- 1 Clements 1997.
- 2 Sur les luttes de la période prérévolutionnaire et la période de la Première Guerre mondiale, vo (...)
- 3 Voir Kollontai 1973 ; Clements 1997.
1Au début des années 1920, les femmes ne constituaient qu’une faible minorité au sein du parti bolchevik1. Fortes des luttes menées dans la période prérévolutionnaire, elles défendirent âprement l’égalité entre les sexes dans tous les domaines de la vie publique et de la vie privée2. Alexandra Kollontai, commissaire du peuple à l’Assistance publique de novembre 1917 à mars 1918, créa, avec Inessa Armand, un Département des femmes au sein du Parti en 1919 et reste un symbole des luttes menées à l’intérieur de celui-ci pour l’égalité des rapports sociaux entre les sexes3. De fait, le discours des bolcheviks, du moins celui des plus radicaux, dressait un avenir radieux pour les femmes. De nouvelles formes d’organisation de la vie domestique et de la vie sociale transformeraient les relations entre les sexes dans la société socialiste et dans sa forme achevée, le communisme. Les femmes participeraient pleinement, à égalité avec les hommes, aux activités de la production et de la sphère publique, à savoir le travail salarié, la vie politique et l’activisme social. Pour cela il était indispensable de les libérer des tâches domestiques assumées dans l’espace privé en transférant celles-ci dans la sphère des services collectifs, buanderies, crèches et cantines par exemple, où des femmes salariées réaliseraient les tâches effectuées gratuitement par les femmes dans la sphère domestique.
2Accédant au statut d’employées salariées, celles-ci pourraient acquérir une véritable autonomie économique par rapport à leur mari et à leur famille. Les rapports sociaux entre les sexes cesseraient d’être des relations de dépendance pour devenir des relations fondées sur l’amour et le respect mutuel. Le contrat de mariage, qui entérinait une inégalité économique de fait, deviendrait inutile. Hommes et femmes vivraient ensemble en « union libre » et pourraient se séparer lorsqu’ils le désireraient. N’ayant plus ni devoirs, ni fonction économique, la famille finirait par « dépérir ». Le droit fut adapté à ce projet et de nouvelles règles formulées pour régir les relations entre les individus dans la famille socialiste. L’égalité entre les hommes et les femmes fit l’objet d’un décret dès décembre 1917. Le premier Code de la famille fut publié en 1918. Le mariage religieux était supprimé, seul le mariage civil était reconnu. Les enfants illégitimes furent dotés des mêmes droits que les enfants légitimes au sein d’une famille. Les femmes furent détachées de la dépendance juridique à l’égard de leur mari. Le divorce, quasiment impossible à envisager sous le Tsar, devint facile à obtenir, sur simple demande enregistrée d’un seul des deux époux.
3Toutefois, les mentalités n’évoluèrent pas au même rythme que les textes de lois. On exagère bien souvent a posteriori le radicalisme du début des années 1920 en ce qui concerne la famille et les rapports sociaux entre les sexes en URSS. De fait, pour Lénine et les autres dirigeants du Parti, la famille constituait avant tout la cellule économique de base et, en tant que telle, les changements de son organisation devaient contribuer à la construction de l’économie socialiste. Les enquêtes sur les emplois du temps des familles, ou enquêtes de budget-temps, réalisées en URSS à cette époque, offrent la possibilité de mieux approcher la réalité des rôles sociaux derrière les discours. Novatrices, les premières enquêtes effectuées entre 1922 et 1924 sous la direction de S.G. Stroumiline (1877-1974) fournissent un matériau très riche pour analyser le travail domestique et les relations familiales au début des années 1920. Celles qui ont été menées cinquante ans plus tard, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, par L.A. Gordon, E.V. Klopov et L.A. Onikov, permettent de juger de l’évolution de la charge du travail domestique pour les femmes et les hommes depuis les années 1920.
- 4 Mespoulet 2008 : 15-28.
4Dès l’arrivée au pouvoir des bolcheviks, Lénine proclama le rôle essentiel que devait remplir une approche scientifique des faits sociaux pour comprendre les lois objectives du développement de la société. La légitimité de l’État bolchevik reposait sur l’affirmation du caractère scientifique des décisions du pouvoir pour transformer l’économie et la société, et la statistique devait jouer un rôle central à la fois comme outil d’information et comme outil pour guider les décisions4. Ce projet politique et scientifique devait s’appuyer sur la réalisation d’« enquêtes sociales concrètes », c’est-à-dire d’enquêtes sur les conditions concrètes de la vie sociale et de l’activité économique, dans l’objectif de produire des données utilisables pour guider les mesures de politique économique et sociale prises par l’État et évaluer les résultats de leur application. Les études de budget-temps demeurent un symbole de ces enquêtes.
