Je tiens à remercier le personnel des archives départementales du Bas-Rhin pour sa disponibilité ainsi que Sara Maïka et Nicolas Eybalin pour leur aide et conseils avisés.
- 1 Kettenacker 1979 : 119.
- 2 Lettre de la Reichskanzlei au Reichsministerium des Innern du 7 juillet 1940 (citée par Kettenacker (...)
1Le 23 juin 1940, l’Alsace et le département de la Moselle sont annexés de fait par l’Allemagne nazie. Le 6 août, Adolf Hitler nomme Robert Wagner administrateur civil de l’Alsace et lui confère les pleins pouvoirs, dont celui de promulguer des lois et de faire paraître ses propres ordonnances. Dès le 7 août, le ministre de la Justice du Reich propose l’introduction de l’administration judiciaire allemande et du droit allemand dans les territoires nouvellement annexés1. Mais le ministre de l’Intérieur s’y oppose, souhaitant ne pas immédiatement brutaliser la population et estime que le droit français actuellement en vigueur doit être maintenu jusqu’à nouvel ordre, dans la mesure où il n’entrave pas le passage de ces régions sous administration allemande2.
- 3 Le paragraphe 175 a été appliqué une première fois en Alsace entre 1872 et 1918. Pour une analyse d (...)
2Le 25 septembre, Hitler tranche l’affaire : il appartient à Wagner, désormais Gauleiter, de déterminer, en fonction des besoins politiques et à quel rythme il faudra introduire les lois allemandes. Dans un premier temps – et contrairement à la Pologne – on maintient en vigueur la législation française qui ne réprime pas les relations homosexuelles. Jusqu’en 1942, les tribunaux rendent donc la justice en langue allemande et « au nom du peuple » mais en vertu du Code pénal français. Un changement fondamental a lieu le 30 janvier 1942, date d’introduction de l’ordonnance sur le droit pénal en Alsace (Strafrechtsverordnung für das Elsass). À partir de ce jour, les relations sexuelles entre hommes sont punies par les articles 175 et 175a du Code pénal allemand3.
- 4 « Die widernatürliche Unzucht, welche zwischen Personen männlichen Geschlechts oder von Menschen mi (...)
- 5 Tamagne 2000 : 631.
3Inspiré du Code pénal prussien, l’article 175, est introduit en Allemagne en 1872 ; il condamne uniquement le coït anal pratiqué entre hommes (ainsi que la bestialité)4. Amandé et aggravé le 28 juin 1935, il condamne dès lors à une peine de prison tout homme qui commet un acte sexuel avec un autre homme ou qui se laisse utiliser par lui dans ce but. Dans le cas d’un participant qui, au moment des faits, n’avait pas encore 21 ans, le tribunal peut renoncer, dans les cas les plus légers, à sanctionner. L’article 175a, condamne quant à lui à une peine de travaux forcés pouvant s’élever jusqu’à dix ans, en cas de circonstances atténuantes à une peine de prison ne pouvant être inférieure à trois mois, un homme qui oblige un autre homme à commettre un acte sexuel avec lui ou à se laisser utiliser par lui dans ce but ; un homme qui entraîne un autre homme en usant d’une dépendance fondée sur une relation d’autorité, de travail ou de subordination, à commettre un acte sexuel avec lui ou à se laisser utiliser par lui dans ce but ; un homme de plus de 21 ans qui séduit un mineur masculin de moins de 21 ans, afin qu’il commette avec lui un acte sexuel ou qu’il se laisse utiliser par des hommes en vue d’un tel acte ou encore qui s’offre dans ce but5.
- 6 Les dossiers qui forment le matériau de cet article sont conservés aux archives départementales du (...)
- 7 Circulaire du 14 décembre 1937 qui règlemente la « lutte préventive contre la criminalité » et ordo (...)
4Entre le 30 janvier 1942 – date d’introduction de la législation pénale allemande en Alsace – et la fin 1944, 41 hommes sont jugés par le tribunal de Strasbourg pour « relations sexuelles contre nature » (Gleichgeschlechtliche Unzucht)6. Dénoncés pour leurs pratiques ou surpris par la police en flagrant délit, tous (à l’exception d’un seul qui sera acquitté) sont condamnés à des peines allant de trois mois à la réclusion à perpétuité (voire la peine capitale dans le cas d’un policier). Certains sont par ailleurs immédiatement transférés dans un camp de concentration après avoir purgé leur peine de prison en vertu d’une circulaire de 1937 relative à la lutte préventive contre la récidive7.
- 8 Foucault 1975 : 255-256.
5Les minutes des procès mettent à nu la logique des rencontres et le registre des pratiques sexuelles de ces hommes accusés d’avoir séduit ou d’avoir été séduits par un autre homme. Chaque dossier constitue en soi un recueil d’aveux de pratiques sexuelles assortis de commentaires portant notamment sur les aspects physiques et psychiques des inculpés. Les officiers de police judiciaire (Kripo) ou de la police secrète (Gestapo) sont à l’origine des arrestations et pratiquent les interrogatoires. En reconstruisant les carrières sexuelles des inculpés, les magistrats ne font pas que statuer sur des actes ou des pratiques, mais jugent en dernière instance des trajectoires personnelles. En introduisant du biographique dans le pénal, ils font exister le criminel « avant le crime, et à la limite, en dehors de lui »8. Dès lors, ce qui est en jeu, c’est bien la nature criminelle de la personne, question sans cesse renouvelée que se posent les juges. À la croisée d’un questionnement sur le genre et sur l’orientation sexuelle des prévenus, la justice nazie s’interroge sur la nature de la déviance et par extension des inculpés. Les hommes qui comparaissent à la barre sont-ils plutôt féminins ou masculins, hétérosexuels ou homosexuels ? Sont-ils de vrais hommes, l’ont-ils un jour été, peuvent-ils le devenir ? Autant d’éléments qui pèseront sur la sentence finale.
