- 1 Mc Laughlin 1990.
- 2 Cassagnes-Brouquet 2013.
1Les deux dernières décennies ont vu la parution de nombreuses études consacrées aux femmes combattantes aux époques moderne et contemporaine, mais aussi médiévale1. Dans l’Europe médiévale comme aujourd’hui, l’art de la guerre est considéré comme spécifiquement masculin, voire même la quintessence de la masculinité. Et pourtant, au détour des chroniques et des documents d’archives, il est possible de croiser de nombreuses guerrières, restées dans l’ombre de la figure emblématique de Jeanne d’Arc2. Cette pratique de la guerre, certes très minoritaire, mais avérée, reposait-elle sur un droit, ou, bien au contraire, bravait-elle toutes les interdictions des lois civiles et religieuses ? La réponse par la négative semble s’imposer, pourtant, en certaines occasions, la réponse de l’Église semble parfois plus ambiguë. C’est le cas aux xie et xiie siècles où, dans le cadre de la Querelle des Investitures, la comtesse Mathilde de Toscane est à l’origine d’une polémique qui a vu s’opposer les partisans de la réforme grégorienne à ceux de l’empereur Henri IV et qui s’est précisément cristallisée sur cette question : les femmes ont-elles le droit de faire la guerre ?
2Si l’on admet que les femmes ont parfois pris les armes au Moyen Âge, l’ont-elles fait de manière illicite et de quel droit ? Les xie et xiie siècles voient la mise en forme du droit de l’Église, le droit canonique. En avance sur le droit civil, il est avec la théologie le premier au Moyen Âge à tenter une réflexion sur la violence guerrière et à édicter des règles de comportement militaire. Les premiers pas de cette mise en forme du droit de la guerre sont contemporains de la violente querelle qui oppose le Sacerdoce et l’Empire, ou plus précisément, en l’occurrence, le pape Grégoire VII (1073-1085) et ses successeurs à l’empereur Henri IV (1056-1105). C'est aussi dans ce contexte guerrier que les partisans de la Réforme et de la Papauté tentent de délimiter clairement les fonctions qu’ils attribuent aux chrétiens, répartis selon trois ordres : les oratores, les bellatores et les laboratores, ceux qui prient, ceux qui combattent et ceux qui travaillent3. Autour de l’an mil se met donc en place une idéologie des trois ordres qui accepte clairement l’existence au sein de la société chrétienne d’un ordre de guerriers, à l’exclusion des deux autres, les clercs et les travailleurs, essentiellement des paysans. Cette mise en ordre concorde avec le droit de l’Église qui interdit aux clercs le port des armes, réservé aux laïcs. La distinction entre les sexes semble tout aussi évidente. Les femmes, ainsi que les humbles appartiennent d’emblée à la catégorie des « inermes », les non armés, victimes désignées de la violence féodale.
3Mais il est aussi évident pour les clercs que le genre ne constitue par un ordre en tant que tel et que les femmes comme les hommes appartiennent aux trois ordres qu’ils ont définis, et notamment pour celles de la noblesse à celui des bellatores. Il existe ainsi une contradiction interne à la pensée des trois ordres que les clercs n’ont pas cherché à trancher, tant la tradition misogyne au sein de l’Église les empêchait d’imaginer qu’une femme puisse revendiquer son droit à faire la guerre. Cependant, si le droit romain interdit expressément aux femmes de faire la guerre car elles n’ont pas la citoyenneté et que, pour les Romains, toute guerre doit être déclarée par une autorité, forcément masculine, et conduite par des hommes, la féodalité envisage le pouvoir comme un bien patrimonial, un héritage qui peut tomber entre des mains féminines. Les femmes, héritières, épouses et mères, peuvent ainsi se retrouver temporairement en position d’autorité4.