- 5 Stanislav G. Stroumiline a publié de nombreux travaux en économie et statistique du travail. L’en (...)
- 6 Aleksandr A. Tchouprov (1874-1926) formula une application de la théorie des probabilités aux enq (...)
5Les premières furent conduites en 1922 à l’initiative de S.G. Stroumiline, économiste spécialisé dans l’étude des questions liées au travail, alors membre du présidium de l’Administration centrale de la planification, le Gosplan5. Ancien étudiant du département d’économie de l’Institut polytechnique de Saint-Pétersbourg, de 1908 à 1914, Stroumiline avait été formé par A.A. Tchouprov à la théorie statistique et au calcul des probabilités6. En 1916-1917, il dirigea le département de statistique du Conseil national pour l’approvisionnement en combustible, puis, en 1918-1919, celui du commissariat au Travail de Petrograd, avant de prendre la direction du bureau central de statistique du commissariat au Travail à Moscou jusqu’à son entrée au Gosplan, en 1921. Après son adhésion au parti social-démocrate en 1905, il avait rejoint les rangs des mencheviks en 1906 et fut membre du parti menchevik jusqu’en 1920. Puis il entra au parti communiste bolchevik en 1923, où il fut un membre actif. Son engagement politique et son parcours au sein du commissariat au Travail expliquent son intérêt pour l’étude des budgets-temps des travailleurs et notamment, suite au décret de novembre 1917 sur la réduction à 8 heures de la durée de la journée de travail, pour l’analyse des effets de cette mesure sur leurs conditions de vie.
6Sous sa direction, les enquêtes sur les budgets-temps furent intégrées dans le cadre plus vaste d’études sur le travail, l’éducation, la formation et le mode de vie des ouvriers. L’objectif était d’étudier de manière concrète les diverses composantes de la vie sociale pour analyser l’influence sur la vie des citoyens soviétiques des transformations entraînées par les mesures prises par les nouveaux dirigeants pour construire le socialisme. Pour Stroumiline, fervent défenseur du plan comme instrument central d’organisation de l’activité économique, ces enquêtes devaient servir également à la planification des ressources en main-d’œuvre, des investissements liés à la vie quotidienne, à la culture et à l’aménagement urbain. La méthode de base consistait à étudier dans le détail les durées de temps que les divers membres d’une famille consacraient à leurs différentes activités au cours d’une journée. Sur la base de ces données, Stroumiline et son équipe de statisticiens du commissariat au Travail analysèrent les différentes formes d’usage du temps dans le travail, la vie domestique et le repos ainsi que les différences de mode de vie entre groupes sociaux. L’étude détaillée du temps consacré aux activités du travail et de la vie quotidienne hors travail contribua à mettre en évidence les réserves de temps pouvant être mobilisées pour rationaliser le travail à la production, comme à la maison. Les théories de l’Organisation scientifique du travail étaient très populaires au sein du Parti à cette époque, avec pour idée que les gains de productivité obtenus dans toutes les sphères du travail contribuaient à l’augmentation du temps libre et du bien-être des travailleurs. Les ingénieurs de l’industrie issus de la période prérévolutionnaire et ralliés au nouveau régime connaissaient très bien le système d’organisation tayloriste du travail mis en œuvre aux États-Unis avant la Première Guerre mondiale et contribuèrent à en diffuser les principes dans les entreprises russes après la révolution d’Octobre 19177. De nombreux instituts d’Organisation scientifique du travail virent le jour en URSS au début des années 1920. Lénine lui-même, dans un texte de 1918 sur « Les tâches immédiates du pouvoir des soviets », prôna l’intérêt du taylorisme pour accroître l’efficacité du travail. À son tour, lors du congrès du Parti de 1920, Trotski déclara que le capitalisme avait fait un mauvais usage du taylorisme, mais que le socialisme en ferait une application rationnelle. L’extension des méthodes de rationalisation du travail à la sphère domestique est une illustration de cette conception de l’usage du taylorisme pour la construction du socialisme.
- 8 Doumnov & Romanov 1979 : 24-30.
- 9 Ibid. : 26.