6L’« annexion sexuelle » de l’Alsace, autrement dit l’alignement de la sexualité alsacienne sur celle du Reich, rend limpide la distinction généralement effectuée entre France annexée et France occupée. Afin d’examiner comment et au moyen du droit, les Allemands cherchent à rétablir un ordre du genre en Alsace annexée, l’analyse des minutes des procès d’hommes jugés pour « déviance homosexuelle » associera trois approches. En faisant dans un premier temps appel à une analyse socio-démographique, il devient possible de mieux délimiter les catégories sociales et professionnelles auxquelles appartiennent les personnes déférées. En recourant dans un second temps à une analyse de type discursive qui se fonde sur les aveux des inculpés et les jugements de valeurs émis par les magistrats, s’ouvre un univers de compréhension permettant de saisir comment la justice nazie construit le « crime contre nature ». Enfin, en cherchant à circonscrire le sens que peuvent recouvrir des expressions telles que « être de nature homosexuelle », « abuser homosexuellement », « se comporter de manière homosexuelle », il s’agira de rendre visible que la justice procède à une hiérarchisation des masculinités et à une essentialisation des déviants qui nous amène à défendre la thèse selon laquelle bien plus que des pratiques, ce sont avant tout des identités qui sont condamnées.
- 9 Deux sont âgés de moins de 21 ans (7%), treize de 21 ans à 30 ans (32,5%), huit de 31 ans à 40 ans (...)
- 10 Dix sont mariés (23%), trois sont veufs (7%), un est divorcé.
- 11 Connell 2005.
7Les dossiers des inculpés attestent qu’ils appartiennent à toutes les classes d’âge mais non à toutes les classes sociales. Bien qu’âgés de 17 à 69 ans, nous observons une prédominance des 21-30 ans. Ils représentent un tiers des inculpés (treize cas)9. Nés dans une immense majorité en Alsace, rares sont ceux qui sont originaires de « France de l’intérieur » ou d’Allemagne (quatre sont nés en Bade, deux en Lorraine, un en Prusse). Ils sont pour moitié strasbourgeois de naissance, les autres sont issus de petits villages de la campagne bas-rhinoise. Par ailleurs, ces hommes sont aux deux-tiers célibataires (à 65%, soit 28 cas)10. L’examen des professions déclarées montre que les inculpés appartiennent en majeure partie aux classes populaires et qu’ils exercent des métiers typiques des masculinités subalternes 200511. À l’exception d’un pharmacien, tous les autres inculpés appartiennent à des milieux plutôt modestes. Certains sont ouvriers (bobiniers, métallurgistes, manutentionnaires : 21%), d’autres domestiques, chauffeurs, portiers, serveurs (35%). Quelques-uns exercent une profession intermédiaire ; ils sont comptables, infirmiers, employés de bureau (18%). D’autres enfin sont artisans boulangers, coiffeurs ou encore tailleurs (12%). Autrement dit, deux grandes catégories socio-professionnelles sont absentes : les agriculteurs et les membres des classes supérieures.
- 12 Le Sonderdergericht a été saisi en 1942 dans le cadre d’une affaire de contrebande à laquelle se su (...)
- 13 À titre d’exemple, parmi trois affaires à l’issue desquelles les prévenus sont condamnés à des pein (...)
8Tout au long de la période considérée, les jugements sont prononcés avec une certaine régularité. Seize prévenus comparaissent en 1942, dix-sept en 1943, six en 1944. Les juridictions compétentes en matière de relations sexuelles contre nature sont de trois ordres. Il peut s’agir de l’une des chambres correctionnelles près le tribunal de Strasbourg (18 cas), du tribunal des mineurs dès lors qu’un individu de moins de 21 ans est concerné (18 cas) ou du Sondergericht, un tribunal d’exception (5 cas)12. La quotité des peines ne semble toutefois pas avoir de rapport direct avec la juridiction saisie. Elle semble bien plus être distribuée en fonction des actes et surtout de l’identité des déviants13. Enfin, la durée des peines se distribue de manière relativement disparate : disculpé, 1 cas ; de 2 à 6 mois, 4 cas ; de 7 à 11 mois, 5 cas ; de 1 à 2 ans, 12 cas ; de 2 à 5 ans, 14 cas ; de 5 à 8 ans, 3 cas ; perpétuité, 1 cas.
9Afin de mieux comprendre le prononcé des peines, il convient de chercher à savoir comment les infractions sont la résultante d’une construction sociale de la déviance et plus généralement quels dommages causés à la société ces peines sont censées réparer.
- 14 Seules les minutes des jugements prononcés à Strasbourg entre 1941 et 1944 ont été prises en compte (...)
- 15 Les fiches anthropométriques des hommes arrêtés pour homosexualité entre 1940 et 1945 par la police (...)
- 16 Trois hommes ont été jugés et condamnés avant janvier 1942, en vertu du Code pénal français (ADBR 1 (...)
- 17 « Erfassung zur Abschiebung. Verfügung des Befehlshabers der Sicherheitspolizei Straßburg vom 18. N (...)
