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Regard complémentaire

Quand l’uniforme fait l’homme libre

Les soldats noirs dans la Guerre civile américaine (1861-1865)
To Look Like Men of War: Visual Transformation Narratives of African American Union Soldiers (1861-1865)
Sarah Jones Weicksel
Traduction de Florence Hertz
p. 137-152

Résumés

Cet article analyse le rôle des vêtements dans la métamorphose d’esclaves afro-américains en soldats de l’Union pendant la Guerre civile (1861-1865). Il explore la manière et la raison pour laquelle les uniformes militaires portent un tel poids narratif dans les portraits de ces hommes. Les textes, images, objets, gravures et photographies sont étudiés dans le contexte de la perception du corps au xixe siècle et des nouvelles théories de l’anthropologie physique et de la phrénologie. L’article souligne le rôle de ces images dans la construction d’un discours cohérent sur la rédemption de l’esclavage et d’une catégorie « homme » plus inclusive, plus universelle, fondée sur le service militaire.

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Texte intégral

  • 1 La recherche pour cet article a bénéficié du soutien de l’American Antiquarian Society, la Historic (...)

1En 1863, pendant la Guerre civile, le gouvernement des États-Unis approuva officiellement la formation des premiers régiments de soldats afro-américains 1. Des milliers d’entre eux étaient d’anciens esclaves. La création des United States Colored Troops (USCT) portant l’uniforme de l’Union fut un moment porteur d’espoir, mais ce n’est pas sans une certaine inquiétude que la décision fut appliquée. On estimait en effet assez généralement que l’esclavage pouvait avoir eu un effet délétère sur la virilité des hommes noirs, une « race » par ailleurs perçue comme « barbare » et affligée de nombreuses tares. Le port de l’uniforme, d’après la population blanche, était le droit de tout homme et citoyen. Or, masculinité et citoyenneté en Amérique étaient deux notions inextricablement liées ; et pour jouir de la pleine citoyenneté, il fallait être un homme adulte s’appartenant en toute propriété. Ainsi pour les hommes blancs des états du Nord, les attributs de la masculinité dépendaient du statut d’homme libre, dont étaient privés les esclaves puisqu’ils étaient la propriété d’une autre personne. Déchu, l’esclave était considéré comme inapte au statut de soldat et de citoyen. Il fallait tout d’abord l’arracher à sa condition pour l’aider à retrouver l’humanité que l’esclavage avait, pensait-on, anéantie en lui. Il devait se relever de la servilité, se débarrasser de son identité d’esclave à genoux, à moitié nu, levant ses mains enchaînées pour implorer : « Ne suis-je pas un homme, ne suis-je pas ton frère ? » Quelque qualité qu’aient pu avoir les esclaves émancipés aux yeux du public nord-américain blanc, ils n’étaient certainement pas vus comme des hommes.

  • 2 Wallace 2012 : 247.

2 Dans ce contexte, le vêtement est doté d’un remarquable pouvoir de transformation, à la fois dans les textes et dans les images qui avaient pour objectif de démontrer que les hommes noirs, et en particulier les anciens esclaves, feraient de bons soldats, des patriotes prêts à se battre pour l’Amérique, de vrais hommes, dignes du statut de soldat. La transition de l’identité d’ancien esclave à celle de soldat n’allait pas sans peine : elle impliquait une totale métamorphose. Le « bien matériel » qu’était l’esclave devait devenir un homme avant de pouvoir agir en soldat et cette transformation passait par un changement de tenue. Il fallait dépouiller l’esclave de ses haillons, signe matériel de sa condition, et lui faire endosser l’uniforme. Le vêtement jouait un rôle essentiel dans la fabrication du genre. Dans les récits textuels aussi bien que visuels, le corps amorphe et maladif de l’esclave se change en corps d’homme fier et droit, prêt à se lancer dans la bataille. D’ailleurs, comme Maurice Wallace l’a récemment avancé, entre 1862 et 1890, « la photographie, à travers la prolifération et le succès des portraits de soldats noirs, a grandement participé à la formation de l’identité de l’homme afro-américain et à en faire une catégorie cohérente dans l’imaginaire politique post-Guerre civile » 2.

