Nannette Lévesque conteuse et chanteuse du pays des sources de la Loire. Édition établie par Marie-Louise TENÈZE et Georges DELARUE. Paris, Gallimard, 2000. 734 p.
Texte intégral
1Ce bel et gros volume, qui ouvre aux éditions Gallimard la collection « Le langage des contes », dirigée par Nicole Belmont, est un ouvrage à plusieurs voix. Au premier plan, la double voix de Nannette Lévesque qui conte et chante selon la tradition. Autour d'elle et la portant jusqu'à nous, celle de l'ethnographe, Victor Smith, qui l'a particulièrement écoutée parmi d'autres femmes entendues dans la région de Saint-Étienne entre 1867 et 1876. Les voix enfin de nos contemporains : Marie-Louise Tenèze qui présente, publie et commente les récits et Georges Delarue, ethnomusicologue, éditeur et analyste de la partie chantée.
2Je parlerai ici presque exclusivement de l'ensemble relatif aux contes et au légendaire, non seulement parce que textes narratifs et analyses forment la part principale de l'ouvrage, mais surtout parce que, bien au-delà de ce qu'est généralement un recueil même établi avec la plus grande érudition et la plus grande sensibilité, celui-ci est le fruit d'une émouvante rencontre : celle de deux femmes qu'un long siècle sépare et que, de manière paradoxale, puisque l'une d'entre elles est illettrée, un projet scientifique met en présence.
3Personnalité de tout premier plan parmi les spécialistes de la littérature orale, Marie-Louise Tenèze aborde comme un terrain ethnologique l'ensemble des manuscrits de Victor Smith concernant son informatrice privilégiée. À partir d'eux, elle reconstitue le monde matériel et spirituel de Nannette Lévesque dont elle « prolonge les dires » par le document, sollicitant l'histoire, la géographie, la lexicologie et tous types d'études et de témoignages. Ainsi plongée dans le Velay et le Forez à l'époque où l'industrie minière les bouleverse, l'ethnologue qui suit pas à pas et mot à mot les routes tangibles aussi bien que le chemin intérieur de la conteuse, lui donne en effet un visage si proche qu'on ne s'étonne pas lorsque, tout simplement, elle la nomme « Nannette ». Cette remarquable reconstitution s'appuie sur une rencontre antérieure : celle de Nannette Lévesque, alors âgée de près de soixante dix ans, et de Victor Smith, magistrat à Firminy et folkloriste, par passion.
4Dans une postface intitulée « Victor Smith et ses manuscrits », Marie-Louise Tenèze nous le montre dans sa maison de Fraisses, occupé à transcrire le savoir oral de cette femme qui lui apparaît d'emblée comme exceptionnelle. Il s'attache, avec elle, à noter non seulement les textes qu'il lui fait le plus souvent répéter plusieurs fois, laissant place aux nombreuses variantes dont la richesse ne cesse de l'étonner, mais aussi les gestes et les remarques dont elle les accompagne : « J'ai copié, au vol des paroles, des contes […] sous la dictée d'une vieille octogénaire [sic !] née dans l'Ardèche mais dont la vie instable s'était passée tantôt dans son pays, tantôt dans la Loire, tantôt dans la Haute Loire ». Le respect et l'admiration que Smith portait à son informatrice l'ont conduit à consigner nombre d'éléments de la vie et de la personnalité de celle qu'il désignait comme sa « fidèle collaboratrice ». Celle-ci, grâce à cette médiation, nous devient familière à travers ce livre.
5Qui est donc Nannette Lévesque ? « Conteuse et chanteuse » ? Au regard de la présentation qu'en fait Marie-Louise Tenèze, le titre de l'ouvrage pose problème. Il suppose en effet que cette fonction lui avait été reconnue par son entourage, or Victor Smith ne note rien qui puisse le laisser supposer. À l'encontre des conteurs traditionnels qui avaient un métier et contaient à la demande, cette femme offre ses paroles comme une immatérielle contrepartie au don du pain qu'elle mendie : les prières, sans doute, pour inciter à la charité, les contes et les chants pour remercier. Ce décalage, cette inadéquation peut-être du titre, sont mis en relief lorsque Marie-Louise Tenèze s'interroge sur la pertinence d'un autre terme : celui de « répertoire », adopté par défaut pour désigner l'ensemble du savoir narratif de Nannette Lévesque. La difficulté à nommer ce savoir et à qualifier celle qui le possède provient moins, me semble-t-il, du fait que ses textes ne se constituent en « répertoire » que par les soins de l'ethnographe, qu'en raison de la fonction de ses dires et du rapport qu'elle entretient avec eux. Les notes de Smith montrent avec quelle ferveur Nannette Lévesque adhère à son récit. Contrairement à l'acception moderne du mot « sornettes » par lequel on désigne les contes dans ces régions, les siens sont tous empreints de gravité. Qu'il s'agisse de fictions ou bien d'aventures dont la vérité est attestée par celui qui les a vécues ou garantie par la Sainte Ecriture, la conteuse participe toujours du sort de ses héros : « elle pleurait en disant cela », indique fréquemment Smith et l'émotion qu'elle éprouve et suscite est une première preuve que le conte n'est pas, comme on a longtemps persisté à le croire, un simple reliquat de récits en voie d'extinction.
