1En 1995, le premier numéro de notre nouvelle revue Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, s’attachait à comprendre ce que la guerre avait à voir avec le genre. L’éditorial de Françoise Thébaud inscrivait cette première livraison, intitulée « Résistances et Libérations France 1940-1945 » dans les cérémonies du cinquantième anniversaire de la Seconde Guerre mondiale, regrettant le quasi oubli de l’instauration du suffrage universel en 1944 et la rareté des travaux français sur les femmes durant ce conflit1.
- 2 Marand-Fouquet 1997 : 9-19.
2Près de vingt ans après, ce n° 39 de la revue devenue Clio. Femmes, Genre, Histoire, paraît aussi lors d’une année de commémoration, celle du centenaire de la guerre mondiale précédente, mais également puisqu’une commémoration en cache souvent d’autres, le soixante-dixième anniversaire de la Libération de la France, le bicentenaire de l’occupation du pays par les armées coalisées en 1814, ou encore, plus proche de nous, celui du génocide des Tutsis au Rwanda en présence de l’armée française. Vingt ans de recherches, de guerres aussi (Afghanistan, Congo, Irak, Sierra Leone, Tchétchénie, ex-Yougoslavie, etc.), au cours desquelles de nombreux travaux se mirent à considérer progressivement les femmes comme des actrices des confits et le genre parmi les outils d’analyse nécessaires à la compréhension des sociétés en guerre. L’actualité des années 1990 n’était pas pour rien dans ce questionnement. Catherine Marand-Fouquet évoquait à son tour, dans l’éditorial du n° 5 de Clio HFS consacré aux « Guerres civiles », les multiples inquiétudes qu’inspirait l’irruption de massacres de masse sur le continent européen2. En cette fin du siècle dernier les guerres interétatiques semblaient laisser la place à d’autres formes plus répandues de conflits, qualifiés de basse intensité ou de guerres civiles, à dominantes politiques, sociales, ethniques ou religieuses, avec ou sans intervention extérieure.
3Ces deux dernières décennies voyaient également l’accélération d’un processus de professionnalisation et de féminisation des armées occidentales. En 2004 Clio. HFS proposait dans son n° 20, « Armées »,
- 3 Capdevila & Godineau 2004 : 5-14.
[une] réflexion historique d’autant plus nécessaire en ce moment précis où, en temps de paix, les armées s’ouvrent au recrutement des soldates au combat, dans des conditions identiques à celles des hommes. Au demeurant cette féminisation, aussi limitée soit-elle, ne va pas de soi pour nombre d’observateurs3.
4Elle rencontrait et rencontre toujours des résistances du côté de l’institution militaire, mais peut-être davantage encore en dehors, y compris dans le monde académique4. Cependant, le processus longtemps cantonné à quelques secteurs des armées (soin, transmission, secrétariat) s’est étendu à presque toutes les formations. En France, seuls les sous-mariniers et la Légion étrangère demeurent exclusivement masculins.
5Aujourd’hui, dans le premier Actualité de la recherche, Françoise Thébaud revient sur le chemin parcouru en montrant comment le développement de ces recherches s’est accompagné de plusieurs débats historiographiques portant autant sur l’éventuelle dimension émancipatrice de la guerre pour les femmes que sur la place de ces dernières comme victimes ou actrices des conflits et de la violence. D’une histoire sociale à une histoire culturelle ou intime, sur tous les fronts les identités sexuées ont été bousculées.
6Un autre trait marquant de l’actualité guerrière et de la recherche depuis un quart de siècle est la question du droit. Droit de la guerre, justice nationale ou internationale, crimes de guerre, de génocide, contre l’humanité, épuration, amnistie, réconciliation : tous ces termes n’ont cessé d’être utilisés à propos des conflits en cours.
- 5 Dobry 2000 ; Lefranc 2008.