3 Le présent article s’attache à montrer comment et pourquoi le vêtement a eu une telle efficacité narrative dans les représentations du passage de l’état d’esclave à celui de soldat, tout en resituant les textes, les images et les objets dans le contexte de la perception du corps au xixe siècle et des nouvelles théories de l’anthropologie physique et de la phrénologie. Ce faisant, on mettra en lumière non seulement le rôle que ces images ont joué dans la construction d’un récit cohérent de la réhabilitation de l’esclave, mais aussi dans la constitution d’une catégorie d’« homme » plus universelle, plus englobante, et liée au service militaire.

  • 3 Les images représentant des soldats avant et après leur incorporation semblent s’être limitées aux (...)
  • 4 Mitchell 2008 ; Savage 1997 ; Putzi 2002 ; Jackson 2011.

4 Des images montrant la transformation de l’esclave, sa mutation du statut de « bien matériel » à celui d’homme libre, étaient diffusées sous forme de photos-cartes et autres supports papier éphémères, ainsi que d’illustrations dans la presse populaire. Les chercheurs qui ont abordé ces images construites en « avant-après » n’y ont lu qu’un simple passage de la saleté à la propreté, sans s’attarder sur le rôle du vêtement en tant que tel – en notant certes sa présence et son état, mais en se contentant d’y faire référence en termes de représentation 3. Ces analyses ne disent pas en quoi le vêtement est un marqueur du changement de statut social, ni ne parlent du rôle actif qu’il jouait dans la métamorphose extérieure et intérieure du sujet 4. J’appellerai ce type d’illustrations « récits visuels de transformation » pour bien indiquer que ces images ne se contentent pas d’offrir deux vues statiques de la même personne, mais qu’un processus est mis en œuvre.

5 Nombre de ces images, fictives ou mises en scène, s’autorisent d’évidentes licences artistiques et s’approprient des stéréotypes raciaux pour faire passer leur message. En effet, la mauvaise condition physique des esclaves en fuite, qui arrivaient dans les camps militaires (connus sous le nom de « contrebande de guerre »), était parfois exagérée pour des raisons stratégiques, et « l’esclave en haillons » devint une figure littéraire et picturale classique. Ces récits visuels sont néanmoins très importants pour comprendre à la fois comment les abolitionnistes représentaient les hommes noirs, et comment le vêtement était réputé former et refléter l’état intérieur d’un individu.

Une métamorphose

6Les officiers blancs abordaient la transformation des esclaves en soldats comme un processus rituel. Après avoir fait passer un examen physique à l’ancien esclave, se souvient le colonel Robert Cowden, on lui rasait le crâne et on le « débarrassait de ses loques répugnantes, on les brûlait, puis on le lavait à l’eau et au savon ». Après ce nettoyage en règle et l’adoption de l’uniforme, le rite de passage était accompli :

  • 5 Cowden 1883 : 45.

Il était totalement métamorphosé, non seulement dans son apparence et son habillement, mais aussi dans son caractère et ses relations aux autres. Hier, ‘nègre’ sale et répugnant, aujourd’hui homme bien habillé ; hier esclave, aujourd’hui homme libre ; hier civil, aujourd’hui soldat. Il n’est plus en rien ce qu’il était naguère, il n’a jamais été ce qu’il est désormais 5.

7 Les oppositions binaires que Cowden établit entre « nègre » et « homme », « esclave » et « homme libre », « civil » et « soldat », associent clairement masculinité, liberté, et service armé. Ainsi, du point de vue des abolitionnistes, le fait d’endosser l’uniforme avait le pouvoir de changer non seulement l’apparence des anciens esclaves, mais aussi de leur rendre leur statut d’homme et leur virilité.

  • 6 Jackson 2011 : 26.

8 Le récit visuel le plus connu dépeignant ce rituel de transformation est celui de Gordon, publié le 4 juillet 1863 dans Harper’s Weekly, hebdomadaire illustré américain avec l’un des plus gros tirages de l’époque (fig. 1). C’est un triptyque accompagnant un article intitulé « un Noir typique ». Un ancien esclave, Gordon, est représenté dans trois poses distinctes. Dans la première image « tel qu’il est arrivé après avoir passé nos lignes » Gordon est assis sur un tabouret l’air abattu, les pieds nus, tassé sur lui-même, les vêtements déchirés. Il est couvert de boue et malpropre. Sa position, jambes croisées avec désinvolture et mains posées sur les genoux, lui donne un air insatisfait et pourtant passif 6. Au centre et en gros plan, Gordon est passé à la loupe de l’examen médical qui lui permettra de franchir le premier pas vers son devenir de soldat. Sa vieille chemise enlevée, Gordon est vu de dos, assis et voûté, comme ployant sous le poids des épaisses cicatrices qui zèbrent sa peau, causées par des coups de fouets brutaux. La dernière image montre Gordon une fois lavé et vêtu de son uniforme. Ces dessins au crayon formant le récit visuel de la transformation de Gordon vont beaucoup plus loin qu’une caricature – le changement de vêtements signale qu’une mutation s’est produite en l’homme lui-même. Gordon, debout, se tient droit ; son visage paraît plus fin et son expression inquiète a laissé place à un air de détermination et d’espoir.

