaissance sociale que ne laissaient pas prévoir ses origines.

36Notons également que ces grandes commerçantes font voler en éclat les normes de genre. Le parcours d’Aminatou est ponctué de refus du modèle attendu chez une baydhaniyyâ de bonne tente : elle s’éloigne de l’inactivité conforme à son rang pour prendre la tête de sa propre entreprise commerciale ; parallèlement, dans sa vie de femme, elle cabote de divorce en divorce, n’élève pas ses enfants restés avec un ex-mari et épouse des hommes que son père, respectueux des interdits matrimoniaux et des conventions, n’aurait jamais approuvés. Un étranger ! Puis un hartâni !

  • 25 Fortier 2000 ; Tauzin 2001 ; Schinz 2007.
  • 26 Lesourd 2010, 2014.

37Si nous nous glissons à nouveau sous la tente où, comme chaque jour, quelques hommes sont venus rendre une courtoise visite aux femmes restées au campement, nous observons que dans leur espace, les femmes se font faire le thé et obtiennent que les hommes présents achètent la menthe ou le sucre. Ces concessions masculines font l’objet d’une longue négociation durant laquelle ces dames dévoilent des trésors d’ingéniosité : de l’audace et un bon sens de la répartie parviennent à lever l’hésitation, parfois feinte, du visiteur. Dans ces rapports de séduction, c’est l’homme qui, en prenant place sous la tente, choisit d’être l’instrument d’un jeu dont il n’est pas le maître. Les femmes mènent la discussion, attirent et attisent. Elles ont l’initiative de la parole ; elles coupent court aux dires de leur visiteur ; elles peuvent rire de lui, de sa gêne, de ses propos. L’homme doit se soumettre au désir des femmes auquel son propre désir est soumis tandis que les femmes, elles, adoptent les archétypes comportementaux habituellement attribués aux hommes. Les pionnières ont largement instrumentalisé ces ambigüités : Mokeltoum et Lala ont joué de leurs charmes et du pouvoir qu’ils confèrent sur les hommes pour capitaliser et investir dans les affaires. En cela, elles n’enfreignent pas les règles puisque les femmes sont autorisées à se montrer coquettes, décideuses, séductrices, audacieuses et dominatrices face aux hommes25. Mais cette subordination consentie du masculin au féminin, dans le cadre des rapports de séduction, ne doit pas être donnée à voir au grand jour. Elle doit demeurer sous la tente. Dans l’intimité. Le monde, dans cette cabriole de lui-même, doit se cacher. Il doit se lover dans des espaces en périphérie du regard social car, au grand jour, c’est la subordination du féminin au masculin qu’il faut mettre en scène, c’est elle qui doit se jouer devant tous puisque l’espace public est l’espace de ce qui doit être vu26. Or, les pionnières vont modifier et outrepasser ces frontières en donnant à voir ouvertement leur vie amoureuse, en choisissant elles-mêmes leur(s) compagnon(s), en demandant le divorce, en laissant apparaître leur rôle prépondérant dans le couple, en jouant les chefs de famille et les pourvoyeuses de fonds. Ainsi, Aminatou entretient ses compagnons successifs ; Mokeltoum arrange la campagne électorale de son mari ; Lala tient les rênes de la boutique et crée du réseau, aux côtés d’un homme hiérarchiquement « supérieur » mais socialement en retrait ; quant à Meïmouna, elle devient une femme d’affaire alors que son mari n’a pas su faire prospérer son commerce saint-louisien et subvenir convenablement aux besoins de sa famille.

Des femmes (sur)protégées par la mémoire collective

38Face à ces pieds de nez aux convenances, nos enquêtes ont démontré que de telles entorses ne suscitent pourtant pas de désapprobation sociale. Rares sont ceux/celles qui émettent spontanément et frontalement des critiques négatives. Si des propos plus amers ont néanmoins été recueillis, notons qu’ils ont été délivrés parcimonieusement et, le plus souvent, à mots couverts… quelques mots obtenus après des années de présence sur le terrain. Voici les plus durs d’entre eux, émis par deux Atarois : « Lala est une fille de vie, à Atar, les militaires faisaient la queue devant chez elle (…) » ; « Mokeltoum a bricolé avec les hommes mais elle a beaucoup donné ». Ce type de témoignages acerbes épargnent plus facilement les jeunes filles de « bonne tente » avec lesquelles les témoins, également de « bonne tente », jouent plus volontiers sur les euphémismes – et ce d’autant plus si la descendance des pionnières a conclu de bonnes alliances matrimoniales, politiques et économiques. Ainsi, Mokeltoum « bricole » pendant que Lala elle, d’un statut social subalterne, joue « la fille de vie ».

