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La Pire des Aventures : le chevalier Yvain et les tisseuses de soie

The Worst of Adventures: the knight Yvain and the silk weavers (end of the xiith century)
Sophie Cassagnes-Brouquet
p. 235-240

Résumés

Le mot ouvrier apparaît pour la première fois au milieu du xiie siècle pour désigner celui qui travaille de ses mains moyennant salaire. C’est dans un roman de chevalerie, écrit par Chrétien de Troyes entre 1176 et 1181, Yvain, le chevalier au lion, qu’est offerte l’une des premières descriptions d’ouvrières salariées du Moyen Âge. La brutale confrontation entre le preux chevalier et la réalité du travail féminin y donne naissance à l’une des pages les plus fortes de la littérature médiévale. Elle témoigne d’une nouvelle réalité, celle du travail, de l’argent et de la condition ouvrière au cœur de la féérie arthurienne.

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Texte intégral

1Issu du latin operarius pour désigner celui qui travaille de ses mains, le mot ovrer, puis ovrier apparaît dans la langue d’oïl au xiie siècle. C’est dans un roman de chevalerie, écrit par Chrétien de Troyes entre 1176 et 1181, Yvain, le chevalier au lion, qu’est offerte l’une des premières descriptions d’ouvrières salariées du Moyen Âge. La brutale confrontation entre le preux chevalier et la réalité du travail féminin y donne naissance à l’une des pages les plus fortes de la littérature médiévale. Elle témoigne d’une nouvelle réalité, celle du travail, de l’argent et de la condition ouvrière au cœur de la féérie arthurienne.

  • 1 Frappier 1969.
  • 2 Lambert 1993.

2Yvain, le Chevalier au lion appartient en effet à la Matière de Bretagne, glorifiant les exploits des chevaliers de la Table Ronde1. Ce roman en vers octosyllabiques puise son inspiration dans la matière galloise comme le conte Owain ou de la Dame à la fontaine2. L’histoire commence à la cour du roi Arthur où Calogrenant, un chevalier de la Table ronde raconte qu’il a découvert une fontaine merveilleuse dans la forêt de Brocéliande, mais il a été attaqué par un chevalier noir qui l’a désarçonné et lui a volé son cheval. Son cousin Yvain décide de le venger ; il pénètre dans la forêt, y découvre un château, et tombe amoureux de sa dame Laudine avec laquelle il se marie. Rapidement, le preux Yvain se languit et souhaite repartir en quête d’aventures ; sa femme accepte à condition qu’il soit rentré avant un an. Tout à sa quête, Yvain oublie sa promesse, aussi Laudine lui fait-elle savoir qu’elle ne veut plus le revoir. Fou de douleur, Yvain perd la raison, s’enfonce dans la forêt et retourne à l’état sauvage. Une demoiselle le soigne ; il reprend ses esprits et se remet en route. En chemin, il assiste au combat d’un lion contre un dragon, il prend le parti du lion et, ensemble, ils terrassent l’animal diabolique. Désormais, son lion le suit partout et ils accomplissent de nombreux exploits. C’est alors qu’une demoiselle vient lui demander son aide pour l’aider à récupérer son héritage. Ils arrivent devant le château de la Pesme Aventure, la Pire Aventure, appelé ainsi car tous les chevaliers qui ont cherché à combattre les deux démons qui le dominent, y sont morts. Aidé de son lion, Yvain l’emporte, revient à la cour du roi Arthur et obtient le pardon de sa femme Laudine.

La Pesme Aventure

  • 3 Poirion 1994 : 337-503 ; 462-463.

3La confrontation entre le preux chevalier au lion et le monde ouvrier a lieu dans le château maudit de la Pesme Aventure. Quand Yvain arrive devant lui, ses habitants, au mépris de tous les devoirs de l’hospitalité, lui disent qu’il n’est pas le bienvenu et le mettent en garde contre la honte et l’humiliation qui l’y attendent3. Une dame intervient pour lui expliquer que c’est la coutume d’interdire aux chevaliers étrangers d’y être hébergés, mais comme Yvain insiste, ulcéré par ce manque de courtoisie, elle décline toute responsabilité ; le portier lui ouvre la porte.

  • 4 Vers 5187 à 5213.