7Car depuis l’effondrement du bloc communiste et la sortie de plusieurs situations de conflits (dictatures en Amérique du Sud, apartheid en Afrique du Sud), une réflexion autour de la justice dans les périodes de transition a été développée, en particulier par les politistes5. Au même moment les conflits en ex-Yougoslavie, puis le génocide des Tutsis au Rwanda ont abouti à la constitution de tribunaux internationaux, TPIY en 1993 et TPIR un an plus tard. Le 1er juillet 2002 a été mise en place la Cour pénale internationale à La Haye. Puis dans un processus concomitant, depuis la 4e Conférence mondiale des femmes de Pékin en 1995, les violences sexuelles ont été de plus en plus dénoncées, le viol étant pour la première fois qualifié de constitutif de crime de génocide en 1998 par le TPIR (Affaire Akayesu) puis de crime contre l’humanité en 2001 par le TPIY (Affaire Kunarac). Dans la seconde Actualité de la recherche, Isabelle Delpla revient sur ces vingt années d’évolution du droit international et sur la place qui y est prise par les violences faites aux femmes. Une des particularités de ce moment de la recherche est son imbrication avec la justice internationale d’une part, les enquêtes journalistiques d’autre part. Porosité dont Isabelle Delpla souligne les biais qu’elle peut provoquer : l’oubli des témoins de la défense, la vision renvoyant toujours les femmes au statut de victimes.
8Cette actualité du droit se situe dans un moment au cours duquel les conflits jugés (ex-Yougoslavie, Rwanda, mais aussi Sierra Leone, Cambodge, Côte d’Ivoire) échappent justement à l’arsenal conventionnel élaboré depuis près d’un siècle pour réglementer la guerre. Statut des prisonniers de guerre ou des populations civiles, garanties accordées aux combattants d’armées régulières, semblent disparaître dans ces nouvelles conditions d’affrontement. Les événements les plus récents masquent ainsi en partie l’histoire des tentatives de régulation de la guerre par les traités, les lois ou les coutumes et les jugements de ceux qui ne les respectaient pas. Tout juste la plupart des auteurs puisent-ils une référence rapide au procès de Nuremberg (1945-1946) comme date de naissance de la justice internationale, d’une volonté de « criminaliser l’histoire » selon les mots d’Antoine Garapon6 en oubliant que cette volonté régulatrice est bien antérieure.
9La contribution que souhaite apporter ce numéro de Clio FGH est double : d’une part, souligner combien cette volonté de réguler les comportements en temps de guerre, donc de punir ceux qui s’y refusent, est observable à différentes époques. Les contours ne sont pas forcément ceux d’accords internationaux, mais qu’il s’agisse de droits nationaux, de codes militaires, de droit canon ou de coutumes, l’affrontement se déroule rarement sans qu’un cadre ait été fixé par les sociétés qui le pratiquent. D’autre part, de montrer combien le genre éclaire la définition de ces règles. Les lois genrées de la guerre définissent de trois façons le périmètre de la sphère combattante : qui des hommes et des femmes sont autorisés à y participer ? Comment s’y imposent des normes sexuelles ? Enfin, l’usage légitimé de la force peut-il s’étendre à la violence sexuelle ?
10La première renvoie à la discrimination augustinienne à la base de l’idée de Guerre juste. Pour qu’une guerre puisse être qualifiée de juste, il importait de distinguer radicalement le combattant du non combattant, dont la différenciation entre le civil et le militaire n’est qu’une des formes ultérieures. La discrimination entre hommes et femmes venant souvent s’y superposer. L’assignation des hommes et des femmes vis-à-vis de l’activité guerrière distinguait le bon guerrier du sauvage, le soldat discipliné de la brute, ses propres armées de celles de l’ennemi.
11L’atteinte à l’autre sexe par la violence apparaît ainsi non comme une coutume, un « de tout temps », mais au contraire une limite franchie ou non. Massifs ou exceptionnels, les viols constituent une preuve morale, parfois aussi juridique, de la transgression. D’où aussi, la nécessité de les faire disparaître, de les oublier.
12Enfin, dans cette volonté de réguler les comportements en temps de guerre, rien n’empêche de massacrer si cela se fait dans la discipline, façon d’imposer une norme sexuelle aux soldats, aux épouses, aux populations conquises. Les lois de la guerre sont aussi des lois de la sexualité.
- 7 Capdevila 2003 ; Cardi & Pruvost 2012 ; Dauphin & Farge 1997 : compte rendu en ligne [http://clio.r (...)