4Le droit canonique a pour objet d’organiser l’Église terrestre en tant qu’institution et de fixer les droits et les obligations de ses membres. Les premiers canons apparaissent au iie siècle, d’abord en Orient, puis à Rome. Au début du iiie siècle, ces règles sont compilées dans une collection de huit livres, les Canons apostoliques. Le droit continue par la suite à s’enrichir en intégrant les décisions des conciles régionaux. Avec l’autorisation du Christianisme par l’édit de Milan en 313, le droit canonique devient celui d’une Église officielle, soutenue par l’empereur, et s’enrichit grâce aux décisions prises lors des grands conciles du ive siècle qui fondent un droit de l’Église, parallèle et séparé du droit impérial. Après l’effondrement de l’Empire en Occident, le droit canonique demeure la seule source juridique universelle en Europe. Tout au long du Moyen Âge, il se nourrit de deux sources principales : les décisions des conciles et les décrétales. Les canons sont collectés par des compilateurs, sans autorité supérieure pour les guider ou les contraindre, sous la forme de collections. L’époque carolingienne est marquée par un fort développement du droit canonique. Cependant, le partage de l’Empire, la deuxième vague d’invasions que subit l’Occident dans la seconde moitié du ixe siècle et au xe siècle, puis la mise en place de la féodalité au xie mettent un frein au renouvellement du droit de l’Église. Il atteint son « âge d’or » dans la seconde moitié du xie et au xiie siècle, en lien avec la réforme grégorienne qui voit la multiplication des conciles et des décrétales.
5Les collections canoniques prennent des dimensions imposantes et s’attachent à définir la position de l’Église et des clercs sur presque tous les aspects de la société. On pourrait s’étonner de voir l’Église s’intéresser à la guerre puisqu’elle se définit elle-même comme l’ordre des oratores et des inermes, mais en tant qu’institution terrestre, propriétaire de domaines et fiefs, et d’un État, celui du pape, elle se retrouve en position d’autorité, susceptible d’être confrontée à une guerre offensive ou défensive.
- 5 Russell 1975 : 5.
- 6 Ibid. : 9.
6Le droit de l’Église est l’héritier d’une longue réflexion sur la guerre dont Aristote a posé les premiers fondements. Pour le philosophe, la guerre ne doit pas être jugée en tant que telle. Elle n’est pas un but en soi, mais un moyen d’acquérir la paix ou la gloire. Les auteurs romains reprennent et modifient la pensée d’Aristote en lui donnant une tournure plus juridique. Ils envisagent la guerre comme la rupture d’un pacte conclu entre deux parties. Pour Cicéron, la guerre juste est destinée à reprendre des biens perdus pris par un ennemi. Elle n’est donc pas une simple action violente mais un devoir causé par une injustice et c’est en cela qu’elle se distingue du brigandage. Pour qu’il y ait guerre, il faut qu’il y ait un casus belli ainsi qu’une déclaration de guerre par une autorité légitime5. La guerre prend ainsi la forme d’un processus judiciaire. La République, puis l’Empire voient donc la formation d’un ius militare, un droit militaire. Il est synthétisé dans les deux grands manuels de stratégie et de tactique militaire écrits par Frontin au ier siècle et Végèce au ive siècle, des ouvrages fondamen-taux pour la pensée de la guerre au Moyen Âge6.
7Deux autres sources sont essentielles à la formation du droit canonique, l’Ancien et le Nouveau Testament. Le premier évoque de nombreux exemples de guerres menées par le peuple hébreu. Le Deutéronome (20) fournit une amorce d’un code militaire plus que brutal, sans pitié ni culpabilité : les ennemis d’Israël doivent être détruits et tous ceux qui refusent de se soumettre, hommes, femmes et enfants seront tués. Le Nouveau Testament est plus ambigu. Si Jésus dit qu’il n’est pas venu pour apporter la paix, mais l’épée (Matthieu, 10-34), certains passages du même évangile, en particulier le Sermon sur la Montagne semblent plutôt condamner la guerre (Matthieu, 5, 7).
- 7 Ibid. : 12.
- 8 Russell 1975 : 22-28.
8Les penseurs chrétiens sont donc les héritiers de traditions contradictoires, mais l’alliance entre l’Église et l’Empire les amène à accepter la guerre, à condition qu’elle ne soit pratiquée que par des laïcs sous l’autorité de l’Empire7. Au début du ve siècle, Augustin est le premier à proposer une synthèse des positions chrétiennes. Pour lui, la guerre n’est pas un mal en soi, mais un instrument de Dieu pour punir les méchants. La guerre juste est une réponse à la violation de droits légitimes ou une sanction contre des crimes commis contre la foi, comme l’hérésie. Elle ne peut être menée que sous l’égide d’une autorité légitime et civile. Le soldat doit obéir à ses ordres quels qu’ils soient et Augustin l’absout de toute responsabilité. Les soldats deviennent ainsi les milites Christi lorsqu’ils combattent pour l’Église8. La réflexion des clercs évolue peu jusqu’à l’effondrement de l’Empire carolingien et la mise en place de la féodalité. La notion d’autorité légitime et celle d’ennemis devient alors difficile à définir dans un temps où les Chrétiens se font la guerre entre eux. L’Église cherche alors à mettre la violence des milites au service de la foi et à la détourner contre les infidèles, transformant la guerre juste en guerre sainte sous l’autorité du pape.