39Retenons cependant que nous avons été plus généralement confrontée au casse-tête des sous-entendus soufflés du bout des lèvres et aux silences évocateurs se refusant à la médisance. Certains évoqueront le mauvais œil, pour éviter de s’épancher. Mais cette réserve, cette pudeur, voire cette admiration pour ces femmes peuvent se comprendre au prisme d’une palette d’arguments assez larges et complémentaires.

40D’une part, il nous semble que cette réserve s’explique directement par la réussite : pourquoi s’engager personnellement à creuser les secrets de protagonistes connues, riches et prestigieuses, issues, pour certaines, de familles aujourd’hui puissantes ou/et reconnues ? Pourquoi se mettre en danger ou, tout du moins, se poser en porte-à-faux ?

41Le souci d’épargner les pionnières tient sans doute également aux stratégies qu’elles ont su déployer pour faire oublier leurs « errements de parcours » : elles se sont évertuées à faire montre de respect face à certaines convenances, comme investir dans les domaines qui fondent la notabilité, se comporter généreusement dans leur redistribution et afficher leur respect de l’Islam. Leurs très nombreux pèlerinages respectifs laissent en effet assez perplexe… comme s’il s’agissait, aux yeux et mémoires de tous, d’opérer un lifting comportemental. Il nous semble que cette volonté affichée de jouer le jeu des convenances a partiellement permis à chacune de relooker les aspects plus obscurs de leurs histoires personnelles.

  • 27 Ould Cheikh 1991.
  • 28 Ould Ahmed Salem 2001.
  • 29 Ould Ahmed Salem 2001 : 95.

42Enfin, il est à noter à la suite d’Abdel Wedoud Ould Cheikh27 et Zekeria Ould Ahmed Salem28 que dans l’imaginaire de la société maure, les héros ont leur importance. Plus encore, ces héros ont pour traits communs d’être des cavaliers solitaires, des personnages anticonformistes « esseulés et d’autant plus braves [(…) qu’ils] arrivent à leurs objectifs par des moyens où se mêlent la ruse, l’opportunisme, la chance mais aussi la rupture, au moins provisoire avec les valeurs de la société globale »29. Un imaginaire populaire qui valorise, d’une certaine façon, la figure du rebelle. Alors pourquoi pas celle d’une rebelle ?

43Nous émettons enfin l’hypothèse que si ces entorses répétées aux normes établies ne font pas l’objet d’une désapprobation aujourd’hui, c’est parce qu’elles n’ont pas soulevé d’opprobre à l’époque. À la lumière de nos enquêtes, il semble que les crises économiques qui bouleversent l’histoire de la Mauritanie colonisée puis indépendante ont ouvert une fenêtre sur « d’autres temps et d’autres mœurs » pour les femmes – et leurs relations aux hommes.

44En effet, de 1904 à 1932, la famine, la crise économique de 1929 et les deux guerres mondiales frappent profondément la région de l’Adrar, point névralgique du commerce caravanier, réduite alors à survivre d’une économie de troc et de contrebande :

  • 30 Bonte 1998 : 2020.

La plupart des Adrarois durant cette période ne pourra se procurer les vêtements de cotonnades qui constituent l’habillement ordinaire et conservera avec soin les haillons, voire ne pourra pas sortir faute de vêtements disponibles pour tous30.

45Les travaux de Pierre Bonte (1998) et Francis de Chassey (1993) montrent combien ces crises ont bouleversé les structures sociales. C’est à sa façon d’ailleurs que l’exprime la nièce de Mokeltoum qui considère Monsieur Jean comme un « sauveur bienvenu » :

[…] Les gens avaient tellement faim. Elle a quitté le foyer pour subvenir à ses besoins. Elle est partie à Atar. Elle était à la merci du premier venu. Lui, il avait à peu près le même âge que le Général de Gaulle. Elle, elle devait avoir environ 15 ans.

  • 31 Taraud 2004.
  • 32 Psichari 1927.
  • 33 Caratini 2009.