- 8 C’est le deuxième article publié par Clio sur cette période après celui de Cécile Michel, « Femmes (...)
13Rares au début, s’étonnant ensuite du caractère exceptionnel de ces transgressions, les travaux ne manquent plus qui décrivent les combattantes et la violence des femmes7. Ce qui nous intéresse ici est davantage le recours à la loi que le parcours de combattantes. Ce volume s’ouvre avec un article de Philippe Clancier sur le Moyen-Orient ancien8 et plus précisément sur la Mésopotamie du ier millénaire avant J.-C. Pas de droit de la guerre à proprement parler à une époque où, selon l’auteur, la force du vainqueur lui donne toute légitimité pour faire ce qu’il entend du vaincu. Cependant dès le code des lois d’Hammu-rabi (environ 1750 avant J.-C.) – et cela se confirme dans les lois postérieures – est régi le devenir du couple dont le mari est fait prisonnier : délai de remariage, propriété des biens, sort des enfants du premier ou du second lit. Philippe Clancier nous montre combien les conséquences socio-économiques de la guerre sur le sort des familles préoccupent les autorités. Comme les préoccupe, quand elles sont victorieuses, la comptabilité précise du butin dont les êtres vivants sont un des éléments les plus précieux : en témoigne le recensement des captifs selon leur sexe et leur âge. Répartition fondamentale des hommes et des femmes quand on sait que les déportations croisées de ces populations permet de « faire fructifier » cette richesse sur de nouveaux territoires.
14Pourtant au-delà des assignations les plus fréquentes des hommes et des femmes vis-à-vis de l’activité guerrière, il existe bien souvent des exceptions qui méritent une mise en perspective sur la longue durée. Pour la période médiévale, la figure de Jeanne d’Arc a connu une telle postérité qu’elle en est devenue l’icône de la femme combattante. Pourtant, ce n’est pas d’elle dont nous parle Sophie Cassagnes-Brouquet, mais de Mathilde, une cheffe de guerre ayant vécu un peu plus de trois siècles auparavant en Toscane. En reprenant les grandes étapes de l’élaboration d’un droit canonique de la guerre, d’inspiration gréco-latine d’une part, biblique de l’autre, Sophie Cassagnes-Brouquet montre comment au xie siècle, le rôle militaire de Mathilde de Toscane auprès de Grégoire VII ajoute une querelle supplémentaire sur le droit d’une femme à combattre à la Querelle des Investitures qui bat son plein. Usurpatrice de l’autorité masculine pour les partisans de l’empereur, elle incarne le Miles Christi, c’est-à-dire le soldat du Christ pour ceux du Pape. Pour ces derniers c’est au nom de la Guerre juste que Mathilde de Toscane était légitime à la tête de ses armées. De la Guerre juste à la Guerre sainte, Sophie Cassagnes-Brouquet prolonge le questionnement autour de la participation des femmes aux Croisades, présence attestée du côté chrétien, qui dérange les chroniqueurs des deux bords, mais pour lesquelles le droit canon continue à osciller entre interdit et exception. Car contrairement à l’époque romaine où la non citoyenneté des femmes les excluait irrémédiablement de l’activité guerrière, la société d’ordre qui s’est imposée vers l’an mil distinguait d’abord les oratores des bellatores et des laboratores, et ne recoupait pas la frontière du genre.
15Marianna Muravyeva souligne combien, au xvie siècle, dans une transposition juridique du principe de la Guerre juste, juristes et théoriciens de la guerre à l’instar d’Alberico Gentili condamnent dans leurs textes et codes les violences sexuelles dont nous parlerons plus bas. La peine de mort était prévue dans bien des armées. Mais, les lois genrées de la guerre ne concernent pas que le cadre du combat. Mariana Muravyeva montre combien la constitution d’armées modernes, c’est-à-dire d’un outil facile à contrôler et prêt à combattre, passait par une sévère régulation de la sexualité masculine. Les innombrables codes et règlements militaires (près de cinq cents) élaborés dans l’Europe des xvie et xviie siècles s’y emploient en imposant une norme hétérosexuelle et maritale aux hommes qui composent ces armées. Norme du temps de la guerre mais aussi de la paix qui punit indistinctement adultère, bigamie, sodomie, bestialité, commerce des femmes (proxénétisme) et viol. Par le recours au bûcher, à la décapitation ou à un « châtiment corporel sévère », la poursuite juridique des relations sexuelles entre hommes occupait une place importante dans la répression des sexualités déviantes. Cela explique, malgré l’interdiction de la prostitution, la très forte présence de femmes aux côtés des armées. Cantinières et vivandières limitaient à la fois, aux yeux des états-majors, les tentations « contre nature » et les nombreux viols. Par extension, les codes militaires érigeaient judiciairement les normes sexuelles de toute la population.