9Cette mutation se produit dans un contexte bien précis, celui de la Querelle des Investitures (1075-1122)9. Cette crise violente provoque de part et d’autre la prolifération de traités polémiques qui nourrissent la réflexion sur la guerre, puis le droit canonique. Tout comme la loi civile, le droit canon est à la fois le produit d’une tradition mais aussi celui d’une époque, en l’occurrence celle de la lutte de la papauté contre l’Empire.
- 10 Anselme de Lucques Livre XII, De excommunicatione, et XIII, De iusta vindicta.
- 11 Anselme de Lucques : XII, 55 ; Anselme de Lucques : XIII, 4 .
- 12 Cushing 1998 : 127-130.
- 13 Anselme de Lucques : XIII, 14-17.
10L’un des principaux penseurs de la réforme grégorienne, Anselme de Lucques, s’interroge vers 1085 dans les deux derniers livres de sa Collectio canonum, sur la façon dont le pape peut contraindre les schismatiques à l’obéissance10. Face aux exactions des partisans de l’empereur, il soutient le droit du clergé au droit de l’épée (ius gladii) et à la force armée (vis armata) contre les hérétiques, les excommuniés, les ennemis de la foi et les infidèles11. Cependant, une très longue tradition interdit aux clercs de porter des armes et de faire couler le sang. La guerre pour la préservation de l’Église est une juste cause, un service rendu à Dieu12. Dans des circonstances exceptionnelles, le pape a même le droit de déclarer la guerre et de désigner son bras armé, et pourquoi pas une femme ?13
11Si Anselme émet cette hypothèse peu « canonique », c’est qu’il est précisément confronté à des circonstances exceptionnelles en Italie.
- 14 Cowdrey 1998 : 96.
- 15 Ibid. : 137.
12Dès son élection en 1073, Grégoire VII se heurte au pouvoir impérial au cours d’un long conflit, celui de la Querelle des Investitures qui ne fait que s’aggraver au fil des années14. Menacé d’excommunication par le pape, Henri IV (1050-1106) réunit les évêques allemands à Worms le 24 janvier 1076. Chaque prélat doit agréer un texte qui récuse la façon dont Grégoire a été élu. Son orgueil et son goût de la nouveauté en font un facteur de discorde, il dispute l’autorité des évêques qui dénoncent aussi le scandale soulevé par sa relation un peu trop étroite avec une femme, Mathilde de Toscane15.
- 16 Healy 2005.
- 17 Cowdrey 1998 : 302.
- 18 Berthold de Constance 2003 : 161-381.
13Issue d’un puissant lignage, la comtesse ne cache pas ses convictions grégoriennes. Elle a hérité de vastes domaines en Lombardie, en Toscane et en Lotharingie qui font d’elle l’un des plus puissants seigneurs d’Italie. C’est dans un château de Mathilde, Canossa, que l’empereur fait sa soumission au pape le 25 janvier 1077. Quand la Querelle rebondit en 1080, elle demeure le principal soutien du pape. Le 21 mai Henri IV réunit un synode à Mayence pour déposer Grégoire VII, puis fait élire l’antipape Clément III. La Querelle entre le pape et l’empereur se transforme en conflit armé ; les troupes de Grégoire et de Mathilde subissent à Volta, près de Mantoue, une grave défaite contre les vassaux de l’empereur le 15 octobre 1080. Mais Grégoire VII ne s’avoue pas vaincu et peut compter sur le soutien indéfectible de la comtesse. Henri IV quitte l’Allemagne le 4 avril 1081 pour tenter de se faire couronner par l’antipape à Rome, mais sans succès. L’année suivante, il accuse Mathilde de trahison, la condamne à la saisine de ses terres et ravage ses domaines italiens. Le 21 mars 1084, l’empereur entre dans Rome et est couronné par Clément III à Saint-Pierre tandis que Grégoire VII, réfugié dans le château Saint-Ange, assiste impuissant au triomphe de son ennemi. Son principal appui militaire demeure Mathilde qui remporte une victoire éclatante contre les alliés lombards de l’empereur le 2 juillet 1084 à Sorbara, près de Modène16. Après son couronnement romain, Henri IV retourne en Allemagne pour ne plus jamais revenir en Italie. Quand Grégoire VII meurt le 25 mai 1085, la Querelle des Investitures est loin d’être achevée (Concordat de Worms en 1122) et Mathilde demeure jusqu’à sa disparition en 1116 le bras armé des réformateurs17. Le chroniqueur Berthold de Constance, moine de l’abbaye de Reichenau, son contemporain, voit en elle « le plus fidèle des soldats de saint Pierre18 ».