Fig. 1. « Le Noir » [Gordon], Harper’s Weekly, 4 juillet, 1863

Fig. 1. « Le Noir » [Gordon], Harper’s Weekly, 4 juillet, 1863

Avec la permission de l’American Antiquarian Society, Worcester, MA.

9 La réalité du changement induit par le vêtement – qui va bien au-delà d’une simple représentation du changement – est encore plus évidente dans un autre récit visuel de transformation, celui de Hubbard Pryor (fig. 2). Pryor lui aussi est tassé sur un tabouret bancal, les bras mollement posés sur les cuisses et les mains sur les genoux. Ses manches de chemise sont roulées aux coudes et son pantalon informe est rentré dans ses bottes. Il est assis négligemment, les genoux écartés, un pied oscillant sur le côté. Ses vêtements sont tout troués et déchirés et un vieux chapeau à larges bords gondolés lui couvre la tête. Une fois en uniforme, Pryor est tonique, le torse bombé, le dos droit, les épaules en arrière. Ses bras ne sont plus nus mais proprement couverts par un uniforme impeccable. Comme Gordon, il est au garde-à-vous, discipliné, et semble prêt à servir son pays, devenu un nouvel homme. Selon les critères du xixe siècle, cette position et cette propreté traduisent l’estime de soi et la virilité.

Fig. 2. Soldat Hubbard Pryor avant et après son incorporation dans la 44e U.S. Colored Infantry, 10 octobre, 1864

Fig. 2. Soldat Hubbard Pryor avant et après son incorporation dans la 44e U.S. Colored Infantry, 10 octobre, 1864

Photographie : T.B. Bishop, RG 94 : archives du bureau de l’Adjudant Général, Séries : Letters Received, 1863-1888, Avec la permission du National Archives and Records Administration, Washington, D.C.

  • 7 Craik 2005 : 4.

10 Le pouvoir de ces images réside dans le contraste entre les deux tenues vestimentaires – une évolution qui fait passer des loques à une demi-nudité, puis à un uniforme propre et net, bien ajusté. Les guenilles qui couvraient si mal Gordon et Hubbard Pryor traduisent non seulement la pauvreté et la faiblesse, mais aussi le corps indiscipliné et incontrôlé. Leurs amples haillons les engloutissent. L’uniforme, au contraire, avec sa veste cintrée et les lanières en cuir destinée à attacher l’équipement au haut du corps, impose une discipline matérielle et morale. La contrainte physique permet l’émergence de leur masculinité – la capacité à maîtriser leurs pulsions et leur force. En uniforme, ces hommes cessent de ressembler à des esclaves soumis et abattus et deviennent des hommes pénétrés du sens de leurs responsabilités, centrés, déterminés, le patriotisme souligné par la retenue du corps. Comme Jennifer Craik l’a exprimé plus largement : « l’uniforme est non seulement le symbole du contrôle de l’être social mais aussi de l’être intérieur et de sa formation » 7. Gordon et Pryor en uniforme montrent que le corps noir peut être contrôlé sans coups de fouet.

Les transformations de la posture

  • 8 Stearns 1999 : 76.
  • 9 Hunt 1864 : 21.
  • 10 Cartwright 1851 : 65.
  • 11 Cowden 1883 : 46.