10Les 41 hommes jugés pour homosexualité par le tribunal de Strasbourg constituent la face visible d’une politique de contention de la déviance en Alsace annexée qui s’est déroulée en plusieurs temps14. D’après les archives de la police d’occupation et les registres d’écrou de la prison de Strasbourg, 208 hommes ont été arrêtés pour homosexualité entre 1940 et 194515. Sur leurs fiches figure une mention du type « homosexuel », « §175 » ou « wid. Unzucht » (relation sexuelle contre nature). Entre 1940 et 1942, des mesures répressives sont appliquées par l’occupant à l’encontre des hommes sexuellement indignes de devenir Allemands16. Incarcérés dans un premier temps à la maison d’arrêt de la rue du Fil, ces « homosexuels » ne sont pas jugés. Ils sont directement transférés à Schirmeck, un camp spécial établi en lisière des Vosges alsaciennes avant d’être expulsés vers la « France de l’Intérieur »17.
11L’usage de cette procédure extralégale explique en partie pourquoi la majorité de ces hommes ne comparaît pas devant un juge. Le Code pénal français, en vigueur jusqu’au 29 janvier 1942, ne réprime pas les relations homosexuelles. Selon le droit français, seuls sont condamnés les outrages publics à la pudeur (article 330). Entre 1940 et 1942, les cas d’utilisation de cet article en Alsace sont rares. Une affaire jugée le 30 septembre 1941 s’y réfère toutefois. Antoine C., 33 ans, couturier, est accusé d’avoir racolé un policier (en civil). Lors de son procès, il reconnaît « avoir eu des relations sexuelles avec des hommes avec lesquels il s’est masturbé, sous un pont ou en pleine nature. Et cela à au moins trois reprises durant les deux derniers mois »18. En vertu des faits qui lui sont reprochés, Antoine C. est condamné à une peine d’un mois de prison pour outrage public à la pudeur.
12Suite à l’introduction du Code pénal allemand, il est bien plus aisé de faire comparaître des personnes suspectées d’homosexualité. La quotité des peines s’alourdit significativement, nous observons une transformation radicale de la fabrique de la décision pénale19 liée pour partie à la nécessité de rendre la justice en temps de guerre.
- 20 « Il est précisé que le fait que les actes se soient passés dans les Sudètes et avant le 28 février (...)
13L’introduction d’un principe de rétroactivité de la loi pénale constitue une des particularités de la Strafrechtsverordnung für das Elsass du 30 janvier 1942 (article 9). Cette disposition est semblable à celle que Florence Tamagne a pu observer dans les Sudètes annexées dans son Histoire de l’homosexualité en Europe. Elle y relate le cas d’un certain Anton Purkl, poursuivi en septembre 1939 pour des actes durant la période 1934-193620. En Alsace, même si les juges ne se réfèrent explicitement à cette disposition que dans deux affaires, l’ensemble des cas étudiés relève néanmoins de cette logique révélatrice des effets arbitraires de l’annexion.
- 21 Minutes du procès d’Albert F. : 6.3.1942, p.1, ADBR 1243W244.
- 22 La date de libération d’Albert F. n’a pas pu être déterminée. Il a toutefois survécu à la déportati (...)
- 23 Schlagdenhauffen 2011 : 27.
14Un jugement rendu le 6 mars 1942 à l’encontre d’Albert F., 39 ans, ouvrier, marié, père d’une fille de 11 ans, qui s’est rendu coupable de « crime en vertu du §175a »21 nous éclaire sur ce dispositif. Arrêté le 9 janvier, soit trois semaines avant l’introduction du Code pénal allemand en Alsace, Albert F. aurait normalement dû écoper tout au plus de quelques semaines d’emprisonnement pour outrage public à la pudeur à l’instar d’Antoine C. (cf. supra). Mais en faisant usage de l’article 9 de la Strafrechtsverordnung, le tribunal le condamne à un tout autre parcours. Après avoir purgé une peine d’an (sans décompte de sa détention préventive), il est transféré le 17 mars 1943 au camp de Schirmeck, transite ensuite par Natzweiler, avant d’être enregistré à Buchenwald le 17 mai 194322. Une telle trajectoire s’explique en raison d’une disposition en vigueur en Allemagne depuis le décret du 12 juillet 1940. Celui-ci ordonne à titre préventif l’internement en camp de concentration de tout homme qui a séduit plus d’un homme et s’inscrit dans la suite logique de la circulaire du 14 décembre 1937 qui règlemente la lutte préventive contre la criminalité23.
15Les faits qui sont jugés le 6 mars 1942 nous éclairent sur le mécanisme de mise en intrigue propre à la justice pénale nazie. Un soir de janvier, alors qu’Albert F. rentre à pied de son travail, il fait la rencontre sur son chemin d’un jeune apprenti coiffeur, André H., alors âgé de 14 ans et demi.