46D’après ce témoignage, ce sont les difficiles conditions de vie de l’époque qui ont conduit certaines familles nécessiteuses à donner leurs filles aux « hommes du camp ». Ce récit de la nièce de Mokeltoum se veut clairement misérabiliste pour servir une réécriture de l’histoire dans laquelle la commerçante incarnerait la femme généreuse, intelligente, de noble lignée qui s’est sacrifiée pour sa famille. Il est question au passage d’ouvrir la trappe du non-dit sur les « aventures » lucratives auxquelles s’est livrée Mokeltoum et de la refermer aussitôt afin que ne demeure en mémoire que le mariage scandaleux mais lucratif et salvateur. Comme de nombreuses autres femmes du continent durant la colonisation31, pour manger, vivre ou survivre, de jeunes Mauritaniennes se sont déhanchées au mess des officiers et ont offert bien davantage que « des baisers plus frais que l’eau des sources »32. Des mariages ont également été célébrés. À Atar, ces faits sont établis et diversement relatés33.

47Mais au-delà de ces échanges économico-sexuels, les villes coloniales ont sans doute été des carrefours où s’est ancrée une altérité. En effet, ces unions matrimoniales « scandaleuses » et ces amours vagabondes n’auraient-elles pas imposé à l’imaginaire atarois une autre manière d’être femme et de concevoir les rapports de genre ? Lala, Mokeltoum et d’autres pionnières ont su ravir un homme du camp ou éblouir un administrateur contre des avantages financiers dont elles ont indubitablement bénéficiés en faisant le choix, selon nous, de devenir des femmes différentes, de devenir femme autrement – tantôt réprouvées, tantôt tolérées, voire admirées ou/et jalousées. Lala et Mokeltoum se sont emparées de cette situation et ont fabriqué de l’occasion. Elles ont créé et saisi l’opportunité de transformer leur capital beauté et séduction en capital social et financier.

  • 34 Puigaudeau 1954 : 127.
  • 35 Choplin 2009.
  • 36 Ould Daddah 2003.
  • 37 Les maisons de commerce européennes ont toujours été évincées du commerce de bétail et du transpo (...)

48Par la suite, à l’aube des années 1960, Nouakchott, ce « poste sévère, une petite forteresse isolée […] une espèce de Templerie saharienne, guerrière et monacale »34 constitue un décor propice pour le développement des affaires de ces commerçantes ambitieuses et déjà solidement installées. En effet, la capitale-campement offre de nouvelles occasions de faire des affaires. La nouvelle ville de la nouvelle République islamique de Mauritanie accueille rapidement des cadres, du personnel administratif, des coopérants français et un flot continu de nomades désertant la bâdiyya frappée par les sécheresses successives. La ville abritant 500 âmes au départ – et prévue pour en abriter seulement 15 000 – compte 40 000 habitants dès le début des années 196035. Nouakchott est une ville où « tout est à construire »36. Une ville qui se présente alors comme un incroyable marché, presqu’un eldorado, pour les commerçants mauritaniens qui ont su dès le début des années 1940 évincer les maisons de commerce européennes et se placer sur le devant de la scène du négoce37. En arrivant dans cette capitale en chantier, les quatre commerçantes disposent d’une certaine fortune, d’un savoir-faire et leurs activités déjà prospères ne demandent qu’à se développer :

  • 38 Ould Mohamed Baba 2004 : 120.

Il y a un dicton qui disait que lorsque tel produit ne se trouvait même pas chez ‘ehel Mahmoudi’ [chez Lala], on était vraiment dans le plus grave état de pénurie […]38.

49Ces entrepreneures saisissent toutes les opportunités offertes.

  • 39 Ould Ahmed Salem 2001.

50De la période coloniale à l’indépendance, les choix de vie – choix conjugaux et cabotinages amoureux, notamment – de ces pionnières qui se sont extirpées de la tente pour se faufiler dans les sphères masculines du commerce transnational n’ont pas été décriés. À d’autres temps, il a fallu adapter d’autres mœurs et les opportunités qu’offraient les camps militaires français, puis la nouvelle capitale Nouakchott où tout était alors à bâtir, ont été saisies au pied levé par ces « artistes de l’occasion »39. Grâce à ces grandes Dames aux histoires relookées en de véritables épopées, il semble que le Panthéon maure, déjà bien fourni, compte désormais ses héroïnes.

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Notes

1 Meillassoux 1963 ; Coquery-Vidrovitch 1994.

2 « Benz » renvoie à la Mercedes-Benz et « Nana » à la « mère » en langue ewé.