11Le rôle de la posture dans le langage visuel des descriptions et des images dépeignant les recrues noires est d’autant plus central qu’elle occupait une grande place dans la société américaine du milieu du xixe siècle, notamment dans le contexte des questionnements sur les différences raciales. Les images et récits concernant les esclaves, êtres asservis marchant courbés et entravés, reflètent les théories qui se développent à l’époque dans le domaine de l’anthropologie physique et de la phrénologie, qui opéraient un lien entre forme ou maintien du corps, et race, genre et degré d’intelligence. Les phrénologues et certains évolutionnistes affirmaient qu’une bonne position corporelle distinguait l’homme blanc des « races humaines moins civilisées » 8. « Le nègre est incapable de se tenir droit et de maintenir un port érigé », affirme un médecin. « La forme générale de ses membres, sa structure pelvienne, sa colonne vertébrale, la façon dont sa tête est posée sur ses épaules – en bref, l’ensemble de son anatomie lui interdit de garder une position verticale » 9. La capacité à marcher debout en conservant un maintien vertical occupait donc une place centrale dans l’argumentaire raciste sur les différences raciales. Samuel Cartwright affirmait que l’ossature des hommes noirs était « plus torse », et leur colonne vertébrale, de forme plus incurvée, leur donnait « une démarche oscillante, ou comme on dit en français une allure déhanchée, évoquant celle d’un homme portant un fardeau » 10. Cet homme déhanché était l’antithèse de « l’homme droit » que les officiers de l’Union tenaient pour l’homme idéal et prenaient pour modèle afin de façonner leurs nouvelles recrues noires. Mais contrairement aux anthropologues, les partisans du recrutement des Noirs estimaient que l’on pouvait les transformer. « La démarche déhanchée, la façon de traîner tristement la jambe » de l’esclave, affirmait Cowden, pouvait « laisser place au dos droit, au visage ouvert, aux manières de gentilhomme et au salut militaire » 11. L’uniforme avait le pouvoir de métamorphoser en homme des corps d’esclaves veules et serviles.

  • 12 Steele 2000 : 52.
  • 13 Stearns 1999 : 76.
  • 14 Sigourney 1845 : 81.

12 L’image du soldat dignement campé sur ses jambes se situe dans une tradition occidentale bien plus ancienne, qui conférait une grande importance à une posture correcte et employait les corsets, les maintiens orthopédiques et autres formes de contraintes vestimentaires pour imposer certains contours au corps. Le soutien préconisé pour donner une allure convenable était depuis longtemps différencié en fonction du genre 12. Que ce soit dans le domaine de la mode ou de la médecine, on se donnait beaucoup de mal pour corseter et redresser les anatomies « plus faibles » des femmes et pour les conformer à un idéal de beauté féminine qui exigeait une taille très fine, des épaules tombantes, et des jupes gonflées et amples. À l’opposé, les hommes ne portaient de corsets ou de ceintures abdominales que pour corriger des difformités. Le vêtement jouait un rôle primordial dans la caractérisation du genre – les catégories « homme » et « femme » étaient des artifices créés par une action matérielle opérée sur les corps. Au milieu du xixe siècle, le rapport au corps passait obligatoirement par un strict maintien, et la mode vestimentaire des corsets pour les femmes et des costumes pour les hommes servait à les façonner 13. Cependant, même si cette contrainte vestimentaire opérée sur le corps peut sembler analogue pour les hommes et les femmes, le but recherché était différent dans les deux cas. Alors que les vêtements des hommes ne faisaient que fournir un rappel matériel, un encouragement au bon maintien, la mode féminine en ce milieu du siècle, telle que Lydia Sigourney la décrit, était beaucoup plus contraignante : « les buscs et les corsets étaient pénibles à porter » et « entravaient les mouvements » 14.

  • 15 Sandage 2005 : 56.

13 Ces manipulations sur le corps jouaient un important rôle social. On jugeait la moralité d’une personne ou sa position sociale à sa façon de se tenir et de se déplacer. La posture jouait un grand rôle dans la représentation du succès ou de l’échec – les auteurs et les illustrateurs du milieu du xixe siècle dépeignaient souvent l’homme ruiné sous les traits d’un « mendiant voûté et loqueteux » 15.

14De la même façon, après la Guerre civile, les caricatures des esclaves en fuite, des « black dandies » et des « contrebandes de guerre » représentaient souvent des individus au bord de la difformité physique. À l’inverse, un port droit et la maîtrise des gestes traduisaient la force intérieure d’un homme moral, contrôlé et accompli.

Fig. 3. « Contraband Jackson, Servant in the Confederate Army » et « Drummer Jackson, 79th U.S.C.T. » c. 1861-1865

Fig. 3. « Contraband Jackson, Servant in the Confederate Army » et « Drummer Jackson, 79th U.S.C.T. » c. 1861-1865

Avec la permission du Carlisle Military History Institute.