En route, et bien que l’accusé remarqua qu’il avait affaire à un jeune homme, il entama avec lui une discussion immorale dans la mesure où il lui parla de « branlette » et de « faire des enfants » et ceci, avec l’intention certaine de parvenir à ses fins en éveillant les désirs sensuels d’André H. […] Le lendemain, l’inculpé recroisa le jeune homme, recommença à lui parler de choses immorales et lui demanda de l’accompagner derrière un buisson. André K., qui est un jeune homme inexpérimenté et qui n’a absolument aucune expérience en matière sexuelle, l’a suivi. Sur place, le prévenu mit à nu son organe sexuel et le massa jusqu’à éjaculation. Il engagea le jeune André K. à faire de même, lui ouvrit son pantalon, sortit son membre et lui massa jusqu’à éjaculation. Puis, il reprit son vélo en direction de Geispolsheim et invita le jeune André K. à renouveler cette expérience, à sortir avec des filles et il lui promit de lui rapporter la prochaine fois qu’ils se verraient un livre dans lequel tout est expliqué. […] André K. raconta son aventure à sa grand-mère. Celle-ci informa la gendarmerie qui procéda à l’arrestation de l’accusé qui se trouve placé en détention préventive depuis le 9 janvier 194224.
16D’un point de vue juridique, le tribunal considère qu’il est établi que l’accusé, en tant qu’homme de plus de 21 ans, a séduit un homme mineur de moins de 21 ans. En ce sens et en vertu de l’article 9 de l’ordonnance pénale du 30 janvier 1942, Albert F. s’est rendu coupable d’un crime contre le §175a. Mais ce qui est reproché à Albert F., c’est d’avoir durablement corrompu André K.,
un jeune homme apparemment inexpérimenté pour qui la rencontre avec l’accusé a constitué sa toute première expérience sexuelle. […] L’inculpé a éveillé d’une manière exceptionnellement immonde l’imagination du jeune homme et chercha même à l’inciter à se masturber régulièrement et à pratiquer le coït avec les jeunes femmes. Dans de telles conditions, aucune circonstance atténuante ne pourrait être octroyée à l’inculpé25.
17Dans le cadre d’une autre affaire jugée à la mi-1944, le tribunal se réfère explicitement au principe de rétroactivité applicable en Alsace afin de charger le dossier de Robert K., employé à l’hôpital civil de Strasbourg, âgé de 29 ans au moment des faits et poursuivi pour « relations contre nature avec des hommes ». Les faits remontent au 6 avril 1944. Ce soir-là, Robert K. dîne avec ses parents à la Maison Kammerzell, un restaurant strasbourgeois. Ils partagent une table d’officiers de la Wehrmacht à laquelle se trouve le brigadier d’état-major Hans L. (marié, 24 ans). Au terme du dîner, Robert K. propose à Hans L. de le revoir. Le soir même il lui écrit une lettre débutant par « Cher Hans » et se terminant par « Ton Robert ». Quelques jours s’écoulent avant qu’ils ne se revoient. Ils prennent d’abord deux verres de vin rouge au restaurant Zuem Strissel puis se rendent à la Bourse aux vins. En chemin Robert K. veut prendre Hans L. par le bras « à la manière d’une jeune fille ». Puis il lui parle de son amitié avec un dénommé P. et la discussion dévie sur l’amour entre hommes. Hans L. feint d’être intéressé par ce genre de choses. Robert K. passe ensuite à plusieurs reprises sa main sur son pantalon à hauteur de ses organes génitaux. Finalement, Hans L. fait appeler discrètement la police depuis le restaurant et ordonne l’arrestation de Robert K.26.
- 27 « Für das Gericht steht es jedoch fest, dass [Robert] K. sich dem Soldaten in homosexueller Absicht (...)
- 28 « Insoweit eine Handlung vor der Einführung des deutschen Strafrechts im Elsass durch die Strafrech (...)
- 29 « Der Angeklagte ist – seinem aüsseren Erscheinungsbild und seinem Gehabe nach – ein Mensch, dem ei (...)
18Lors de son interrogatoire, Robert K. conteste avoir voulu revoir Hans L. à des fins sexuelles. Pourtant, le tribunal est convaincu qu’il s’est rapproché de lui avec une « intention homosexuelle »27 car il a avoué lors de son interrogatoire s’être déjà masturbé, tout au plus deux ou trois fois, avec un dénommé P. mais avant l’introduction du Code pénal en Alsace. Or, en vertu de l’article 9 de l’ordonnance pénale du 30.1.1942, les actes en question sont désormais condamnables28. Par ailleurs, et tel est sans doute l’élément déterminant, le tribunal considère qu’« au vu de son apparence extérieure et de ses façons, l’inculpé est un individu que l’on peut croire capable d’actions homosexuelles »29. Pour toutes ces raisons,
lors du calcul de la quotité de la peine, le tribunal avait conscience de la nécessité d’agir avec rigueur contre le vice de l’activité homosexuelle. Dans la mesure où les manquements de Robert K. n’avaient qu’un rayonnement limité et n’ont pas occasionné de dommages particuliers, le tribunal ordonne une peine de 3 mois dans le premier cas (c’est-à-dire l’aveu) et d’un mois dans le second. Mais dans la mesure où l’inculpé n’a avoué qu’en partie les faits qui lui sont reprochés, sa détention préventive ne lui est déduite que partiellement.
19Un point particulièrement intéressant dans l’affaire Robert K. est celui du « crime sans victime »30 que permet la rétroactivité pénale lorsque le prévenu confesse s’être déjà masturbé dans le passé avec un certain P. Mais plus intéressant peut-être encore est le glissement particulièrement perceptible qui est effectué entre crime et criminel. Bien plus que des actes, c’est avant tout une identité déviante qui est jugée.
- 31 Micheler, Müller & Fretzel 2002.
- 32 Virgili 2009.