- 19 Hay 2008.
- 20 Ibid. : 87-88.
- 21 Hugues de Flavigny 1848 : 462.
- 22 Donizo 1940 : vers 293-295.
- 23 Ibid. : vers 6503-6508.
- 24 Hay 2008 : 117.
- 25 Eads 1986 : 167-181.
14Tous les témoins de l’époque soulignent l’importance de l’activité militaire de la comtesse et ses qualités de stratège, récemment mises en lumière par David J. Hay19. Vaincue à Volta en 1080, Mathilde adopte, comme bien des capitaines de l’époque féodale, une stratégie défensive, celle du refus du combat et de l’enfermement dans ses forteresses20. Mais, elle dresse aussi des embuscades aux partisans d’Henri IV. Le chroniqueur Hugues de Flavigny la décrit comme une virago faisant preuve d’un courage viril face à Henri, puissante et rusée dans la bataille21. Donizo la montre recrutant des mercenaires, mettant en défense ses châteaux et repoussant les attaques d’Henri22. Lorsqu’elle apprend que ses ennemis, le marquis Obert et les évêques de Parme et de Reggio menacent sa forteresse de Sorbara, la comtesse envoie une troupe pour la défendre. Sa cavalerie attaque par surprise ses adversaires et les met en fuite, faisant de nombreux morts et prisonniers23. Tous les témoins s’accordent sur le fait que la comtesse, si elle ne participe pas directement à la bataille, décide de l’attaque et organise ses troupes. Après la victoire de Sorbara, Mathilde adopte une stratégie plus offensive24. Pendant les six années qui suivent, elle domine militairement la vallée du Pô25.
- 26 Cassagnes-Brouquet 2013 : 29-37.
- 27 Hay 2008 : 8.
- 28 Donizo 1940.
15Les chroniqueurs ne s’interrogent guère sur l’origine des talents de stratège de la comtesse. Comme d’autres femmes de l’aristocratie féodale, en Italie comme ailleurs, Mathilde a toujours été confrontée à la guerre26. Issue d’un lignage de guerriers, elle a sans doute appris l’art de la guerre auprès de son père Boniface et son beau-père Geoffroi. Dès son plus jeune âge, elle a fait l’expérience de la défaite, son père ayant été assassiné, ses terres envahies, et elle-même faite prisonnière par l’empereur avant l’âge de 10 ans27. À la différence de certaines de ces contemporaines, Mathilde n’a jamais combattu directement. Son biographe, le moine Donizo de Canossa ne la montre jamais au cœur de la bataille mais dirigeant des troupes de loin28. C’est d’ailleurs davantage cette position d’autorité qui pose problème à ses contemporains que le fait de se battre. Dans son traité, Végèce accepte que des femmes prennent exceptionnellement les armes pour défendre leur cité, mais il n’envisage pas qu’elles puissent commander à des soldats.
- 29 Réginon de Prüm 1840.
- 30 Burchard de Worms 1970. Il aurait été composé de 1012 à 1023.
16Le Haut Moyen Âge a repris la tradition antique interdisant à une femme d’exercer une autorité publique, et, par conséquent, de commander une armée. Les Statuta Ecclesie Antiqua du ve siècle et le canon 19 du concile de Nantes en 896 qui entrent dans les deux grandes collections canoniques précédant la réforme grégorienne, celles de Réginon de Prüm vers 90629 et celle de Burchard de Worms au début du xie siècle, dénient toute autorité à une femme30.