  • 16 Yosifon & Stearns 1998 : 1057.
  • 17 Perrot 1994 : 12.

15 L’uniforme militaire fournissait le support structurel nécessaire pour conserver un bon maintien, à un niveau à la fois matériel et symbolique 16. Comme Philippe Perrot l’a fait remarquer, le vêtement conditionne le comportement, la posture, la démarche et les gestes ; il permet de préparer le corps à la pratique de certaines activités et à effectuer certains mouvements17. Si les hommes blancs qui échangeaient le costume civil contre l’uniforme militaire ne remarquaient sans doute guère de différence, en décomposant les différentes étapes du troc des guenilles contre l’uniforme, les auteurs des récits visuels de transformation mettaient en scène un contraste frappant. Dans la métamorphose d’un jeune esclave nommé Jackson en « petit tambour », les hardes qui l’habillent ne lui imposent aucune restriction de mouvement. Par comparaison, son uniforme bien ajusté l’oblige à se tenir droit (fig. 3).

Uniforme et construction du masculin

  • 18 Yosifon & Stearns 1998 : 1061.
  • 19 Scott 1859 : 11.
  • 20 Un grand merci à Sara Hume qui a bien voulu m’aider à comprendre la mode masculine et le travail du (...)

16L’étude des uniformes qui nous sont parvenus corrobore l’idée que les vestes, une fois boutonnées jusqu’au cou, apportaient un certain soutien physique qui aidait à effectuer la modification de posture, ou, tout au moins, rappelait à celui qui la portait de se tenir droit  18. Les manuels de coupe et les guides pour tailleurs fournissaient des instructions détaillées pour les patrons de vêtements militaires, spécifiant que les vestes et les pantalons se devaient d’être ajustés tout en laissant « la liberté de respirer et de bouger facilement » 19. On soulignait la position correcte en prévoyant des emmanchures étroites et un cintrage dans le dos pour les vestes, plutôt que des coutures placées sur les épaules. La forme donnée par les coutures en V à l’arrière de la veste aidait celui qui la portait à se tenir droit 20. Une image du « Manuel du tailleur » de Genio Scott illustre ces éléments de coupe et la nécessité de prévoir des plis d’aisance pour l’habit militaire, tout en formant des épaules ajustées et une taille cintrée (fig. 4). Ces instructions valaient pour les uniformes sur mesure, mais même les uniformes de confection répondaient aux règles de coupe fournies par l’armée, et les particuliers pouvaient se procurer les patrons en vogue, détaillés dans les manuels militaires et reproduits dans les magazines et les catalogues de vêtements. À quelques rares exceptions près, les anciens esclaves n’avaient pas accès à des uniformes sur mesure, mais portaient des uniformes standards prévus pour aller à la bataille. En général les soldats noirs portaient des vareuses plus courtes en toile, semi-ajustées, mais ils étaient souvent photographiés et représentés vêtus de la veste longue et plus élégante qui correspond à l’illustration du Manuel de Scott.

Fig. 4. Manuel de coupe: The Cutter’s Guide: Being a Series of Systems for Cutting Every Kind of Modern Garment, New York, 1859

Fig. 4. Manuel de coupe: The Cutter’s Guide: Being a Series of Systems for Cutting Every Kind of Modern Garment, New York, 1859

Avec la permission de l’American Antiquarian Society.

17Une étude conduite sur plus de quarante images représentant des hommes noirs portant l’uniforme de l’Union sur le terrain et en studio montre que plus de la moitié de ces hommes étaient vêtus de la redingote. Malgré la diversité des uniformes, les récits visuels de transformation s’efforçaient de créer une image universelle de l’esclave devenu soldat.

  • 21 Anderson 1861-1865.

18 S’il était certes possible de se tenir voûté en uniforme, le style de la redingote, la qualité du tissu employé et la conscience de la signification de l’uniforme encourageaient le soldat à se tenir droit et l’aidaient à garder une bonne posture. Plus visiblement, le harnachement en cuir de l’équipement militaire, porté par-dessus l’uniforme, comprenant havresac, musette, gamelle et bidon, restreignait encore plus les mouvements (fig. 5). Un soldat blanc en fait une description parlante : « Nous sommes boutonnés jusqu’au cou dans notre veste d’uniforme, et sanglés d’un paquetage dont nous n’avons pas l’habitude » 21. En reliant ainsi l’uniforme à l’équipement militaire d’un fantassin, cet homme décrit clairement le vêtement comme une forme de contrainte physique.