20Que penser de ces aveux d’homosexualité extorqués par la police ? Ils permettent aux agents de police de confondre d’autres homosexuels. Stefan Micheler et al.31 ont établi qu’en Allemagne, suite à l’aggravation du §175, un-tiers des arrestations d’homosexuels sont réalisées grâce à la technique de la « boule de neige ». Par ailleurs, ces aveux permettent d’alourdir les dossiers à charge des inculpés et de confirmer une nature homosexuelle dont la preuve irréfutable serait la jouissance sexuelle. Quelles que soient les pratiques, qu’il s’agisse de caresses mutuelles, de baisers (avec la langue), de masturbation, de relations bucco-génitales, de coït intercrural ou de pénétration anale, les juges veulent savoir si les inculpés ont joui32.
- 33 Foucault 1984.
- 34 Jellonnek 1990 : 31 sq.
21C’est bien « l’usage des plaisirs »33 qui est condamné par les tribunaux nazis et c’est sans doute pourquoi les juges cherchent à savoir au moyen des aveux qu’ils extorquent aux inculpés s’ils ont joui. La réprobation inscrit en ce sens la condamnation des pratiques homosexuelles masculines en temps de guerre au sein d’une question plus vaste liée directement à la préservation de la race. La semence ainsi gâchée par les « homosexuels » participerait de l’anéantissement du peuple allemand34. Autrement, lorsque la jouissance n’est pas avérée, le tribunal cherche à déterminer qui était l’agent et qui le patient afin de confirmer la thèse de la séduction entendue dans son sens étymologique id est « détournement du droit chemin » (verführen). La question de la nature n’apparaît à proprement parler que dans un second temps, lors de la détermination de la sentence. À cet égard, une affaire jugée en avril 1943 est particulièrement éclairante quant à la manière dont déviation par rapport aux normes de la masculinité dominante et sévérité de la peine encourue sont corrélées. Quatre hommes sont inculpés de relations contre nature : Ferdinand H. (employé de bureau, 25 ans), Marcel S. (apprenti serveur, 22 ans), Roger E. (serveur, 43 ans) et Paul K. (apprenti serveur, 17 ans).
- 35 « L. der obwohl verheiratet und Vater von zwei Kinder betätigte sich ebenfalls homosexuell » (ADBR (...)
- 36 « Es kam auch mehrfach vor, dass S. am Glied des K. bis zum Samenerguss lutschte und den Samen dann (...)
- 37 « Es kamm dazu, dass [Roger] E. sein Glied – nach vorherigen Einreiben mit einer Salbe – in den Aft (...)
22Les faits reprochés aux quatre hommes qui comparaissent peuvent être résumés de la manière suivante. Deux des prévenus, Ferdinand H. et Marcel S. font connaissance aux bains municipaux de Strasbourg à la fin 1940. Ils pratiquent dès lors la masturbation mutuelle jusqu’à éjaculation dans la chambre de Ferdinand H. à raison de deux fois par semaine. Puis, en avril 1942, Ferdinand H. fait la connaissance d’un certain L., adjudant dans les Jeunesses hitlériennes. Bien que marié et père de deux enfants, cet homme de 33 ans « se comporte de manière homosexuelle »35. Ferdinand H. avoue avoir au moins une fois pratiqué la masturbation mutuelle avec lui. Un mois plus tard, il fait la connaissance de Paul K. (par l’intermédiaire de l’adjudant en question), l’invite chez lui le soir même, « se déshabille, lui descend le pantalon, se couche sur lui et imite le coït jusqu’à éjaculation ». En mai ou juin 1942, Paul K. fait la connaissance de Marcel S. (par l’intermédiaire de Ferdinand H). Tous deux ont des relations homosexuelles (au moins 10 à 12) jusqu’à leur arrestation. Ils pratiquent la masturbation mutuelle. Mais « il arrive à plusieurs reprises que Marcel S. suce le membre de Paul K. jusqu’à éjaculation puis avale sa semence »36. À partir du mois de septembre 1942, Paul K. séduit de nouveaux partenaires, dont Roger E. qu’il rencontre sur son lieu de travail. Il l’invite à deux reprises chez lui (mi-décembre 1942 et mi-janvier 1943) pour y pratiquer principalement la masturbation mutuelle. Mais « il est arrivé que Roger E. introduisit son membre – après s’être enduit d’une crème – dans l’anus de Paul K. »37.
23La suite de l’accusation est principalement dirigée contre Ferdinand H. et Paul K. Tous deux sont incriminés d’avoir séduit, corrompu et dévié du droit chemin d’autres hommes. Seul Paul K. reconnaît avoir eu des relations pénétratives (bucco-génitales avec Marcel S. et anales avec Roger E.). Ferdinand H. avoue à la barre avoir pratiqué la masturbation mutuelle dans sa jeunesse. Il admet avoir eu des relations sexuelles avec des femmes à quelques reprises, mais ne plus ressentir d’attirance pour elles depuis deux ans. Il exprime souffrir beaucoup de son penchant et ne pas savoir comment s’en défaire. Quant à Paul K., il affirme avoir découvert l’onanisme dès sa sortie de l’école élémentaire, y avoir pris goût, et s’y livrer à raison de deux fois par semaine. Il prétend que c’est l’adjudant des jeunesses hitlériennes qui l’a initié à l’homosexualité, puis qu’il a cédé aux avances de Ferdinand H. En revanche, il reconnaît avoir débauché Roger E. et concède même avoir eu conscience de l’illicéité de ses pratiques. Roger E., déclare en revanche « ne pas être de nature homosexuelle ». Il a certes pratiqué la masturbation mutuelle vers 20-21 ans mais prétend entretenir depuis ses 27 ans une « sexualité normale » avec sa femme. Marcel S. soutient, lui aussi, être de « nature normale » même s’il a eu une fois, vers l’âge de 16 ans, une relation sexuelle avec un officier français.