7Les premières enquêtes organisées par Stroumiline en décembre 1922 concernèrent 76 familles d’ouvriers à Moscou, Petrograd et Ivanovo-Vosnessensk8, puis s’étendirent à d’autres villes les années suivantes. En 1923 et 1924, 1 253 budgets-temps de membres adultes furent collectés dans 311 familles d’ouvriers et 26 ménages de personnes vivant seules. En 1923, pour la première fois, 207 budgets-temps furent recueillis auprès de membres de familles paysannes de la province de Voronej, et 185 dans des familles d’employés de Moscou et Petrograd9. Dans un texte publié en 1923, Stroumiline présente ces enquêtes comme un outil privilégié d’analyse des transformations des relations dans la famille :
- 10 Stroumiline 1982 [1923c] : 157-159.
Les bouleversements révolutionnaires de ces dernières années ont touché tous les aspects de notre vie. Mais il est peu probable qu’il y ait un domaine dans lequel ils aient été plus forts que dans celui de la culture, des relations au sein de la famille et de la vie domestique des masses travailleuses de notre République. Toute une série de mesures sociales et de progrès culturels de la révolution s’est réalisée ici, dans le domaine des relations mutuelles entre un mari et sa femme et entre les parents et leurs enfants, qui sont des progrès à une échelle colossale. Du « système domestique » du passé il ne restera bientôt seulement, chez nous, que des souvenirs sans joie. Et, si l’on pense aux moteurs puissants de cette révolution de la vie quotidienne que sont, apportés par le régime soviétique, l’égalité de la propriété entre les époux, le mariage civil et le divorce, la pension alimentaire, la protection de l’enfance et de la maternité, l’union des jeunesses communistes, les pionniers et toutes les institutions à leur service, alors il ne faut pas s’étonner particulièrement de cela10.
8Stroumiline va plus loin : sous le socialisme, la vie nouvelle allait transformer les relations au sein de la famille et, par voie de conséquence, la société tout entière :
- 11 Stroumiline 1982 : 157.
Autre chose nous étonne beaucoup plus. Il est étonnant que peu d’attention soit accordée chez nous à cette révolution dans le domaine de la vie quotidienne de l’ouvrier et des relations au sein de la famille. Peut-on oublier que, si la famille est régénérée – c’est la cellule primaire du système social actuel –, alors, par cela même, c’est tout le tissu social de ce système qui est régénéré dans une sorte de nouvelle configuration. Où va donc, dans quelle direction et à quel rythme cette régénération ? Cela pourtant ne peut pas nous laisser indifférents11.
9Pour Stroumiline, le temps passé au travail domestique ne pouvait pas être analysé indépendamment de celui consacré à la production dans les entreprises, la famille et l’entreprise représentant deux cellules de base de la société socialiste et deux temps forts de la vie quotidienne des individus. À ses yeux, ceux-ci devaient bénéficier du progrès économique et social tout en y participant. Aussi jugeait-il indispensable d’effectuer des enquêtes sur la vie quotidienne des familles ouvrières tout en s’étonnant qu’il y en ait eu si peu jusque-là :
- 12 Stroumiline 1982 : 157.
Et cependant nous ne pourrions pas indiquer une seule recherche sérieuse consacrée à cette question. Nous disposons déjà de beaucoup de travaux portant sur l’analyse de l’évolution de notre économie. Nous avons déjà acquis une claire compréhension de la manière dont évoluent et meurent progressivement, dans notre système, toutes les catégories économiques du monde bourgeois ancien et de sa science économique. Nous imaginons de manière suffisamment claire qu’avec les fondements économiques de ce système ancien va disparaître, avec le temps, l’appareil de la domination de classe – l’État. Mais le destin prochain de notre famille actuelle ne nous apparaît pas encore de manière très nette. Nous ne pourrions même pas dire tout de suite avec certitude si elle est ébranlée dans le contexte des nouvelles conditions sociales ou si, peut-être, elle ne fait que se renforcer au fur et à mesure qu’elle se libère des diverses excroissances malignes et des abcès incrustés de son origine bourgeoise12.