Fig. 5. Charles P. Trumbull, c. 1861-1865, Cartes-de-Visite Collection. Avec la permission de l’American Antiquarian Society

Fig. 5. Charles P. Trumbull, c. 1861-1865, Cartes-de-Visite Collection. Avec la permission de l’American Antiquarian Society

Notez les sangles en cuir du harnachement qui passent sur la poitrine de l’homme, en plus de l’équipement qui pend sur son corps.

  • 22 Hume, courrier électronique, janvier 2014.

19Face aux récits visuels de transformation des anciens esclaves, la population blanche des États du Nord comprenait bien les implications physiques de ce changement de costume. Bien que l’industrie du prêt-à-porter ait déjà commencé à se développer, le sur-mesure faisait encore partie du quotidien. Dans leur grande majorité, les hommes blancs des classes moyennes et supérieures avaient dû fréquenter le tailleur pour se faire faire des vêtements civils, ou se livrer à l’exercice des mesures et essayages à domicile. Taillées dans les règles de l’art, les vestes d’hommes corrigeaient les imperfections et les asymétries causées par les malformations physiques, et restituaient l’image de la posture idéale22. Il y avait cependant de grandes disparités de coût et de qualité entre les vêtements sur mesure et ceux du prêt-à-porter. Le statut social était ainsi jugé à la qualité du vêtement selon des gradations – les tissus très grossiers et les coupes mal ajustées étant des signes de pauvreté. Les images des anciens esclaves devenus soldats étaient d’autant plus faciles à interpréter que leur public avait l’expérience de la matérialité du monde environnant. Pour rendre parlante la transformation, il n’était pas nécessaire de faire porter des uniformes parfaitement coupés aux anciens esclaves – la juxtaposition des deux états, l’échange des haillons contre des vêtements de bien meilleure qualité, suffisaient pour que le message soit clair.

20 Combinée à la notion de liberté, cette discipline des corps par le vêtement promettait une transformation qu’illustre une série d’images à collectionner datant de 1863 intitulée « Parcours d’un esclave de la plantation au champ de bataille ». Dans « Lève-toi, tu seras un homme », et « Place à la liberté », un soldat d’une virilité un peu caricaturale charge baïonnette au canon, remplaçant l’esclave à demi-nu qui se recroqueville à terre (fig. 6, cahier couleur). Lorsqu’on superpose ces deux images, l’esclave agenouillé tient dans l’espace laissé libre sous les pieds du soldat, image en creux de l’anéantissement de son ancienne identité (fig. 7, cahier couleur). Cette série dépeint explicitement ce que les images de Gordon, Jackson et Pryor ne font que montrer implicitement : l’esclave devenu soldat va se battre pour gagner sa place aux côtés des soldats blancs, et faire de grand cœur l’ultime sacrifice au nom de « la liberté ».

21 L’analyse du contexte politique entourant l’uniforme révèle à quel point les idées de différence raciale, de virilité, d’esclavage, et la signification du vêtement étaient intimement liées à la lutte des afro-américains pour l’obtention de l’égalité et de la citoyenneté, pendant cette période instable de militarisation et d’expansion des États de l’Union.

  • 23 Douglass, juillet 1863 : 7.

22Que ce soit à travers les textes ou les images, le vêtement était chargé d’un grand pouvoir narratif au xixe siècle ; il orientait la vision du monde et permettait aux gens d’évoluer dans la sphère politique et sociale. À travers leur manipulation du corps des hommes noirs, par les poses qu’ils leur faisaient adopter et leurs discours, les peintres, photographes et écrivains reprenaient à leur compte l’idée raciste que l’esclave était un être dégradé qui ne pouvait accéder à la dignité d’homme qu’à travers la liberté. Ils laissaient entendre que l’image de l’esclave impuissant était une réalité, tout en s’empressant de battre en brèche cette affirmation en lui opposant l’image contraire d’un homme totalement métamorphosé par le nettoyage de la salissure métaphorique de l’esclavage. Lui ayant enlevé les loques de son impuissance, ils le relevaient grâce à l’uniforme bleu liberté de l’Union, avec ses aigles sur les boutons et l’estampillage en cuivre des lettres U.S. sur sa personne 23.

