Raphaëlle Branche & Fabrice Virgili (dir.), Viols en temps de guerre
Raphaëlle Branche & Fabrice Virgili (dir.), Viols en temps de guerre, Paris, Payot, 2011, 270 p.
Texte intégral
1Issu d’un colloque qui a réuni en 2009 de nombreux chercheuses et chercheurs en sciences humaines (anthropologie, sociologie, histoire, philosophie, droit…), ce livre s’empare d’un sujet assez peu étudié jusqu’ici dans l’histoire des guerres : les viols. Dès l’introduction, Raphaëlle Branche et Fabrice Virgili soulignent qu’il n’est pas facile de nommer l’acte du viol (qui peut se classer dans un vaste répertoire de violences sexuelles) ni de le comptabiliser en raison des lacunes persistantes des archives. Il n’est pas aisé non plus de choisir de travailler et d’écrire sur ce thème comme l’indique l’article de Tal Nitsan à propos du conflit israélo-palestinien.
2 Depuis le livre fondateur de Susan Miller en 1974, le viol est analysé par les féministes comme étant la manifestation la plus dure du pouvoir de domination des hommes sur les femmes. Cet acte peut cependant avoir d’autres significations : arme de guerre ou élément d’une stratégie politique durant les conflits, il est également utilisé comme menace sur les femmes en temps de paix. Enfin, des hommes peuvent aussi être victimes de viol.
3Cet ouvrage collectif a donc pour ambition de mettre en lumière les différents mécanismes du viol. Couvrant tout le xxe siècle, il s’intéresse bien entendu aux guerres mondiales mais aussi aux guerres civiles européennes (Espagne, Grèce), et il a le mérite d’explorer des conflits plus lointains (Colombie, Nigéria, Inde, Bangladesh, pays de la Corne de l’Afrique et leurs voisins), sans négliger les violences très contemporaines en Tchétchénie ou au Rwanda. La diversité des contributions rend ce livre très séduisant et permet de faire le point sur des conflits oubliés ou peu connus. Mais au-delà de cet aspect documentaire, les problématiques discutées sont très pertinentes et permettent de dégager quatre aspects du viol en temps de guerre, indépendamment de l’époque et de l’espace étudiés : le viol bien qu’interdit par le droit international, semble pourtant admis en période de conflit ; cet acte sexuel demeure tabou, il est genré et a toujours des conséquences dramatiques.
4 Loin d’être un acte isolé, le viol constitue une véritable arme de guerre pour faire régner la terreur dans la population civile. Que ce soit pendant l’invasion de l’URSS par les Allemands ou lors de l’offensive de Berlin par les Soviétiques (environ 125 000 femmes violées dans le seul Grand Berlin), il accompagne la conquête et la libération de territoires ennemis. Il peut être systématisé comme en ex-Yougoslavie ou au Bangladesh pour des raisons ethniques : ainsi lors de la guerre de libération du Bangladesh en 1971, les soldats du Pakistan occidental violent entre 200 000 et 400 000 femmes bengalis pour repeupler le Pakistan oriental de musulmans plus « purs », moins « hindouisés ». Les violences sexuelles forment aussi une puissante arme de répression politique. Après la guerre civile en Grèce entre 1945 et 1946, des résistantes grecques sont agressées sexuellement dans les prisons avec la complicité du système judiciaire et sanitaire. Comme le note Katherine Stefatos (p. 69), « la reconstruction de la nation passe par le corps des femmes ». En Colombie, dans les zones contrôlées par les paramilitaires, les femmes peuvent être mises à la disposition sexuelle du chef et de ses hommes. Celles qui ne se conforment pas aux normes socio-culturelles (pas de mari, pas de partenaire fixe ou simplement des jupes trop courtes) sont parfois punies par des viols avant d’être stigmatisées par la communauté tout entière. Dans ce cas, « le temps de guerre confirme le statut subordonné des femmes dans la vie tant publique que privée », observe Natalia Suarez Bonilla (p. 93).