17Les partisans de l’empereur s’appuient sur cette tradition pour dénoncer la position de Mathilde, considérée comme un « scandale » et une usurpation de l’autorité masculine.
18La tradition canonique pose en effet problème aux partisans de Mathilde. Pour défendre la cause grégorienne, ses proches, Anselme de Lucques et le cardinal Deusdedit, compilent de nouvelles collections canoniques. Aucune des deux, celle d’Anselme, composée entre 1081 et 1086, et celle de Deusdedit, datant de 108731, ne retient les textes les plus hostiles à l’autorité des femmes. Au xie siècle, avant la mise en place du Décret de Gratien vers 1140, les canonistes sont libres de composer leurs collections comme ils le souhaitent, choisissant les règles en fonction de leurs engagements. Il n’en reste pas moins que les défenseurs de Mathilde sont obligés de fonder en droit son exception et de la soutenir par une tradition scripturaire et juridique.
- 32 Ranger de Lucques 1856 : cap. 11, 20-21, 16, 19-20.
- 33 Cowdrey 1998 : 302.
19Une première justification du commandement militaire de Mathilde se trouve dans l’Écriture sainte, en particulier dans l’Ancien Testament. Anselme de Lucques met en avant un nouveau concept, non plus celui de guerre juste, mais de guerre sainte. Mathilde combat comme une nouvelle Deborah ou une Judith32. Face au pouvoir de l’Antéchrist sur le monde, elle doit obéir à Dieu comme un vassal par le conseil et les armes33.
20Elle est aussi comparée à d’autres héroïnes de l’Ancien Testament comme Judith et Jael qui luttent contre les ennemis de Dieu. Mathilde devient sous sa plume un miles Christi, un soldat du Christ, et Henri IV, l’Antéchrist34.
- 35 Ranger de Lucques 1856 : cap. 23, 20.
21Jean de Mantoue reprend les mêmes idées dans son Commentaire du Cantique des Cantiques écrit entre 1081 et 1083, quand il exhorte la comtesse, alors en difficulté, à poursuive son combat contre l’empereur. Si le pape ne peut pas combattre, il a délégué son glaive séculier à Mathilde, virago catholica, pour la défense de l’Église. Ses actions militaires sont par conséquent non seulement légitimes, mais nécessaires35.
- 36 Ranger de Lucques 1856 : vers 3705-3706.
- 37 Ibid. : vers 5404.
- 38 Helvétius 1999 : 190 ; Cassagnes-Brouquet 2013 : 22.
22Une autre justification est de souligner la masculinité de Mathilde, une virago, surpassant toutes les femmes36. Son biographe Donizo la dépeint sous les traits d’une femme virile dirigeant ses troupes. La force de Mathilde ne peut lui venir que de sa masculinité et ses partisans mettent volontairement de côté sa féminité. Ranger, le biographe d’Anselme de Lucques, la compare à Penthésilée ; les partisans de l’empereur aussi, mais pour s’en moquer, la traitant de « Mars au féminin »37. Dans ses Étymologies, Isidore de Séville (vers 560-570-636) définit la virago comme une femme qui a la vigueur de l’homme38. Cependant, la virago est bien une femme, agissant la plupart du temps comme telle. Elle s’oppose à la vierge, car la virago occupe l’office d’un mâle, tandis que la vierge, en réprimant ses pulsions charnelles considérées par l’homme d’Église comme typiquement féminines, fait preuve d’une constance masculine. Les viragos ne sont donc pas considérées comme des monstres en tant que telles ; seules leurs actions induisent le jugement de leurs contemporains. Si elles défendent les intérêts de l’Église, les clercs n’ont de cesse de vanter leurs actions.
23Inversement, le cardinal Deusdedit souligne vers 1097, dans son libelle contre les simoniaques et les schismatiques, sa féminité afin de démontrer que la comtesse n’a pu vaincre qu’avec l’appui de Dieu et parce que sa cause était juste, tout comme David contre Goliath39. Ranger insiste d’ailleurs sur la honte pour l’empereur d’avoir été battu par une femme.
- 40 Bonizo de Sutri 1998 ; Berschin 1972.
- 41 Fournier 1915 : 294-295.