- 38 « [… ] infolge häufiger gleichgeschlechtlicher Betätigung völlig verwahrloster Mensch ausgesprochen (...)
24Les aveux des inculpés sur leur propre « nature » permettent au tribunal de déterminer leur nature. Ferdinand H. est qualifié de psychopathe. Il montre « aussi bien dans sa constitution physique que dans son attitude psychique des traits légèrement féminins et semble de tous les inculpés être celui qui possède le plus une nature homosexuelle ». Paul K. est en revanche un « jeune homme qui a été entraîné à avoir des relations homosexuelles et qui n’a de cesse de sombrer dans la déchéance ». S’agissant de Marcel S., « il est difficile d’affirmer avec certitude s’il est d’un type féminin particulier ou s’il est normal. Mais en raison de l’entretien de relations homosexuelles répétées, il doit être considéré comme en complète déshérence »38. Enfin, Roger E. est déclaré bisexuel.
- 39 Bourdieu 1986.
- 40 Contre Ferdinand H. pour séduction d’un jeune homme (2 ans de prison), pour relation avec Paul K. e (...)
- 41 Contre Marcel S., pour séduction de deux hommes (2 fois un an de prison), pour une relation avec Pa (...)
- 42 « Er war daher zur Strafe von unbestimmter Dauer zu verurteilen ».
25La nature à laquelle se réfèrent les juges est une notion qui pose question notamment lorsqu’elle est pensée en tant qu’habitus c’est-à-dire comme un ensemble de dispositions durables39. Appréhendé à travers le double prisme de la déviance et des identités de genre, cette notion questionne la potentialité d’une transformation des dispositions intériorisées au moyen d’une resocialisation carcérale. Dans le cas de Ferdinand H. et de Marcel S., le tribunal considère à ce titre qu’une peine d’emprisonnement pourrait les guérir de leur addiction : le premier écope d’une peine de 3 ans et 6 mois40, le second de 4 ans et 6 mois41. Roger E., qualifié de bisexuel, est condamné pour avoir dévié du droit chemin à une peine de 1 an et 6 mois. S’agissant de Paul K., le tribunal considère qu’il s’est laissé « exploiter homosexuellement » et que cette disposition pernicieuse est tellement ancrée en lui qu’on ne saurait y remédier. Pour cette raison, son incarcération à perpétuité est ordonnée « afin de protéger durablement la société »42.
26Des quatre prévenus, Paul K. est celui qui est condamné le plus lourdement. Unique mineur du groupe, il est aussi le seul à avoir avoué endosser un rôle sexuellement passif. En ce sens il est représentatif de la forme de masculinité la plus déviante. À l’inverse, celui qui a joué un rôle sexuellement actif (qualifié de bisexuel) écope de la peine la plus légère.
- 43 Jusqu’au durcissement du §175 en 1935, les peines encourues étaient bien moins sévères et seules ét (...)
27Une distinction qui se fonderait uniquement sur les degrés de déviance par rapport à des normes de la masculinité ne saurait être toujours aussi claire. Au terme d’une affaire jugée en juillet 1942, le rôle passif de Joseph W. (19 ans, employé de bureau et célibataire) a joué en sa faveur. Il comparaît en même temps que son amant, Alfred H. (vendeur de charbon, célibataire, 46 ans), déjà condamné en janvier 1933 pour relations sexuelles contre nature à une amende de 60 reichsmarks43. Il est reproché à Alfred H. d’avoir séduit petit à petit Joseph W. Il aurait commencé par lui expliquer que les hommes aussi peuvent avoir des relations sexuelles entre eux. Puis, à en croire les minutes du procès, l’initia à la masturbation et au coït inter-fémoral. « Joseph W. en vint même à avaler la semence d’Alfred H. et cela à raison de deux fois par semaine entre 1940 et 1942 ». À la barre, Alfred H. prétend ne pas avoir conscience que certains des actes commis étaient condamnables. Mais le tribunal n’est pas de cet avis car nul n’est censé ignorer la loi et Alfred H.
aurait dû savoir à travers la presse et les cercles homosexuels qu’il fréquente depuis longtemps, que la justice pénale allemande œuvre en Alsace dans l’intérêt de la préservation de la vigueur du peuple et de la pureté de la jeunesse44.
- 45 « Dans le cas d’un participant qui, au moment des faits, n’avait pas encore 21 ans, le tribunal peu (...)
- 46 « W. entschuldigt sich damit, dass er geschlechtlich nur sehr schwer in Erregung komme ; da zudem s (...)
28Au final, Alfred H. est condamné à 1 an et 6 mois de prison tandis que Joseph W. est acquitté. Un élément permet de comprendre la mansuétude du tribunal à l’égard de Joseph W. qui a fait usage à cet endroit de l’alinéa 1 du §17545. Certes, il a forniqué avec un autre homme de manière répétée ce qui le rend coupable, mais « son pénis est anormalement petit, il a été passif la plupart du temps et il n’a pu parvenir qu’avec difficulté à l’excitation homosexuelle »46.
29Qu’est-ce qu’un homosexuel typique aux yeux de la justice nazie ?