10Mieux connaître et comprendre les formes d’expression concrète de la vie des familles et leur évolution depuis la Révolution constitua un objectif central dans les enquêtes de budget-temps menées entre 1922 et 1924. Pour Stroumiline, l’utilité de celles-ci était grande pour les syndicats puisqu’ils étaient chargés d’organiser des services destinés à répondre aux « besoins culturels et économiques quotidiens des masses travailleuses »13 :
En effet, pour les syndicats, ne serait-il pas réellement plus intéressant que tout de savoir pourquoi certains ouvriers lisent des journaux et fréquentent, dirons-nous, des clubs d’ouvriers, et pourquoi d’autres ne lisent rien et préfèrent les bars à bières à tout club, pourquoi les uns envoient leurs enfants à l’école et dans les groupes de pionniers, et pourquoi les autres interdisent très sévèrement aux leurs de s’y inscrire, mais considèrent la cravache ou la ceinture comme la meilleure méthode d’éducation ? Ne serait-il pas nécessaire plus que tout, pour les syndicats, de savoir quelle situation de la vie domestique provoque des goûts et des méthodes d’éducation si différents dans les différentes familles ? Ne leur serait-il pas indispensable, à des fins pratiques, de tenir compte du rythme auquel disparaît le système domestique familial et augmentent de nouveaux besoins en clubs, salles de lecture, crèches et autres institutions similaires ?14
11Cette préoccupation sociale et politique très forte explique que Stroumiline ait effectué beaucoup d’enquêtes en collaboration avec les syndicats.
12Si la conception des premières enquêtes de budget-temps en URSS fut novatrice, la manière dont Stroumiline, selon la théorie marxiste de la reproduction de la force de travail, posa et traita la question de la valeur économique et sociale du travail domestique, dès 1923, le fut tout autant :
- 15 Stroumiline 1923a : 4.
Ce travail domestique n’est payé par personne. Il n’est pas rentable. En vertu de cela, la statistique bourgeoise refuse de reconnaître le travail d’une ménagère comme “une occupation procurant des moyens de subsistance”. Et ce préjugé bourgeois néfaste est tellement solide chez nous, en Russie, que dans le recensement professionnel de 1920, comme dans celui des villes de 1923, la question sur l’occupation aux tâches domestiques a été sciemment exclue du questionnaire, malgré les protestations catégoriques des représentants du commissariat au Travail et de la statistique produite par les syndicats. Pourtant, sans une comptabilité du travail domestique, il est totalement impensable de se forger une représentation des conditions et de la valeur sociale de la reproduction de la force de travail15.
13 Pour asseoir son argumentation, Stroumiline s’appuya sur un résultat établi en 1908 par M. Davidovitch à partir des données de l’enquête qu’il effectua sur les familles des ouvriers du textile de Moscou16. Celui-ci montra que, dans ces familles, quand la femme travaillait dans une fabrique, son salaire procurait au foyer un gain inférieur à la valeur qu’elle aurait apportée si elle avait consacré tout son temps au travail domestique. Stroumiline s’efforça d’aller plus loin en mettant au point une méthode qui permettrait de calculer la valeur créée par le travail domestique. Cela exigeait, dans un premier temps, une décomposition fine de celui-ci en de nombreuses tâches suffisamment différenciées pour pouvoir être comptabilisées de manière précise, comme cela sera exposé un peu plus loin.
14Dans son effort de classification des usages du temps en grandes catégories, Stroumiline fit du travail domestique une catégorie à part entière. D’abord, il décomposa le temps d’une journée en trois grandes catégories : le travail, le repos et le sommeil. Puis, il inclut dans le temps de travail celui qui est consacré au travail obligatoire et celui qui est utilisé pour des activités non rémunérées, formation et activité sociale ou civique17. Enfin, il considéra le travail domestique comme une composante à part entière du travail obligatoire, au même titre que le travail rémunéré et le temps de déplacement pour se rendre au travail. Dans le repos, il inclut les repas, les distractions, les activités liées à la religion et l’inaction complète.
15Pour analyser la composition du travail domestique, il élabora une classification détaillée des diverses tâches et analysa leur répartition au sein d’un couple en comparant le temps passé par chaque membre adulte de la famille à ces activités qu’il nomma « opérations ». Ainsi, les tâches A, B, C, E ci-dessous furent subdivisées en « opérations ». Seule la tâche D « Soins aux enfants » ne l’a pas été, mais le fut dans l’enquête suivante de 1923/1924.