24La carrière militaire de Mathilde provoque chez ses contemporains la stupeur, la gêne et l’admiration. Elle remet en cause la tradition canonique et amène les clercs à s’interroger et parfois à se contredire. Bonizo de Sutri (v.1045-v.1094) achève la compilation de sa collection canonique vers la fin de l’année 108940. Son septième livre est consacré à l’élite des laïcs et son avant-dernier chapitre examine le code de conduite de ceux qui adoptent la profession militaire. Dans le dernier chapitre de ce livre, Bonizo donne des exemples de femmes, tirés de l’histoire sacrée ou profane, ayant détenu une autorité militaire et judiciaire, fonctions réservées par Dieu aux hommes. Il y évoque Cléopâtre et Frédégonde dont les actions n’ont apporté que la ruine et la destruction. Il conclut en conseillant aux femmes de rester chez elles et de s’occuper à filer la laine41.
- 42 Bonizo de Sutri 1956 ; Fournier 1915 : 293.
25Ce chapitre qui semble un parfait exemple de la misogynie des clercs médiévaux a depuis longtemps été réinterprété comme la critique d’une femme bien précise, la comtesse Mathilde de Canossa envers laquelle Bonizo a développé au fil des années une grande animosité. Après avoir été expulsé par l’empereur de son évêché de Sutri, il trouve refuge auprès de Mathilde et compose pour elle vers 1085-1086 le Livre à un ami, dans lequel il la qualifie de très excellente, très noble et très glorieuse comtesse, véritable soldat de Dieu, et la loue pour son esprit viril42. Mais, déçu par sa volonté de réconcilier l’empereur avec le nouveau pape Urbain II, Bonizo reporte toute son amertume contre elle.
26Au travers du personnage de Mathilde, les grégoriens ont bâti une nouvelle image du soldat et de la guerre, celle du miles Christi et de la guerre sainte au service de la papauté. Grégoire VII va même plus loin en bâtissant un parallèle entre le sacrifice du Christ sur la croix et le combat contre l’infidèle, l’hérétique et le schismatique, ouvrant ainsi la porte au droit de la Croisade.
27Si la Querelle des Investitures est l’une des raisons du renouveau du droit canonique, elle n’est pas la seule source de la réflexion cléricale sur la guerre. D’autres dangers guettent la Papauté et l’Église comme l’hérésie qui refait son apparition autour de l’an mille ainsi que la présence des Infidèles aux portes de la Chrétienté.
28Comme le souligne Jean de Mantoue, la guerre menée pour le Christ est non seulement une guerre juste, mais une guerre nécessaire, une guerre sainte43.
- 44 Grégoire VII 1920-1946 : 70.
29Avant même ses démêlés avec l’empereur, la comtesse Mathilde envisage de combattre les Infidèles. La défaite byzantine contre les Turcs Seldjoukides de Manzikert en 1074 résonne en Occident comme une menace contre la Chrétienté. Malgré le schisme de 1053, Grégoire VII tente de monter avec l’aide militaire de Mathilde une expédition pour venir en aide aux Chrétiens d’Orient. Déjà, il conçoit la participation des vassaux de la comtesse comme une guerre sainte qualifiant ceux qui sont prêts à marcher jusqu’à Jérusalem de fideles sancti Petri, vassaux de saint Pierre44.
30Cette expédition n’aboutit pas, mais deux ans après la mort de Grégoire VII, Mathilde apporte son soutien au pape Victor III désireux de monter une expédition maritime avec les Pisans et les Gênois contre la ville côtière de Mahdia en Tunisie en 108745. Si pour les marins des deux cités italiennes, cette razzia est surtout un acte de piraterie qui leur permet de s’emparer d’un véritable trésor pour leurs villes, il ne fait aucun doute que dans l’esprit du pape et de la comtesse, il s’agit bien d’une guerre sainte. Elle ne précède que de quelques années l’appel à la croisade lancé par Urbain ii, un pape réformateur qui a le soutien de Mathilde, lors du concile de Clermont en 1095.
31Mathilde n’a jamais pu partir en croisade, retenue en Occident par la Querelle des Investitures qui ne se termine qu’avec le Concordat de Worms en 1122. Mais, elle a, sans aucun doute, ressenti comme bien d’autres femmes d’Occident et, pas seulement de l’aristocratie féodale, un immense enthousiasme à l’appel du pape à libérer la Terre Sainte.
- 46 Itinerarium Peregrinorum 1962.
- 47 Maier 2004 : 66.
- 48 Caspi-Reisfeld 2001.