Le portier l’incitait ainsi à monter mais l’invitation était fort déplaisante. Monseigneur Yvain restait silencieux ; il passa devant lui et arriva dans une vaste salle, très haute et toute neuve. Il se trouvait devant un préau enclos de gros pieux, ronds et pointus. Entre les pieux, il vit jusqu’à 300 jeunes filles attelées à divers ouvrages. Elles tissaient des fils d’or et de soie, chacune de son mieux, mais un absolu dénuement empêchait la plupart de porter une coiffe ou une ceinture. À la poitrine et aux coudes, leurs cottes étaient déchirées ; leurs chemises étaient souillées dans le dos. La faim et la détresse avaient amaigri leur cou et rendu leur visage livide. Il les vit comme elles le virent ; elles baissèrent la tête et pleurèrent ; elles demeurèrent ainsi un long moment car elles n’avaient plus le goût à rien. Leurs grands yeux restaient comme fixés au sol tant leur affliction était grande…4

  • 5 Frappier 1969 : 11.
  • 6 Le terme « netun », dont l’origine latine est neptunius, désigne un être maléfique, il a donné « lu (...)

4Yvain veut faire demi-tour, mais le portier l’en dissuade. Le chevalier au lion lui demande qui sont ces pauvres filles et comme il refuse de lui répondre, Yvain retourne alors les voir. Elles lui apprennent qu’elles viennent du royaume des Pucelles, le royaume des fées celtiques comme Morgane5. Son prince, voulant courir le monde en quête d’aventures, est arrivé dans ce lieu maudit où vivent deux démons, fils d’une femme et d’un netun6 qui l’ont terrassé et lui ont imposé de leur verser chaque année un tribut de trente pucelles qui ne prendra fin qu’à la mort des deux maufès. Ce terrible sort dure depuis dix ans, elles sont désormais trois cent et captives, et condamnées à travailler nuit et jour.

  • 7 Vers 5300-5326.

Toujours nous tisserons des étoffes de soie et nous n’en sommes pas mieux vêtues pour autant. Toujours nous serons pauvres et nues, toujours nous aurons faim et soif ; jamais nous ne parviendrons à nous procurer plus de nourriture. Nous avons fort peu de pain à manger, très peu le matin et le soir encore moins. Du travail de ses mains, chacune n’obtiendra, en tout et pour tout, que quatre deniers de la livre. Avec cela, impossible d’acheter beaucoup de nourriture et de vêtements, car celle qui gagne vingt sous par semaine est loin d’être tirée d’affaire. Et soyez assuré qu’aucune de nous ne rapporte vingt sous ou plus. Il y aurait de quoi enrichir un duc ! Nous, nous sommes dans la pauvreté et celui pour qui nous peinons s’enrichit de notre travail. Nous restons éveillées pendant la plus grande partie de nos nuits et toute la journée pour rapporter encore plus d’argent, car il menace de nous mutiler si nous nous reposons. C’est la raison pour laquelle nous n’osons prendre de repos. Que vous-dire d’autre ? Nous subissons tant d’humiliations et de maux que je ne saurais vous en raconter le cinquième7.

5Après ces considérations toutes matérielles, le chevaleresque reprend vite sa place, car les jeunes filles évoquent les preux qui ont cherché à les libérer sans succès et le supplient de les délivrer. Yvain pénètre plus avant dans le château, porteur de tous leurs espoirs et y découvre des salles somptueuses où vit dans le luxe la famille seigneuriale, en particulier leur fille unique très choyée, aussi richement vêtue que sont misérables les tisseuses.

Chevalerie et nouvelles réalités urbaines

  • 8 Lepage 1991 : 160-161.
  • 9 Frappier 1969 : 122.

6L’épisode des Trois Cent pucelles est l’un des plus connus et des plus controversés de la littérature chevaleresque du xiie siècle. Cette irruption du « réalisme social » dans le monde de la féérie arthurienne a fait couler beaucoup d’encre. Nombre de commentateurs y ont vu un reflet de la réalité historique, tandis que d’autres s’insurgeaient sur les invraisem-blances historiques de cet atelier composé de trois cent femmes tissant la soie8. Comme l’a souligné Jean Frappier, pour la première fois, Chrétien de Troyes porte son regard au-delà du décor aristocratique9.

  • 10 Herlihy 1990 : 80. Il mentionne ce passage d’Yvain pour le rapprocher des gynécées dans les château (...)
  • 11 Baumgartner 2003 : 109 ; Jonin 1964 : 52-53 ; Contamine et al. 2001 : 184 et 249-251.

