Adrien Dubois, La Violence des femmes en Normandie à la fin du Moyen Âge (Cahiers Léopold Delisle, Société parisienne d’Histoire & d’archéologie normandes, tomes LIV-LV, 2005-2006)
Adrien Dubois, La Violence des femmes en Normandie à la fin du Moyen Âge (Cahiers Léopold Delisle, Société parisienne d’Histoire & d’archéologie normandes, tomes LIV-LV, 2005-2006), Le Havre, 2010, 398 p.
Texte intégral
- 1 M. Perrot, « Délinquance et système pénitentiaire en France au xixe siècle », Annales ESC, 1, 1975, (...)
- 2 Cf. C. Gauvard, P. Schmitt-Pantel, M. Tsikounas, F. Chauvaud & L. Cadiet (éd.), Figures de femmes c (...)
1En 1975, Michelle Perrot s’interrogeait : « Refuser à la femme sa nature criminelle, n’est-ce pas encore une façon de la nier ? »1. Cette citation, rappelée en introduction (p. 5) puis en conclusion (p. 323), illustre bien la voie adoptée par Adrien Dubois. Le propos de cet ouvrage, en effet, est moins la violence faite aux femmes que celle qu’elles exercent. Il s’inscrit donc dans un champ historiographique très neuf. Des publications récentes2 ont montré combien les premières études féministes, centrées majoritairement sur la domination masculine, avaient occulté ce terrain de recherche et, partant, avaient naturalisé la faiblesse de la femme, confortant implicitement des préjugés et des stéréotypes de genre.
- 3 A. Dubois (éd.), Un Registre de la vicomté d’Elbeuf (1470-1472), Caen, Publications du CRAHM, 2011.
2 Pour tenter de réinscrire complètement les femmes dans l’histoire de la violence, Adrien Dubois s’est intéressé à la Normandie des deux derniers siècles médiévaux en s’appuyant essentiellement sur une centaine de lettres de rémission, les riches registres de la haute justice seigneuriale d’Elbeuf que l’auteur vient récemment d’éditer3 et les registres de l’officialité de l’abbaye de Cerisy.
3 La première partie porte sur les formes et les circonstances des violences féminines. L’auteur dresse d’abord (chapitre 1) une très utile typologie qui démontre que les femmes s’illustrent, à des degrés divers, dans tous les domaines : injures, rixes (qu’elles peuvent parfois déclencher), proxénétisme, complicité de vols et de viols, infanticide, violence contre les biens, homicide, suicide, avortement, etc. Le second chapitre, beaucoup plus court, qui s’interroge sur les spécificités de la violence féminine, fait apparaître que la femme criminelle ou mêlée à des délits est le plus souvent jeune et non mariée lorsqu’il s’agit d’un crime public et, au contraire, plutôt une épouse lorsque les méfaits surviennent dans l’espace domestique. Elle n’use pas d’armes mais utilise ses mains et ses pieds ou détourne des objets du quotidien (bâtons, pierres, couteaux, quenouilles ou objets aratoires, etc.). Cette spécificité lui permet parfois de bénéficier de circonstances atténuantes, le juge considérant que l’objet utilisé pour frapper l’adversaire est une preuve de non préméditation. Même si le maquerellage ou le suicide apparaissent davantage féminins et les crimes organisés ou les « crimes énormes », plutôt masculins, A. Dubois conclut qu’il y a très peu de différences entre délits masculins et délits féminins.
4 La seconde partie, intitulée « Gestes de femmes, regards d’hommes : les attitudes face à la violence féminine », s’intéresse tout d’abord aux victimes (chapitre 1) puis à l’attitude des témoins (chapitre 2). A. Dubois montre que, lorsqu’un délit est initié par une femme et qu’il concerne les deux sexes, très vite, les hommes occupent le premier plan. Le chapitre 3 porte sur la réaction des autorités à cette violence. Il est question ici encore du peu de différences observées dans l’attitude des autorités face au crime et à la violence des hommes et des femmes. Il concède cependant qu’il existe une plus grande clémence des juges (qui invoquent l’imbecillitas sexus des femmes) à l’égard des délinquantes et que la peine capitale, physique ou infamante, revêt des formes différentes : les hommes sont pendus, longtemps exposés à moitié dénudés tandis que les femmes sont brûlées, noyées ou enfouies et peu exposées après le décès. Mais, en Normandie, les femmes peuvent aussi être essorillées ou marquées au fer rouge. La justice royale est celle qui se montre la moins sévère à l’égard des femmes, les graciant davantage. Dans ce long chapitre, l’auteur se penche également sur la capacité des femmes à ester en justice.