  • 24 Douglass, avril 1863.

23 En adoptant un habit que les Américains blancs considéraient comme un symbole de virilité, de citoyenneté, d’esprit de sacrifice, et d’allégeance à l’Union – l’uniforme militaire – les hommes noirs obligeaient la société à reconnaître, si ce n’est à respecter, leur droit d’appartenance à la nation. Comme Frederick Douglass le dit : « Rien ne peut plus retirer la citoyenneté à un homme qui porte l’uniforme de l’oncle Sam sur le dos, même pas la hargne de la confédération de Jeff. Davis » 24. Ces représentations d’hommes noirs en uniforme participaient, à travers un élément visuel et matériel cohérent, à la construction d’une catégorie d’« hommes » plus universelle, reliée à la nation par l’engagement militaire – une catégorie qui allait bientôt être pour la première fois inscrite dans la loi grâce à des amendements à la Constitution américaine. Par leurs écrits, leurs photographies, leurs dessins, les abolitionnistes, blancs comme noirs, conféraient un pouvoir de transformation à l’uniforme qui, en couvrant les cicatrices castratrices de l’esclavage et en éveillant une renaissance intérieure, métamorphosait les esclaves en hommes dignes de devenir des citoyens.

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Bibliographie

Sources

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Cartwright Samuel, 1851, « Diseases and peculiarities of the Negro Race », De Bow’s Review, XI, p. 64-69.

Cowden Robert, 1883, A Brief Sketch of the Organization and Services of the Fifty-Ninth Regiment of United States Colored Infantry, and Biographical Sketches, Dayton, United Brethren Publishing House.

Douglass Frederick, July 1863, Addresses of the Hon. W.D. Kelley, Miss Anna E. Dickenson and Mr. Frederick Douglass : at a mass meeting, held at National Hall, July 6, 1863, for the promotion of colored enlistments, Philadelphia.

—, April 1863, Lecture on “The Crisis” Douglass’ Monthly, Rochester, New York.

Hunt James, 1864, The Negro’s Place in Nature : a paper read before the London Anthropological Society, New York.

Scott Genio C., 1859, The Cutter’s Guide : being a series of systems for cutting every kind of modern garment, New York, Genio C. Scott.

Sigourney Lydia Howard, 1845, Letters to Mothers, New York, Harper and Brothers.

Bibliographie

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Perrot Philippe, 1994, Fashioning the Bourgeoisie: a history of clothing in the nineteenth century, Princeton, Princeton University Press [trad. par Richard Bienvenu de Les Dessus et les dessous de la Bourgeoisie. Une Histoire de vêtement au xixe siècle, Paris, Fayard, 1981].

Putzi Jennifer, 2002, « ‘The skin of an American Slave’: African American manhood and the marked body in nineteenth-century abolitionist literature », Studies in American Fiction, 30/2, p. 181-206.

Sandage Scott, 2005, Born Losers: a history of failure in America, Cambridge, Harvard University Press.

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Yosifon David & Peter N. Stearns, 1998, « The rise and fall of American Posture », American Historical Review, 108/4, p. 1057-1095.

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Annexe

Fig. 6. Henry Louis Stevens et James Fuller Queen, « Journey of a Slave from Plantation to Battlefield » (parcours d’un esclave de la plantation au champ de bataille), 1863

Fig. 6. Henry Louis Stevens et James Fuller Queen, « Journey of a Slave from Plantation to Battlefield » (parcours d’un esclave de la plantation au champ de bataille), 1863

Avec la permission de la Library Company of Philadelphia.

Fig. 7. Manipulation numérique des images par superposition, Henry Louis Stevens et James Fuller Queen, « Journey of a Slave from Plantation to Battlefield » (parcours d’un esclave de la plantation au champ de bataille), 1863

Fig. 7. Manipulation numérique des images par superposition, Henry Louis Stevens et James Fuller Queen, « Journey of a Slave from Plantation to Battlefield » (parcours d’un esclave de la plantation au champ de bataille), 1863

Avec la permission de la Library Company of Philadelphia.

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Notes

1 La recherche pour cet article a bénéficié du soutien de l’American Antiquarian Society, la Historical Society of Pennsylvania, la Library Company of Philadelphia, la Newberry Library et le Center for the Study of Gender and Sexuality, University of Chicago.