Décomposition du travail domestique en opérations et tâches dans l’enquête de 1922
A. Préparation du repas
-
apporter et couper du bois
-
apporter de l’eau
-
aller au marché
-
faire la queue
-
préparer le déjeuner
-
préparer le dîner
-
mettre en place le samovar
-
laver la vaisselle
B. Entretien du logement
-
nettoyer l’appartement
-
nettoyer la cuisine
-
nettoyer la cour (ordures, neige)
-
réparations de l’appartement et des meubles
-
bricolage des ustensiles et des meubles
C. Entretien des vêtements
-
lessive
-
raccommodage des vêtements et réparation des chaussures
-
autre travail de couture domestique
D. Soins aux enfants
E. Soins personnels
-
habillement
-
toilette et coiffure
-
coupe des cheveux et de la barbe
-
bain
16Concluant au poids très lourd du travail domestique pour les femmes, Stroumiline s’interrogea sur les manières possibles de le rationaliser en recourant soit à des machines, soit à une organisation collective, socialisée, de certaines tâches grâce à l’augmentation du nombre de cantines, de crèches, de jardins d’enfants, de clubs et de colonies. Ses différents calculs le conduisirent à évaluer à 60% le temps de travail domestique libéré si toutes ces infrastructures étaient installées en nombre suffisant en URSS18.
17Il prolongea son analyse des rapports sociaux entre les sexes en étudiant la répartition de l’utilisation du temps libre selon le sexe et l’âge :
En ce qui concerne la lecture des journaux et la participation aux activités sociales, la première place appartient aux hommes ouvriers, en ce qui concerne la fréquentation d’une formation scolaire, elle revient aux femmes ouvrières, en ce qui concerne la lecture de livres, aux aides familiaux. Quant aux ménagères au foyer, elles occupent la dernière place pour quasiment tous les postes de dépenses de temps de la liste présentée. Et, alors que plus de 90% des travailleurs hommes indiquaient l’une ou l’autre des dépenses incluses dans cette liste, près de 3/4 des ménagères au foyer n’ont cité aucune dépense de temps de ce genre19.
18Opposant « l’âtre domestique » et la « chaudière de l’usine », il conclut à la nécessité de combler le fossé creusé par l’inégalité d’accès à une qualification entre les hommes travaillant à l’usine et les femmes restant au foyer20.
- 21 Stroumiline 1925a.
- 22 Ibid.
19L’enquête de budget-temps effectuée en 1923/1924 auprès de 1 253 adultes en âge de travailler fut réalisée dans un plus grand nombre de villes qu’en 1922 : dix villes réparties dans différentes régions russes à l’ouest de l’Oural, Ivanovo-Vosnessensk, Nijni Novgorod, Kostroma, Vladimir, Briansk, Ekaterinoslav, Toula, Tambov, Simbirsk et Arkhangelsk21. Stroumiline ajouta de nouveaux items dans sa classification des dépenses de temps liées aux tâches domestiques, ce qui aboutit à une décomposition encore plus fine du travail domestique22 :
Décomposition du travail domestique en opérations et tâches dans l’enquête de 1923-1924
A. Préparation du repas
-
apporter et couper du bois
-
apporter de l’eau
-
aller au marché
-
faire cuire le pain
-
préparer le petit-déjeuner
-
préparer le déjeuner
-
préparer le dîner
-
débarrasser la table après le repas
-
mettre en place le samovar
-
laver la vaisselle après le repas
-
autres travaux
B. Soins aux enfants
-
soins à un nourrisson
-
laver les couches
-
laver, habiller, nourrir des petits enfants
-
baigner des nourrissons, laver des grands enfants
-
apprendre à lire, etc.
C. Soins personnels
-
s’habiller
-
se laver
-
se coiffer
-
se couper les cheveux
-
se raser la barbe
-
se baigner
-
se baigner dans la rivière
-
se soigner
D. Entretien des vêtements
-
lessive du linge
-
raccommodage des vêtements
-
réparation des chaussures
-
nettoyage des vêtements
-
nettoyage
E. Entretien du logement
-
faire le lit le matin
-
balayer
-
laver le sol
-
réparation de l’appartement
-
réparation des meubles
-
nettoyer la cour
-
autres travaux
- 23 Pour une histoire de l’URSS, voir Werth 2008.
- 24 Stroumiline 1925a.