5 La dernière partie présente des portraits de femmes violentes entre réalité sociale et représentation, en utilisant les exempla, en contre-point de la documentation judiciaire. A. Dubois fait remarquer que l’usage de la force par les hommes, surtout lorsqu’il s’agit de défendre leur honneur, est le plus souvent jugée positivement : même lorsque cette violence se termine en crime, c’est un « beau fait ». En revanche, l’utilisation de la violence par les femmes est presque toujours mal considérée. Lorsqu’elles tuent c’est un « vilain cas ». L’intérêt de cette partie est de poser la question de l’évolution et de se demander ce qui change profondément à l’extrême fin du xve siècle. A. Dubois observe que la jalousie, qui entraîne une violence non justifiée, la parole immodérée, le mensonge et la sorcellerie deviennent, à l’aube des temps modernes, des attributs féminins et négatifs. De nombreux signes attestent donc d’une différence des sexes plus marquée qu’auparavant et un essor de stéréotypes de genre.
6 Dans cet ouvrage convaincant, je ne regrette que deux choses. D’une part, les gros déséquilibres entre les chapitres (dans la seconde partie, le chapitre 4 comporte à peine six pages et le chapitre 3, en compte soixante-dix). D’autre part, l’oubli trop fréquent dans les analyses de la grande différence quantitative entre hommes et femmes face à la violence, au crime, à la justice ou à la peine : les femmes ne représentent que 10 à 20 % de la population délinquante, selon les régions et les types de délits. Cette profonde dissymétrie entre les sexes oblige à poser d’autres questions sur la violence exercée par les femmes. En revanche, l’auteur a raison de nuancer les différences qualitatives entre violence féminine et masculine. Il n’existe pas véritablement de crime déterminé par un sexe. Les femmes ne sont pas systématiquement des complices de criminels masculins, ne commettent pas que des crimes passionnels ou des infanticides, usant de ruses, de traîtrise, de dissimulation et de convoitise. Le penser serait véhiculer des stéréotypes de genre, conforter l’idée d’un « sexe faible », maîtrisant mal ses émotions. Les femmes peuvent aussi tuer pour de l’argent et des pères, commettre des infanticides. Car la fin du Moyen Âge est une période où l’opposition entre deux sexes pensés comme complémentaires au sein d’une polarité bien identifiée, et qui serait structurante pour la société et pour les individus, ne constitue que rarement la grille d’analyse la plus pertinente.
Notes
1 M. Perrot, « Délinquance et système pénitentiaire en France au xixe siècle », Annales ESC, 1, 1975, p. 78.
2 Cf. C. Gauvard, P. Schmitt-Pantel, M. Tsikounas, F. Chauvaud & L. Cadiet (éd.), Figures de femmes criminelles. De l’Antiquité à nos jours, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, et C. Régina, La Violence des femmes : histoire d’un tabou social, Paris, Max Milo, 2011.
3 A. Dubois (éd.), Un Registre de la vicomté d’Elbeuf (1470-1472), Caen, Publications du CRAHM, 2011.
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Référence papier
Didier Lett, « Adrien Dubois, La Violence des femmes en Normandie à la fin du Moyen Âge (Cahiers Léopold Delisle, Société parisienne d’Histoire & d’archéologie normandes, tomes LIV-LV, 2005-2006) », Clio, 39 | 2014, 273-276.
Référence électronique
Didier Lett, « Adrien Dubois, La Violence des femmes en Normandie à la fin du Moyen Âge (Cahiers Léopold Delisle, Société parisienne d’Histoire & d’archéologie normandes, tomes LIV-LV, 2005-2006) », Clio [En ligne], 39 | 2014, mis en ligne le 01 juin 2014, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/11952 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.11952
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