32Les chroniques de l’époque évoquent ces femmes qui poussent leur maris ou leurs fils à participer à la guerre sainte, regrettant amèrement que leur sexe les en empêche46. En réalité, le droit canonique n’interdit pas aux femmes de prononcer un vœu de croisade, même s’il recommande que celles-ci soient accompagnées par un membre masculin de la famille, chargé de les protéger mais aussi de veiller sur leur moralité. Il précise encore que les femmes mariées doivent obtenir le consentement de leur époux, mais l’inverse est aussi nécessaire47. Tous les témoins masculins s’accordent sur la participation des femmes aux croisades. L’Église ne peut interdire aux femmes cette occasion de faire leur salut. Elles partent avec leur mari, leur fils, mais aussi seules. Mais ont-elles le droit d’y participer militairement ? Les chroniqueurs passent sous silence leur participation directe à la croisade sous différentes formes, diplomatique, morale mais aussi guerrière48. Les mêmes évoquent pourtant des femmes tuées au combat au cours des trois premières croisades, tout en éprouvant une certaine réticence à les montrer combattantes.
- 49 Finucane 1983 : 174-184.
- 50 Purcell 1979.
- 51 Brundage 1985 : 57-65.
- 52 Powell 1992.
33À leur suite, les historiens des Croisades admettent que des femmes ont bien participé aux croisades, mais débattent encore pour savoir si elles ont réellement combattu. Ronald Finucane souligne qu’il existe des indications très claires de femmes participant aux combats49 tandis que Maureen Purcell, tout en admettant le fait que des femmes ont bien pris part aux combats, rejette l’idée qu’elles furent de véritables croisées50. James Brundage voit en elles des vivandières et des prostituées accompagnant les armées51. Étudiant la cinquième croisade, James Powell montre que les femmes ont bien formulé des vœux de croisade et pris la croix, qu’elles occupaient d’importantes fonctions dans les camps, s’occupant des blessés et des malades, mais il n’est pas sûr qu’elles aient participé aux combats52.
- 53 Guillaume de Tyr 1982 : 403 ; Evans 2001 : 45-58.
- 54 Itinerarium peregrinorum 1962 : livre I, chap. 35.
- 55 Ibid. : livre 2, chap. 42, livre 4 chap. 27.
- 56 Ibid. : livre 4, chap. 26.
34Plusieurs sources évoquent pourtant cette possibilité, en particulier pour la première croisade. Le chroniqueur Guillaume de Tyr décrivant la prise de Jérusalem, à laquelle, il est vrai, il n’a pas assisté, rapporte que « même les femmes, oubliant leur sexe et leur faiblesse naturelle, osaient porter les armes et combattre virilement, bien au-delà de leur force »53. L’Itinerarium peregrinorum, écrit par un croisé pendant le siège d’Acre (1189-1192), et continué entre 1216 et 1220 par un clerc anglais, évoque à plusieurs reprises des femmes dans l’armée des croisés. Il les dépeint massacrant l’équipage d’un bateau musulman capturé lors d’une bataille navale au large d’Acre54. La reine Jeanne de Sicile, la reine Bérengère d’Angleterre et la fille de l’empereur de Chypre accompagnent Richard Cœur de Lion à Acre, puis Jaffa55 et quand le roi essaie d’empêcher les femmes de se joindre à sa marche le long de la côte, c’est sans grand succès56.
- 57 Abu Shama 1872-1906 : 433-434.
35Cependant, il n’est jamais fait explicitement mention de femmes combattantes dans les sources chrétiennes, alors qu’elles sont bien présentes dans les sources musulmanes. Les historiens Imad al-Din et Baha al-Din, contemporains des évènements, en parlent à plusieurs reprises. Imad évoque une dame de haut rang, arrivée par mer à la fin de l’automne 1189 avec une escorte de 500 chevaliers et écuyers et valets, payant toutes les dépenses et menant les hommes dans des raids contre les Musulmans. Il en vient à dire qu’il y avait de nombreuses femmes dans les armées des croisés qui portaient l’armure comme les hommes et combattaient comme eux dans les batailles et n’étaient reconnues que mortes quand on leur retirait leur armure57. Cette anecdote, plutôt vague, est raffermie par des faits plus précis.
- 58 Baha al Din 1972 : 239-240.