20Deux postes furent nettement plus détaillés que dans l’enquête précédente, les soins aux enfants et les soins personnels. Dans le poste consacré à la préparation du repas, la disparition de l’item « faire la queue » correspond vraisemblablement à l’amélioration des conditions d’approvisionnement qui a caractérisé le début de la période de la Nouvelle Politique Économique, la NEP (1921-1927)23. En complément au calcul du temps consacré à différentes activités de loisir, Stroumiline introduisit un essai de comptabilité détaillée du temps de travail différenciant travailleurs salariés et travailleurs non-salariés. Il s’efforça également d’établir un budget-temps des enfants d’ouvriers allant à l’école, distinguant le temps passé au travail scolaire à l’école, à la maison et en dehors de la maison, ainsi que les différentes composantes du temps consacré au repos24. Cela contribua à affiner sa méthode de calcul du temps passé par les femmes au travail domestique.
- 25 Ibid.
- 26 Stroumiline 1923b.
21Afin d’établir une comparaison entre groupes sociaux, il effectua des enquêtes auprès de familles d’employés en suivant la même méthodologie que pour les familles ouvrières25. De son côté, l’élaboration des 71 budgets-temps de familles paysannes recueillis en 1923 posa des problèmes méthodologiques un peu différents. Dans le compte rendu de traitement des données, Stroumiline souligne les différentes difficultés rencontrées pour compter le temps dans une famille paysanne au cours d’une journée, et aussi, en raison de leur caractère saisonnier, au cours d’une année. Aussi préféra-t-il présenter cette enquête comme expérimentale26. Son analyse des différences d’utilisation du temps entre les sexes dans une famille paysanne était pourtant très riche, et l’amena à remettre en cause le fait de compter le travail domestique comme non productif :
Le travail domestique n’est évalué d’aucune façon car ses produits ne sont pas mis sur le marché, ou bien on peut dire autrement : le travail domestique “est évalué” comme travail non productif. Et c’est pourquoi la situation d’une femme occupée principalement à ce travail ne peut pas être particulièrement favorable pour elle dans une famille paysanne, par comparaison avec les autres membres de cette famille qui sont occupés notoirement à des travaux “productifs”27.
- 28 Ibid.
- 29 Le décret sur le service du travail obligatoire du 29 janvier 1920 imposait aux individus de part (...)
22Dans cette enquête, le statisticien affina la notion de travail productif et la manière d’évaluer le temps passé aux différentes tâches le composant. Conformément à la théorie marxiste, il remplaça la notion de travail salarié par celle de travail productif28, et modifia la manière de comptabiliser le travail obligatoire. Outre le travail productif, le travail domestique et le temps de déplacement pour se rendre au travail, il inclut dans le travail obligatoire le temps de déplacement pour aller au marché et le temps passé à un service de travail obligatoire29. L’éloignement souvent important entre le domicile et les commerces justifiait la prise en compte du temps de déplacement pour s’approvisionner.
- 30 Sur les femmes dans le monde du travail pendant les années 1920, voir Goldman 1997 et 2002.
23En intégrant le temps passé aux tâches domestiques dans la charge globale de travail, les enquêtes de budget-temps conduites entre 1922 et 1924 montrèrent que le temps passé au travail dans une journée demeurait élevé pour les femmes, atteignant en moyenne 14,5 heures. Le temps libre dont celles-ci pouvaient profiter était inférieur à celui dont bénéficiaient les hommes. Évalué à 9,6 heures dans une semaine pour les femmes en 1923/1924, il fut estimé à 30,1 heures pour ceux-ci. En analysant les usages du temps libéré pour le loisir par les hommes et les femmes, les statisticiens montrèrent que l’inégalité entre les sexes dans la division des tâches domestiques s’accompagnait d’inégalités dans la participation à la vie sociale et aux activités de formation. Les hommes passaient plus de temps à des activités de formation culturelle et politique : lecture de livres et de journaux, participation à des conférences et débats, prise en charge de responsabilités collectives, à quelque niveau que ce fût. Ils augmentaient ainsi leurs chances d’accéder à des postes plus élevés que les femmes dans le monde du travail, ainsi qu’à des fonctions de responsabilité dans les syndicats, les organisations sociales et le Parti, pour ceux qui le souhaitaient30. Un lien fut fait entre sphère domestique et sphère publique dans l’étude de l’évolution des rapports sociaux entre les sexes.
- 31 Notons toutefois à ce sujet que le département des femmes du Parti, le Zhenotdel, fut supprimé en (...)