30Bien souvent, le fait d’avoir tout simplement une vie sexuelle permet au tribunal de définir la typicité d’une identité déviante. Dans d’autres, comme nous l’avons entre-aperçu, ce sont les rôles sexuels qui permettent au tribunal de plaider en faveur d’une nature homosexuelle. Robert S. (domestique, célibataire, 23 ans) et Lucien W. (chauffeur-livreur, célibataire, 28 ans) sont arrêtés de bon matin par la police alors qu’ils se trouvaient ensemble au lit. Le 6 février 1942, ils sont condamnés respectivement à 6 et à 18 mois de prison pour relations sexuelles buccogénitales, intercrurales et anales. De plus, ils pratiquaient une sorte de mariage d’hommes (Männerehe). Le tribunal considère d’ailleurs que « comme c’est souvent le cas chez les homosexuels, Lucien W. gagnait l’argent comme un homme et Robert S. s’occupait de la maison comme une femme, tout particulièrement de la préparation des repas. Il jouait le rôle de la femme dans la mesure où il se laissait pénétrer ». Pour ces raisons, Robert S. est considéré comme « un homme qui malgré sa jeunesse est en complète déshérence et ne mérite aucune clémence ». S’agissant du second protagoniste, Lucien W.,
il n’a pas encore complètement périclité. Qui plus est, d’après les registres de police, il n’est pas connu en tant qu’homosexuel. Pour cette raison, le tribunal est d’avis qu’il s’est laissé séduire par Robert S. et considère qu’une peine de 6 mois sera suffisante. De plus, dans la mesure où les faits ont été reconnus par l’inculpé, la durée de 19 semaines de détention préventive lui sera décomptée47.
31Une autre affaire, jugée le 4 novembre 1942, implique un adjudant-chef de police (de l’Altreich), envoyé à Strasbourg fin 1940 pour mettre au pas l’Alsace, qui est tombé amoureux d’un « homosexuel » typique.
32Fraîchement débarqué à Strasbourg (sa femme et sa fille sont encore à Düsseldorf), le Hauptwachtmeister der Schutzpolizei Martus rencontre un jour Eugène E. dans un restaurant strasbourgeois. Ils se lient d’amitié, se voient régulièrement dans l’appartement d’Eugène E. (loué à un certain Joseph R.) Leur première relation sexuelle a lieu le 1er avril 1941. Ils s’étreignent puis se masturbent chacun. Les faits se reproduisent à peu près toutes les semaines. Au mois de juillet, l’épouse et la fille de Martus emménagent à Strasbourg. Ce dernier décide cependant d’abandonner le domicile conjugal et de s’installer chez Eugène E. La situation n’est pas sans causer quelques tensions. À la mi-mars 1942, l’épouse de Martus le dénonce. Lui et Eugène E. sont arrêtés le 31 mars et immédiatement placés en garde à vue. Mais Martus parvient à s’enfuir et il se rend le soir même à la maison d’arrêt de Strasbourg pour y chercher son amant. En tant qu’adjudant-chef de la police de sécurité, il demande qu’on lui livre sur le champ Eugène E. qui doit subir un interrogatoire au commissariat central. Les deux fugitifs se rendent alors chez Joseph R., propriétaire et ami de longue date d’Eugène E., qui leur offre le gîte et le couvert. Le lendemain matin, Joseph R. se rend sur le lieu de travail d’Eugène E. pour y récupérer une enveloppe contenant 2000 francs et 275 reichsmarks. C’est à ce moment qu’il est appréhendé par la police.
- 48 « […] sämtliche Angeklagten durch langjährige Beziehungen typische Homosexuelle geworden sind und d (...)
33Lors de son interrogatoire, Joseph R. avoue entretenir depuis de nombreuses années des relations homosexuelles et avoir eu des relations contre-nature entre 1940 et 1942. Il dit trouver ses partenaires dans les toilettes publiques à côté du théâtre municipal ou dans celles du pont du Corbeau. Ces éléments seront retenus à charge contre Joseph R. qui est accusé, tout comme Eugène E. d’avoir forniqué de manière répétée avec d’autres hommes. En ce sens, tous deux sont « devenus des homosexuels typiques et constituent dès lors un danger public »48. Une peine de prison prolongée semble appropriée afin de les détourner de leur « conduite immorale ». À l’issue du procès, Joseph R. (50 ans, vendeur, célibataire) et Eugène E. (30 ans, comptable, célibataire) sont condamnés à une peine de 2 ans et demi et de 2 ans. S’agissant de l’adjudant-chef Martus, la SS et le tribunal militaire l’ont condamné à mort (la peine a été exécutée) pour désertion et homosexualité.
- 49 ADBR 1243W247, 1243W250.
34Un seul cas parmi ceux qui sont jugés par le tribunal de Strasbourg implique un membre des classes sociales supérieures ; il nous permet de mieux comprendre par effet de miroir inversé comment classe et identité agissent du point de vue de la fabrique de la décision pénale. Alfred W. (pharmacien, 42 ans, marié, père d’un enfant de 13 ans) est condamné le 3 mai 1943 à une peine de 8 mois49 pour avoir séduit à deux reprises un jeune homme.