3 Cordonnier 1982 ; Sylvanus 2006.

4 Bredeloup 2012.

5 Cet article reprend le titre d’un article de Pierre Bonte (2000). Tous les noms ont été modifiés. Ces femmes étant toutes décédées, les entretiens (réalisés dans le cadre d’une thèse de doctorat en anthropologie sociale, collectés entre 2002 et 2005) ont donc été menés auprès des membres de leurs familles et de témoins de l’époque. Nous ne présenterons ici que quatre commerçantes car leurs parcours (aux profils similaires à ceux d’autres consœurs de l’époque) nous paraissent les plus révélateurs ; des références à d’autres commerçantes non présentées ici émailleront p arfois le texte. Nous mobilisons également des entretiens, relatifs aux femmes de pouvoir et du pouvoir, réalisés dans le cadre de recherches en cours sur les élites politiques et économiques mauritaniennes.

6 La société maure est fortement hiérarchisée avec, au sommet de la pyramide, les tribus arabes ou guerrières [hassân] et les tribus maraboutiques, religieuses. Un troisième ensemble, dominé par les premiers, est formé de tribus clientes ou tributaires. Chaque tribu se décompose en fractions entre lesquelles les différences hiérarchiques peuvent être très importantes. Parallèlement se trouvent des groupes ne formant pas de tribus mais dont l’identité est définie par leur corps de métier ou leur rapport de servitude : les forgerons, les griots, les esclaves, les harâtins [esclaves affranchis ; sing. masc. : hartâni ; sing. fem. : hartaniyyâ). (Bonte 1998 ; Ould Cheikh 1985).

7 Bonte 1998.

8 Selon des témoignages, un conseil de famille aurait autorisé l’alliance.

9 La SIGP créée en 1919 est spécialisée dans la production de poisson (Bonte 2001).

10 Bonte 1998.

11 Garnier 1960 : 197.

12 Bredeloup 2012.

13 Groupe qui se déclare descendre de Fatima, la fille du Prophète.

14 Le gavage vise à engraisser des jeunes filles à des fins esthétiques et prouver le statut et les moyens de sa famille (Bonte 1998 ; Fortier 2000 ; Tauzin 2001).

15 Qu’il s’agisse de Haoussas paraît peu probable.

16 Nous n’avons pas plus de données sur ce grossiste.

17 Saulniers, groupe socialement dévalorisé.

18 Tribu maraboutique (Adrar, Tagant).

19 Le commerce au féminin reste concentré sur des objets « féminins » : bijoux, vêtements, maquillage et produits liés à la sphère domestique.

20 Unité monétaire de la Mauritanie.

21 Ould Mohamed Baba 2004 : 120.

22 Barthélémy 2010 ; Goerg 1997.

23 Lesourd 2007 et 2014.

24 Ce commerce revenait aux femmes puisque ces produits sont soumis aux règles de pudeur, qui s’exercent majoritairement entre hommes ; il est donc plus facile pour les hommes d’en acheter auprès des femmes.

25 Fortier 2000 ; Tauzin 2001 ; Schinz 2007.

26 Lesourd 2010, 2014.

27 Ould Cheikh 1991.

28 Ould Ahmed Salem 2001.

29 Ould Ahmed Salem 2001 : 95.

30 Bonte 1998 : 2020.

31 Taraud 2004.

32 Psichari 1927.

33 Caratini 2009.

34 Puigaudeau 1954 : 127.

35 Choplin 2009.

36 Ould Daddah 2003.

37 Les maisons de commerce européennes ont toujours été évincées du commerce de bétail et du transport caravanier, éléments qui constituent la base de l’accumulation marchande « nationale ». C’est ainsi que peu à peu les négociants baydhân s’emparent de la commercialisation de produits manufacturés (Bonte 1998).

38 Ould Mohamed Baba 2004 : 120.

39 Ould Ahmed Salem 2001.

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Pour citer cet article

Référence papier

Céline Lesourd, « Faire fortune au Sahara (Mauritanie, 1940-1970) »Clio, 41 | 2015, 265-284.

Référence électronique

Céline Lesourd, « Faire fortune au Sahara (Mauritanie, 1940-1970) »Clio [En ligne], 41 | 2015, mis en ligne le 17 juin 2017, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/12457 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.12457

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Auteur

Céline Lesourd

Anthropologue, chargée de recherche au CNRS (Centre Norbert Elias, Marseille). Elle travaille à une socio-anthropologie des élites politiques et économiques en Afrique. celine.lesourd@gmail.com

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Droits d’auteur

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