36Le 25 juillet 1190 l’armée croisée assiégeant Acre lance une attaque contre le camp de Saladin ; d’abord victorieuse, elle se termine par un désastre : le champ de bataille est jonché de cadavres chrétiens. Imad et Baha le parcourent pour examiner les morts et Baha dit « J’ai remarqué les corps de deux femmes. Quelqu’un m’a dit qu’il avait vu quatre femmes engagées dans le combat, dont deux avaient été faites prisonnières », et Imad de préciser : « Nous avons remarqué une femme tuée dans la bataille et nous l’avons entendu s’exprimer par ses larmes alors qu’elle respirait encore »58. En juillet 1191 les deux témoins rapportent la présence d’une femme archer parmi les assiégeants chrétiens d’Acre. Baha en donne la description la plus complète :
- 59 Baha al Din 1972 : 312.
Un vieil homme très intelligent se trouvait parmi ceux qui forcèrent leur route parmi les rangs des ennemis ce jour-là. Derrière le rempart, m’a-t-il dit, il y avait une femme vêtue d’une mellûta verte qui n’arrêtait pas de lancer des flèches d’un arc en bois qui blessèrent plusieurs de nos hommes. À la fin, elle fut finalement surpassée par le nombre, nous la tuâmes et portèrent l’arc qu’elle avait utilisé au sultan qui fut grandement étonné59
37Ce sont là les seuls récits précis de femmes combattantes.
38Pourtant, l’auteur de l’Itinerarium peregrinorum évoque la présence de vieilles femmes dans le camp des croisés qui s’adonnent à ce que les aristocrates considèrent avec mépris comme une « guerre sale » :
- 60 Itinerarium peregrinorum 1962 : 89.
Nos femmes attrapaient les Turcs par les cheveux, les traitaient avec déshonneur, les humiliant en leur coupant la gorge ; et finalement, les décapitaient. La faiblesse physique des femmes prolongeait la douleur de la mort parce qu’elles coupaient leur tête avec des couteaux au lieu d’épées60.
39À la douleur d’une mort aussi peu chevaleresque, s’ajoute l’humiliation d’être tué par une femme.
- 61 Itinerarium peregrinorum 1962 : 341-342.
- 62 Guillaume de Tyr 1982 : 43-45, 56.
40Entre l’extrême discrétion des chroniqueurs chrétiens et l’éloquence quelque peu suspecte des historiens musulmans, la vérité se situe sans doute dans un entre-deux qui a vu la participation très exceptionnelle de femmes aux combats des croisades. Les chroniqueurs chrétiens n’ont sans doute pas voulu mentionner ces femmes qui auraient discrédité, par leur genre et par leur pratique de la guerre, la sainteté de leur cause. Au contraire, les historiens arabes les mentionnent pour souligner l’étrangeté et la barbarie des Chrétiens. La présence des femmes aux croisades est pourtant bien attestée et leur participation aux combats en cas de danger généralement acceptée en Orient comme en Occident61. Mais elles ne sont mentionnées par les chroniqueurs chrétiens que dans le cadre d’une conception plus canonique de la guerre : par exemple, lorsqu’en 1187, dame Eschiva de Tiberias commande la défense de son château assiégé par les armées de Saladin62.
- 63 Blythe 2001 : 242-269.
- 64 Bouvet 1883 : IV, 109.
41Si la position des clercs et du droit canonique demeure inchangée jusqu’à la fin du Moyen Âge pour interdire à une femme de posséder l’autorité et, par conséquent, de commander une armée, elle conserve toute son ambiguïté. Les grands auteurs scolastiques du xiiie siècle, Albert le Grand, Thomas d’Aquin et Gilles de Rome interdisent aux femmes de combattre, tout en ne pouvant s’empêcher de constater que les grandes dames de leur temps continuent à mener des armées63. Avec la multiplication des conflits aux xive et xve siècles, dont l’interminable guerre de Cent Ans, certains penseurs du droit de la guerre comme Honoré Bouvet en viennent à reconnaître que les femmes peuvent être contraintes à faire la guerre dans certaines conditions64. Ces guerrières occasionnelles reprennent les traits de Judith et de Deborah et leurs partisans brandissent les mêmes arguments que les canonistes du xie siècle avaient avancés pour justifier le combat de la comtesse Mathilde, ceux de la guerre juste et de la guerre sainte.