5 On comprend mieux alors que le silence entoure généralement les viols. Les femmes n’osent pas en parler à cause de la honte qui entoure cet acte et les proches ne veulent pas en entendre parler car cette honte rejaillit sur eux. Il s’agit d’un « déshonneur » non seulement pour la victime mais pour l’ensemble de la communauté. C’est très clair en Grèce, où certaines détenues n’évoquent leur viol que lorsque qu’elles savent qu’elles seront exécutées, ou en Inde où les femmes des basses castes ne peuvent que se soumettre à la loi des castes les plus hautes. Dans d’autres cas, les viols demeurent minimisés car ils sont supposés provoquer chez les femmes des souffrances moindres que celles des hommes torturés et exécutés. Ainsi, conclut Nadine Puechguirbal à propos du Rwanda (p. 146), « les hommes meurent en héros, les femmes survivent en coupables ». Il faut souvent attendre plusieurs décennies avant que les victimes puissent témoigner, y compris dans les pays démocratiques et en paix, comme dans le cas des Allemandes violées par les Soviétiques. Rares sont les femmes violées qui deviennent des « héroïnes de guerre » comme les birangonas du Bangladesh en 1971.
6 Mais les tabous sont encore plus puissants autour du viol des hommes. Car le viol, c’est aussi « une activité genrée faisant apparaître la victime, masculine ou féminine, comme inférieure parce qu’elle est féminisée et soumise à une attaque physique violente. Par extension, cette même incarnation garantit la masculinisation de l’auteur du crime […] », signale Nayanika Mookherjee, toujours à propos du Bangladesh (p. 80).
7 L’ouvrage fait enfin le point sur le sort des enfants nés de viols. En effet, en dehors de la souffrance morale et physique provoquée par le viol, ces enfants matérialisent la réalité de l’acte. De ce fait, leur existence peut être niée ou mise en danger. Antoine Rivière montre que les enfants de l’ennemi allemand abandonnés à l’Assistance publique par « décision spéciale » durant la Grande Guerre, sont moins bien traités que les autres pupilles de la Nation française. Quant aux enfants nés à la suite d’un viol lors de la guerre civile au Libéria (1967-1970), ils portent en eux les stigmates des violences sexuelles. Prénommés « Okwuœimose », c’est-à-dire « le laid visage de la guerre », certains sont obligés de changer de nom et/ou de quitter leur communauté d’origine, selon l’analyse d’Adediran Daniel Ikuomola (p. 180).
- 1 R. Branche, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie. 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001.
8 Cet ouvrage novateur aborde de nombreux aspects du viol en insistant sur leurs conséquences, en particulier sur la situation dramatique des victimes. Toutefois peu de contributions posent la question délicate des motivations des violeurs eux-mêmes. Comme l’avait déjà montré Raphaëlle Branche dans son livre sur la torture en Algérie1, il reste extrêmement difficile d’étudier le point de vue des coupables de crimes sexuels. Norman M. Naimark insiste à ce titre sur le fait que les soldats soviétiques qui ont violé des Allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale en ont très peu parlé, la littérature de guerre et les mémoires mettant plus volontiers l’accent sur leur héroïsme et leur moralité et le débat autour de ces crimes de guerre étant très récent en Russie. Quelques pistes cependant indiquent que les violeurs ont besoin de légitimer leurs actes ou ceux commis par leur camp. Travaillant sur la guerre d’Espagne, Maud Joly signale que la pratique du viol peut être rejetée sur l’étranger quand les nationalistes utilisent la menace du viol par le soldat maure, cet « Autre barbare » (p. 109). Ou alors c’est la victime qui cristallise les fantasmes sexuels comme dans la légende des femmes snipers tchétchènes qui visent le sexe des soldats russes. Si la légende n’a pas poussé les Russes à violer des femmes tchétchènes, elle a permis de justifier leurs crimes, conclut Amandine Régamey (p. 144).
9 La thématique de ce livre et les pistes de réflexion qu’il propose entrent en résonance avec le dernier ouvrage de Mary Louise Roberts sur les viols commis par les troupes américaines lors de la Libération du territoire français. L’historienne américaine y démontre comment les viols contribuent à asseoir la suprématie américaine sur une puissance devenue secondaire (voir le compte rendu dans cette même rubrique). Il est désormais clair que le viol en temps de guerre est plus qu’une marque de la domination masculine, c’est aussi un ensemble de violences sociales, ethniques et nationales qui bouleversent l’organisation des sociétés et provoquent une destruction intime.
Notes
1 R. Branche, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie. 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001.
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Référence papier
Anne-Claire Rebreyend, « Raphaëlle Branche & Fabrice Virgili (dir.), Viols en temps de guerre », Clio, 39 | 2014, 287-290.
Référence électronique
Anne-Claire Rebreyend, « Raphaëlle Branche & Fabrice Virgili (dir.), Viols en temps de guerre », Clio [En ligne], 39 | 2014, mis en ligne le 01 juin 2014, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/11963 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.11963
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