35Les agissements pour lesquels il est poursuivi ont eu lieu dans le dortoir d’un gîte de vacances qu’ils fréquentent de longue date, lui, son épouse et son enfant. Il y rencontre Michel M. (18 ans). Un samedi soir, après avoir bu plusieurs grogs, et alors que les deux protagonistes sont déjà au lit dans la même chambrée, Alfred W. glisse sa main dans le pyjama de Michel M. au niveau des cuisses et de l’entre jambes. Il guide ensuite la main de Michel M. vers son sexe alors en érection. La manœuvre excite ce dernier, mais il ne veut rien faire de plus et se retourne. Le scénario se reproduit une seconde fois, un autre soir. Lors de l’audience, Michel M. qui comparaît en qualité de témoin dénie les faits relatés. L’expert médical établit ensuite que « Alfred W. est un homme de tempérament plutôt mou, doué pour la musique et enclin à une vision religieuse du monde, sans pour autant posséder un instinct sexuel très développé »50. Il ne correspond pas au type homosexuel d’après le médecin qui l’a examiné. Sa façon d’agir s’expliquerait bien plus par un dérapage occasionnel – en lien avec sa nature plutôt molle – causé par une certaine promiscuité avec la jeunesse.
36D’un point de vue juridique le tribunal doit statuer sur la qualité de séduction. S’agit-il finalement de séduction avérée ou d’une tentative ? Pour y répondre, il convient d’établir si Michel M. a éprouvé du plaisir en se laissant toucher par Alfred W. Cependant, les juges restent perplexes puisqu’il « n’est pas attiré par ce genre de cochonneries », dit s’être retourné et avoir par ce biais mis un terme à l’interaction. En fin de compte et dans la mesure où « l’inculpé a mené jusqu’à présent une existence irréprochable, une peine de 6 mois d’emprisonnement par forfait commis semble correcte ».
37Le cas d’Alfred W. et Michel M. fait assurément écho à celui d’Albert F. et André K. ou de Joseph W. et Alfred H. Ces trois affaires soulèvent la question de la condamnation de relations qui, en d’autres temps ou sous d’autres latitudes, seraient sans doute qualifiées de « sexualités initiatiques ». Le point de vue adopté ici par les magistrats est celui de la défense de la jeunesse contre des adultes susceptibles de corrompre durablement la trajectoire de ces jeunes hommes. Sur le principe, une telle vision des choses n’est en rien exceptionnelle puisqu’elle s’inscrit dans la constitution d’un nouvel ordre du droit qui voit émerger un droit des mineurs en Europe durant la première moitié du xxe siècle51. Aux Pays-Bas par exemple, l’article 248bis du code pénal condamne depuis 1911 les relations homosexuelles entre un majeur et un mineur de plus de 16 ans à une peine ne pouvant excéder 4 ans. Et ceci afin « d’éviter la propagation de l’homosexualité ». Selon une semblable logique, le code pénal français introduisit en 1942 une disposition dans son article 334 punissant d’une peine de six mois à trois ans tout majeur qui aurait commis avec un mineur de son sexe âgé de moins de 21 ans un ou plusieurs actes impudiques ou contre-nature. Cependant, lorsqu’une telle disposition est appliquée (au même titre que l’article 330), les condamnations n’excèdent jamais quelques semaines.
38Les quelques cas qu’il nous a été donné d’aborder de manière approfondie sont en mesure d’éclairer certains aspects caractéristiques du traitement par la justice pénale nazie de la déviance homosexuelle masculine en Alsace annexée. Les minutes des procès montrent qu’elle s’est donnée une mission en Alsace : « œuvrer pour la préservation de la jeunesse dans l’intérêt de la vigueur du peuple ». Au moyen d’un appareil législatif qui s’applique exclusivement aux hommes, qui juge des actes antérieurs à leur pénalisation en vertu d’un principe de rétroactivité et qui accorde une place déterminante à l’hexis corporelle, crimes et criminels, actes et identités ne font plus qu’un aux yeux des magistrats. Les récits de pratiques obtenus lors des interrogatoires conduits par la police puis réitérés à la barre ne font que renforcer une logique essentialiste. Qu’ils soient séducteurs ou qu’ils aient été séduits, dès lors qu’ils ont joui, ils sont coupables. Ceux qui avouent avoir joué le rôle de la femme (comme disent les juges) sont sans doute aussi ceux qui sont le plus durement réprimés. En ce sens et à travers une double mécanique de condamnation des pratiques et des identités, la justice nazie ne fait rien d’autre que prolonger une théorie du contrôle social qui trouve ses racines à la fin du xixe siècle dans l’anthropologie criminelle et la sexologie pathologique52 et dont les effets et attendus sont exacerbés par le processus de mise au pas de l’Alsace en temps de guerre.
- 53 La Fondation pour la mémoire de la Déportation mène depuis plusieurs années des travaux sur cette q (...)
39Les questions soulevées par l’annexion sexuelle de l’Alsace pourraient être prolongées à travers trois types d’analyses complé-mentaires. L’une pourrait s’intéresser à la mécanique des arrestations d’« homosexuels ». La police d’occupation se serait-elle servie de registres particuliers dont elle disposait ? Une autre piste consisterait à étudier la suite de la trajectoire des inculpés. Combien ont été internés en camp de concentration à l’instar d’Albert F. une fois leur peine de prison purgée ?53 Ceux qui étaient encore incarcérés en 1945 ont-ils été libérés lorsque l’Alsace est redevenue française ? Enfin, une troisième piste de recherche tenterait de reconstituer la carrière de ces magistrats allemands qui ont exercé en Alsace annexée. Une carrière qui a démarré pour certains d’entre eux avant 1935, c’est-à-dire avant le durcissement du §175 et qui pour d’autres s’est prolongée bien après la capitulation sans condition du régime national-socialiste.