16Dans un contexte fort différent, à plusieurs siècles de distance, c’est aussi à un renforcement de la norme hétérosexuelle que se livre l’occupant nazi de l’Alsace-Moselle à partir de juillet 1940. Car contrairement à ce que l’on observe en Allemagne où le §175 du code pénal permettait de poursuivre les relations homosexuelles, en France s’il pouvait exister des tracas policiers, parfois prolongés sous l’accusation d’attentat à la pudeur, l’homosexualité n’était ni un délit ni un crime. Régis Schlagdenhauffen montre ainsi que la victoire de la Wehrmacht en 1940 se traduit pour l’Alsace-Moselle en une annexion sexuelle. La norme du iiie Reich fut imposée, de fait d’abord, puis légalement à partir du 30 janvier 1942, dans ce territoire désormais rattaché au reste de l’Allemagne. Ici, les lois sexuelles permettent de dessiner les contours de la conquête, la nazification de l’Alsace-Moselle passant entre autres par le bannissement de la langue française ou du béret, mais aussi du plaisir homosexuel et d’une sexualité non procréatrice. Dans le reste de la France occupée, donc non annexée car n’appartenant pas à la Volksgemeinschaft, « la communauté raciale du peuple », l’occupant n’avait que faire des relations homosexuelles, puisque tout ce qui pouvait réduire la natalité française était profitable à l’Allemagne9.
- 10 Branche & Virgili 2009 ; Heineman 2011 ; Mibenge 2013. Voir également les comptes rendu des ouvrage (...)
17Les violences sexuelles, longtemps demeurées hors du champ historique, ont récemment fait l’objet de nombreux travaux, faisant du viol en particulier un objet d’histoire à part entière10. Elles sont un marqueur récurrent des pratiques guerrières. Presque toujours interdites par les coutumes, le droit canon, les codes militaires et le droit international, elles sont néanmoins souvent mobilisées pour dénoncer les crimes de l’ennemi, châtiées pour discipliner la troupe, mais aussi tolérées pour imposer sa puissance à l’adversaire et parfois organisées pour soumettre la population conquise.
18Alain Blum et Amandine Regamey d’une part, Christine Lévy de l’autre, nous proposent deux histoires sur la place de la violence sexuelle dans la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. L’une en Lituanie, soviétique jusqu’en 1990, puis indépendante, l’autre au Japon. L’une où le viol doit disparaître pour ne pas ternir l’image, d’abord du violeur, partisan soviétique déclaré Héros en 1958, ensuite de sa victime, devenue martyre en voie de béatification depuis 1999. À l’inverse, au Japon, le débat porte sur ce qui se cache derrière l’euphémisme de « femmes de réconfort », Ianfu en japonais : une activité prostitutionnelle « traditionnelle » et rémunérée selon les tenants du révisionnisme japonais ou un gigantesque système d’esclavage sexuel au service de l’armée impériale tel que l’ont montré de nombreux travaux11. Un crime de guerre insuffisamment condamné après-guerre et qui justifia l’organisation d’un tribunal international des femmes en 2000. Ce dernier, comme le Comité central du parti communiste lituanien quarante ans plus tôt, se prononça sur la réalité d’une violence sexuelle. Ces deux instances n’ont rien à voir l’une avec l’autre, mais leurs délibérations soulignent à la fois la très imparfaite prise en compte des violences sexuelles par les juridictions prévues à cet effet (tribunal militaire, tribunal pénal, cour internationale) et son importance dans la qualification des actes commis en temps de guerre ainsi que son extraordinaire dimension mémorielle. Ces deux articles sont aussi riches des documents sur lesquels ils s’appuient. Chacun pourra s’il le souhaite télécharger en ligne le jugement du tribunal international des femmes de Tokyo12, tandis que les trois documents concernant la Lituanie, qui datent de l’année 1959, proviennent des Archives spéciales de Lituanie (Lietuvos ypatingajame archyve) conservées à Vilnius. Traduits du russe par les auteurs, ils sont désormais à la disposition des lectrices et lecteurs de Clio : une lettre de la plaignante, dont la fille a été violée et tuée par le partisan Čeponis, un résumé des délibérations du bureau du Comité central du parti communiste lituanien et le rapport de la commission d’enquête adressé à Moscou. Ces trois documents montrent à quel point la question est prise au sérieux par les autorités. Pas de débat public bien évidemment, mais une véritable enquête afin de s’assurer qu’une des plus importantes distinctions de l’URSS ne puisse être flétrie par le comportement d’un de ses Héros.