24Quelle résonnance ont eu les travaux de Stroumiline au sein du Parti ? On dispose de fort peu d’éléments à ce sujet. Aucune recherche n’a été faite non plus sur le degré de connaissance que les organisations de femmes avaient de ces enquêtes31. Une étude à ce sujet contribuerait notamment à éclairer la manière dont les enquêtes de ce type étaient utilisées ou pas pour promouvoir l’égalité entre les sexes au travail, dans la famille et dans la société. Par ailleurs, dans la mesure où Stroumiline lui-même insistait sur la nécessité d’effectuer les enquêtes de budget-temps des familles en collaboration avec les syndicats, il serait pertinent d’effectuer une recherche sur le degré de participation des syndicats à leur organisation et sur la réception de leurs résultats par les responsables syndicaux à la tête des organisations professionnelles et dans les entreprises.
- 32 Leonid A. Gordon (1930-2001) et Edouard V. Klopov effectuèrent de nombreux travaux de recherche s (...)
25La situation décrite par Stroumiline se transforma-t-elle après les années 1920 ? Les travaux des sociologues L.A. Gordon, E.V. Klopov et L.A. Onikov menés à la fin des années 1960 et au début des années 1970 permettent d’en juger32.
- 33 Gordon, Klopov & Onikov 1977. Un compte rendu français de ce livre se trouve dans Dumazedier & Ma (...)
- 34 Sur les femmes dans le monde du travail en URSS pendant les années 1960 et 1970, voir Goldman 200 (...)
- 35 Proudenski 1964. G.A. Proudenski (1904-1967) est l’auteur de nombreux travaux d’économie sur la p (...)
- 36 Gordon & Klopov 1972.
26Dans leur ouvrage publié en 1977 sur Les caractéristiques du mode de vie socialiste33, les trois chercheurs exploitèrent les résultats des enquêtes de budget-temps des familles pour étudier l’évolution des différences de charge de travail entre les sexes entre 1923 et 197034. Afin de comparer des données d’enquêtes collectées à différentes périodes, ils mobilisèrent les résultats des enquêtes de budget-temps réalisées en 1923-1924 et en 1936, sous la direction de Stroumiline, en 1963, sous celle de Proudenski35, puis en 1965-1968 et 1967-1970, sous celle de Gordon36. Conscients des difficultés de la comparaison entre des enquêtes conçues dans des périodes et des lieux différents, sur la base de méthodologies qui différaient également, ils tentèrent néanmoins de dresser un bilan des transformations des conditions de vie et du mode de vie depuis l’instauration du système socialiste dans leur pays, en privilégiant deux domaines, l’activité domestique et l’accès à la culture. Partant du constat qu’il était difficile de travailler sur une décomposition fine des différentes activités, qui avait varié selon les périodes d’enquête, ils ne retinrent que les catégories principales de classification et étudièrent les différences de charge de travail entre les sexes en distinguant plus particulièrement le travail à la production et le travail domestique.
- 37 Tableau n°3 mis en annexe de l’ouvrage de Gordon, Klopov & Onikov 1977.
Charge de travail des adultes dans les familles ouvrières (selon les données de quelques enquêtes par sondage dans les grandes villes de la partie européenne de l’URSS)37
|
Types d’activité de travail
|
Durée de travail dans la semaine (en heures)
|
Travailleurs
|
Hommes
|
Femmes
|
1923
1924
|
1. Travail à la production
2. Travail domestique
3. Charge totale de travail
|
46
13
50
|
44
34
78
|
1936
|
1. Travail à la production
2. Travail domestique
3. Charge totale de travail
|
41
12
53
|
40
34
74
|
1963
|
1. Travail à la production
2. Travail domestique
3. Charge totale de travail
|
40
12
52
|
4
30
70
|
1965
1968
|
1. Travail à la production
2. Travail domestique
3. Charge totale de travail
|
40
12
52
|
39
27
66
|
1967
1970
|
1. Travail à la production
2. Travail domestique
3. Charge totale de travail
|
41
10
51
|
38
27
65
|
27 Les chiffres parlèrent d’eux-mêmes. Malgré une diminution globale du temps passé au travail domestique dans une semaine entre le début des années 1920 et les années 1960, il apparut d’emblée que cette réduction n’était pas très forte puisque cette charge représentait, pour une femme qui avait un emploi, 34 heures par semaine en 1923-1924, puis 27 heures à partir du milieu des années 1960, alors que, pour un homme, elle représentait 13 heures par semaine en 1923-1924, 12 heures des années 1930 au milieu des années 1960, et 10 heures à la fin de celles-ci. Mais, fait jugé très important par les trois sociologues, l’écart restait fort entre les deux sexes : cette charge, qui était 2,6 fois plus élevée en 1923-1924, l’était de 2,25 fois au milieu des années 1960, et de 2,7 fois à la fin des années 1960. Cela les amena à conclure :
- 38 Gordon, Klopov & Onikov 1977 : section 2.3.