6Faut-il s'étonner d'une telle proximité entre l'univers narratif de Nannette Lévesque et sa vision du monde alors que dès sa jeunesse, à l'âge où commencent les épreuves des héroïnes de contes merveilleux, sa vie emprunte leur chemin douloureux : « Mon père se remaria, ma marâtre ne fut pas bonne avec moi ». L'itinéraire de la fiction prend son départ au même point que l'errance de la conteuse dont l'époux, pauvre et tôt disparu, gagnait son pain en fabriquant des cuillers en bois qu'il vendait au loin pendant qu'avec ses enfants elle mendiait le sien sur d'autres routes. Contre ce destin, nulle révolte. Le malheur, comme le bonheur quand il vient, est au même titre que le prodige « une permission de Dieu ». La ferveur religieuse qui guide sa vie infléchit chacun de ses récits. Elle imprègne de mystique chrétienne les contes merveilleux où, bienveillantes, les fées apparaissent sous les traits de la Sainte Vierge, malveillantes, sous ceux de la sorcière. Pauvre et pieuse, elle place le bonheur dans la sécurité et non dans ce renversement de situation qui, généralement dans le conte, amène le plus humble au niveau du puissant. Nulle tentation de revanche, faire fortune signifie simplement être à l'abri du besoin : « tu ne risques rien pour le restant de tes jours ». Dieu seul fait justice, à la fin, en punissant de mort immédiate ceux qui refusent la charité au pauvre en qui ils n'ont pas reconnu le Christ.
7Cette soumission à l'ordre social est indissociable des nécessités de sa vie : n'a-t-elle pas dû, pour être entendue et aidée lorsqu'elle devait mendier, défendre l'ordre établi qui sépare les pauvres des nantis ? Elle défend le mariage et la famille dans le détail de ses contes comme dans le choix des thèmes, au point par exemple d'effacer la méchanceté des sœurs de Cendrillon et de ne pas retenir les chansons de maumariée dont la présence pèse pourtant lourd dans le répertoire traditionnel. Dans la singularité de son œuvre, cette femme au statut particulier parmi la multitude des déshéritées se montre paradoxalement très attachée aux valeurs et aux principes les plus conformistes de son temps.
8L'ensemble des récits est organisé en chapitres thématiques dans lesquels ceux-ci sont groupés, ainsi que le dit Marie-Louise Tenèze, selon leur « logique interne ». Laissant ouvertes les questions auxquelles les manuscrits de Victor Smith ne permettent pas de répondre, elle suit toutes les pistes, autant que faire se peut, afin d'appréhender non seulement le contenu des textes et la femme qui les a portés mais aussi le processus d'élaboration et de transmission des récits de tradition orale en général.
9La totale implication de Nannette Lévesque dans le devenir de ses héros souvent des héroïnes car elle marque du féminin des récits dont la forme « classique » se dit au masculin la conduit à modifier sans cesse des passages. En interrogeant non seulement la chronologie interne des textes donnés par Nannette Lévesque, mais aussi les versions recueillies par Victor Smith à cette période et d'autres données encore, Marie-Louise Tenèze montre comment s'élaborent et se transforment les récits, dans leur vivante complexité.
10Ainsi ce livre est-il l'autre versant de l'œuvre, écrite cette fois, que Marie-Louise Tenèze a consacré à penser et classer les textes en particulier dans le catalogue du conte populaire français, établi essentiellement sur le résultat de collectes figées dans les recueils. Son retour, à partir de Nannette Lévesque, vers la « source vive où s'originent les contes » illustre le retournement de la pensée du conte qui s'effectue au XXe siècle. Ainsi renverse-t-elle par des exemples précis la position des ethnographes du XIXe siècle qui, à la suite des frères Grimm, voyaient dans les contes populaires un simple produit de la dégradation du mythe et qualifiaient ainsi de versions erronées ou abrégées, les narrations qui s'écartent du schéma « classique ». À l'idée ancienne d'appauvrissement, de fragmentation d'un texte originel, Marie-Louise Tenèze oppose la cohérence des versions courtes : elles ne disent pas la même chose que les versions longues mais, telles quelles, elles sont complètes et se suffisent à elles-mêmes.
11Malgré ou à cause de tous les savoirs qu'elle met ici en œuvre, Marie-Louise Tenèze ne cesse de se placer au plus près de « sa » conteuse. Elle trouve, dans cette proximité, une ampleur et une qualité d'écriture qu'elle ne s'était jamais autorisée à développer à ce point dans ses travaux antérieurs, comme si, faute de « terrain » sensible, elle n'avait jusqu'ici exprimé qu'une part d'elle même. Les analyses de l'œuvre de « Nannette » y sont aussi passionnées que ses récits contés ou chantés. Mettant en évidence ce que, depuis peu, on convient de nommer une « œuvre orale », l'ouvrage s'avère aussi merveilleux que les contes du même nom, tant du point de vue des travaux sur la culture populaire que de celui de l'histoire des femmes.
Pour citer cet article
Référence papier
Josiane BRU, « Nannette Lévesque conteuse et chanteuse du pays des sources de la Loire. Édition établie par Marie-Louise TENÈZE et Georges DELARUE. Paris, Gallimard, 2000. 734 p. », Clio, 14 | 2001, 247-250.
Référence électronique
Josiane BRU, « Nannette Lévesque conteuse et chanteuse du pays des sources de la Loire. Édition établie par Marie-Louise TENÈZE et Georges DELARUE. Paris, Gallimard, 2000. 734 p. », Clio [En ligne], 14 | 2001, mis en ligne le 19 mars 2003, consulté le 13 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/122 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.122
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