19La guerre en ex-Yougoslavie, on l’a vu, a marqué une génération de chercheur-e-s par le déroulement sur le sol de l’Europe, à deux heures de vol de Paris comme on le disait souvent, d’une guerre atteignant des niveaux de violence extrême. Le choc de ce conflit sur beaucoup d’entre nous ne doit pourtant pas faire oublier d’autres chocs antérieurs comme le fut la guerre d’Algérie. Car ce dossier est clos par le témoignage de la médiéviste Christiane Klapish Zuber, l’une des fondatrices de la revue Clio et membre de son comité de rédaction. Elle raconte à Michelle Zancarini-Fournel « sa » guerre d’Algérie. Sa participation au réseau Curiel au début de l’année 1960, puis son arrestation pour avoir hébergé un militant algérien en septembre 1960 et la captivité à la prison de la Petite Roquette jusqu’en juillet 1961. Certes, les combats se déroulaient de l’autre côté de la Méditerranée, mais les choix se posaient également en métropole : soutien, insoumission, désobéissance, engagement. Parfois aussi les tués le furent à Paris comme lors des événements du 17 octobre 1961 dont Christiane Klapish Zuber se souvient toujours avec émotion. Elle a vécu des lois genrées de la guerre comme jeune femme car contrairement aux garçons de son âge elle n’était pas appelée ; mais militante elle s’engagea pour l’indépendance algérienne et fit donc aussi l’expérience de la clandestinité puis de l’emprisonnement.
20Comme historienne Christiane Klapish Zuber n’a travaillé ni sur la guerre, ni sur l’Algérie. Mais ce qu’elle nous raconte de son expérience montre à quel point la guerre, même sur un autre sol, bouscule l’existence, comment en l’occurrence ses lois, d’abord excluent ces jeunes femmes du combat, puis les enferment ensemble dans le département politique de la prison pour femmes de la petite Roquette.
21Un numéro de revue n’est pas une encyclopédie et bien d’autres choix auraient été possibles pour définir ces lois de la guerre. L’objectif était d’une part de trouver un équilibre entre différentes formes de régulation genrée (lois, coutumes, jugements symboliques) et d’autre part de souligner ce que cet effort normatif révèle d’exceptions. « La zone des armées », pour reprendre une expression de la Première Guerre mondiale, peut être précisément tracée, elle n’en demeure pas moins poreuse. L’extension géographique et chronologique ici recherchée est un moyen de souligner l’efficacité de la grille d’analyse du genre à propos du fait guerrier. D’où le choix assumé de l’adjectif « genré » car quels que soient les lieux ou les époques examinés dans ce numéro, ce sont ces lois genrées qui contribuent à définir les adversaires, qualifier les actes, imposer les normes. N’en doutons pas, certain-e-s le trouveront laid, « sonnant mal », mais au-delà de l’argument esthétique si souvent employé lorsqu’il s’agit de s’opposer à la féminisation des mots, privilégions un terme qui sans ambiguïté inscrit la guerre dans les rapports de genre, en tant qu’événement produisant des cadres normatifs aux femmes et aux hommes, érigeant des modèles féminins et masculins. Comprendre ensuite comment chaque société, groupe ou individu, s’y plie ou non est aussi l’ambition de ce numéro.