2 Wallace 2012 : 247.

3 Les images représentant des soldats avant et après leur incorporation semblent s’être limitées aux hommes noirs, les anciens esclaves en particulier. Les hommes blancs apparaissent cependant dans d’autres représentations « avant-après » de cette période, surtout celles illustrant des procédures médicales.

4 Mitchell 2008 ; Savage 1997 ; Putzi 2002 ; Jackson 2011.

5 Cowden 1883 : 45.

6 Jackson 2011 : 26.

7 Craik 2005 : 4.

8 Stearns 1999 : 76.

9 Hunt 1864 : 21.

10 Cartwright 1851 : 65.

11 Cowden 1883 : 46.

12 Steele 2000 : 52.

13 Stearns 1999 : 76.

14 Sigourney 1845 : 81.

15 Sandage 2005 : 56.

16 Yosifon & Stearns 1998 : 1057.

17 Perrot 1994 : 12.

18 Yosifon & Stearns 1998 : 1061.

19 Scott 1859 : 11.

20 Un grand merci à Sara Hume qui a bien voulu m’aider à comprendre la mode masculine et le travail du tailleur au xixe siècle.

21 Anderson 1861-1865.

22 Hume, courrier électronique, janvier 2014.

23 Douglass, juillet 1863 : 7.

24 Douglass, avril 1863.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. « Le Noir » [Gordon], Harper’s Weekly, 4 juillet, 1863
Légende Avec la permission de l’American Antiquarian Society, Worcester, MA.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/docannexe/image/12153/img-1.png
Fichier image/png, 13M
Titre Fig. 2. Soldat Hubbard Pryor avant et après son incorporation dans la 44e U.S. Colored Infantry, 10 octobre, 1864
Légende Photographie : T.B. Bishop, RG 94 : archives du bureau de l’Adjudant Général, Séries : Letters Received, 1863-1888, Avec la permission du National Archives and Records Administration, Washington, D.C.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/docannexe/image/12153/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 68k
Titre Fig. 3. « Contraband Jackson, Servant in the Confederate Army » et « Drummer Jackson, 79th U.S.C.T. » c. 1861-1865
Légende Avec la permission du Carlisle Military History Institute.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/docannexe/image/12153/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 3,1M
Titre Fig. 4. Manuel de coupe: The Cutter’s Guide: Being a Series of Systems for Cutting Every Kind of Modern Garment, New York, 1859
Légende Avec la permission de l’American Antiquarian Society.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/docannexe/image/12153/img-4.png
Fichier image/png, 17M
Titre Fig. 5. Charles P. Trumbull, c. 1861-1865, Cartes-de-Visite Collection. Avec la permission de l’American Antiquarian Society
Légende Notez les sangles en cuir du harnachement qui passent sur la poitrine de l’homme, en plus de l’équipement qui pend sur son corps.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/docannexe/image/12153/img-5.png
Fichier image/png, 5,6M
Titre Fig. 6. Henry Louis Stevens et James Fuller Queen, « Journey of a Slave from Plantation to Battlefield » (parcours d’un esclave de la plantation au champ de bataille), 1863
Légende Avec la permission de la Library Company of Philadelphia.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/docannexe/image/12153/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 108k
Titre Fig. 7. Manipulation numérique des images par superposition, Henry Louis Stevens et James Fuller Queen, « Journey of a Slave from Plantation to Battlefield » (parcours d’un esclave de la plantation au champ de bataille), 1863
Légende Avec la permission de la Library Company of Philadelphia.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/docannexe/image/12153/img-7.png
Fichier image/png, 1,6M
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Pour citer cet article

Référence papier

Sarah Jones Weicksel, « Quand l’uniforme fait l’homme libre »Clio, 40 | 2014, 137-152.

Référence électronique

Sarah Jones Weicksel, « Quand l’uniforme fait l’homme libre »Clio [En ligne], 40 | 2014, mis en ligne le 26 novembre 2017, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/12153 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.12153

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Auteur

Sarah Jones Weicksel

Doctorante au département d’histoire de l’université de Chicago et diplômée du « Winterthur Program in American Material Culture ». Elle termine actuellement sa thèse, « The Fabric of War: Clothing, Culture and Violence in the American Civil War Era »; elle est boursière du Center for the Study of Gender and Sexuality at the University of Chicago.
sweicksel@uchicago.edu

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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