D’après les données des enquêtes que nous avons utilisées, en 40 ans ces chiffres n’ont pas diminué de plus de 20%. À cela s’ajoute le fait que, pour la majorité des femmes qui ont une famille et qui travaillent, particulièrement pour celles qui ont des enfants qui ne sont pas encore majeurs, la charge de travail domestique demeure approximativement la même que dans le passé, 30 à 35 heures par semaine, et, comme autrefois, elle est supérieure de 2 à 3 fois à l’activité domestique des hommes38.
28 Outre cela, ils mirent en évidence des différences selon les groupes sociaux et le niveau de formation des femmes, et cela au détriment des femmes les moins qualifiées. Sur la base de leurs résultats, ils proposèrent d’instaurer ce qu’ils nommèrent une « approche inégalitaire », qui consistait à augmenter la durée des congés annuels pour les femmes travailleuses ayant des enfants afin de compenser la surcharge en travail domestique :
- 39 Gordon, Klopov & Onikov 1977.
Tant que la charge de travail totale des femmes qui élèvent des enfants restera supérieure à celle des autres groupes de travailleurs, une telle approche « inégalitaire » répondra aux exigences de la justice sociale, et aussi au sens moral immédiat de tout être humain raisonnable. Cette « inégalité » formelle aidera de manière évidente à l’instauration d’une égalité sociale véritable39.
29Cette proposition ne fut pas suivie d’effet.
- 40 Chadeau & Fouquet 1981. Pour l’année 1974 en France, voir aussi Chenu 2003 et Chenu & Herpin 2002 (...)
30Il est troublant de constater que les chiffres calculés pour l’URSS en 1967-1970 par Gordon et ses collègues étaient très proches de ceux publiés en 1974 par Ann Chadeau et Annie Fouquet pour la France, où les hommes consacraient 10 heures par semaine au travail domestique (comme en URSS en 1970) et les femmes qui avaient un emploi 28 heures (27 h en URSS)40. La charge totale de travail hebdomadaire était de 66 heures pour les femmes en France (65h en URSS) et de 57 heures pour les hommes (51 h en URSS). Ces chiffres incitent à relativiser le discours sur la supériorité du système socialiste dans ce domaine. En réalité, le modèle de la « mère qui travaille », prôné dans les années 1930 sous Staline, se traduisit par des journées de travail très lourdes pour les femmes soviétiques.
- 41 Temkinna & Rotkirkh 1974.
31L’égalité prônée entre les sexes ne peut pas être évaluée seulement sur la base du statut juridique et professionnel des femmes. C’est aussi dans les conditions de la vie quotidienne qu’elle se mesure. Ainsi, plus les logements sont exigus, plus les tâches domestiques sont alourdies, nettoyage et rangement notamment ; plus les commerces sont éloignés du logement, plus les contraintes sont lourdes en temps de trajet. De ce point de vue, le développement des services collectifs a été insuffisant pour favoriser l’égalité des sexes dans la répartition des tâches domestiques en URSS. Dans une enquête effectuée au début des années 1970, 20% des femmes avouaient leurs difficultés à concilier leur rôle de mère et d’éducation des enfants et leur activité professionnelle ; 52% déclaraient que leur situation était « supportable », ce qui semble un euphémisme ou une réponse de convenance41. La socialisation des moyens de production n’a pas suffi à créer l’égalité entre les sexes en URSS. En réalité, la politique de l’État consista principalement à allonger les congés de maternité et à promouvoir une organisation plus souple des horaires de travail pour les mères ayant un emploi.
- 42 À la fin des années 1980, le taux d’activité des femmes en URSS était le plus élevé du monde. Plu (...)
32 L’accès très large des femmes soviétiques au monde du travail leur a donné une autonomie économique relative42, mais ne les a en aucune manière libérées de la double journée de travail. Bien que la question du travail domestique ait été posée dès le début des années 1920 comme un enjeu essentiel pour la construction d’une économie et d’une société socialistes, ni l’inégalité de la répartition des tâches entre les sexes, ni la réduction du volume du temps passé au travail domestique dans la famille n’ont évolué de manière notable en URSS entre le début des années 1920 et le début des années 1970. À cet égard, la famille de la Russie socialiste soviétique ressemblait beaucoup à la famille des pays capitalistes.