7Très précise, la description qu’il fait de la condition des tisseuses, misérables et accablées de travail, n’est en effet guère éloignée de celles qu’indiquent les premiers documents de la pratique pour le siècle suivant. Cependant, il n’est pas difficile non plus d’y découvrir des incohérences : tout d’abord la taille de l’atelier, trois cent femmes, un chiffre invraisemblable pour l’industrie textile naissante, leur métier, le tissage de la soie, qui ne se développe véritablement qu’en Italie dans la ville de Lucques qui en fait presque un monopole en Occident, et enfin l’emplacement de l’atelier au sein du château et non pas dans une ville industrieuse10. Ces objections sont tout à fait acceptables, mais il est aussi certain que Chrétien de Troyes n’a pas pu inventer des détails aussi précis que les salaires. Il s’est inspiré d’une réalité, certes exagérée – nombre des ouvrières –, enjolivée – fil de soie et d’or au lieu du simple fil de laine ou de lin –, château enchanté à la place d’un atelier urbain. Ces réserves faites, il n’est pas impossible de voir dans le terrible traitement imposé aux 300 tisseuses, souffrant de faim, à moitié nues, humiliées et exploitées, l’écho de la croissance économique et du développement de l’artisanat textile que connaît alors la Champagne, terre de foires et centre économique de l’Occident11.

  • 12 Frappier 1969 : 127.
  • 13 Dans le système monétaire médiéval : 1 sou = 12 deniers, 1 livre = 20 sous, 1 livre = 240 deniers, (...)
  • 14 Lepage 1991 : 164.
  • 15 Dancoisne 1847 : 82 ; Jonin 1964 : 52.

8Mais le plus important n’est sans doute pas là, c’est l’irruption de l’argent et du travail salarié face à l’oisiveté et à l’errance du chevalier du roman arthurien. Le réalisme est bien là et de façon brutale puisque les plaintes des tisseuses parlent d’argent, d’argent sonnant et trébuchant12. Leur « porte-parole » se plaint de ne gagner que 4 deniers par semaine, juste de quoi ne pas mourir de faim, quand leur travail rapporte à leurs bourreaux au moins 20 sous, soit une livre13. Leur travail lui rapporterait donc 240 deniers, 60 fois plus qu’à elles14 ! Là encore, Chrétien de Troyes semble avoir durci le trait. Si nous n’avons guère de documents comptables pour la période, le xive siècle fournit plus de renseignements avec des sources évoquant, par exemple, un salaire de 6 deniers par jour pour une matelassière en Artois en 131415.

  • 16 Frappier 1969 : 128.
  • 17 Lepage 1969 : 165.
  • 18 Baumgartner 2003 : 110.
  • 19 Khöler 1974.

9Cependant, il ne s’agit pas ici d’une « revendication ouvrière » comme le pensait Jean Frappier16. Les tisseuses de Chrétien de Troyes ne veulent pas gagner plus et travailler moins, mais tout simplement être libérées par le chevalier de cette tâche indigne et ne plus travailler du tout en rejoignant l’Ile aux Pucelles17. Face à un Yvain, libre de sa personne et de son temps, ces femmes sont condamnées à travailler toute la journée et enfermées dans un enclos dont elles ne peuvent s’échapper. La victoire d’Yvain et de son lion sur les deux démons leur permet de retourner dans le monde de la féérie arthurienne dont elles ont été brutalement arrachées18. L’utopie arthurienne reprend alors ses droits sur la terrible « noveleté » des villes19.

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Bibliographie

Baumgartner Emmanuèle, 2003, Romans de la Table Ronde de Chrétien de Troyes, Paris, Gallimard.

Contamine Philippe, Marc Bompaire, Stéphane Lebecq & Jean-Luc Sarrazin, 2001, L’Économie médiévale, Paris, Armand Colin.

Dancoisne M., 1847, Recherches historiques sur Hénin-Liétard, Douai.

Frappier Jean, 1969, Étude sur Yvain ou le chevalier au lion de Chrétien de Troyes, Paris, SEDES.

Herlihy David, 1990, Women and Work in Medieval Europe, Philadelphie, Temple University Press.

Jonin Pierre, 1964, « Aspects de la vie sociale au xiie siècle dans Yvain », L’information littéraire, 2, p. 47-54.

Khöler Erich, 1974, L’Aventure chevaleresque. Idéal et réalité dans le roman courtois, Paris, Gallimard.

Lambert Pierre-Yves (éd.), 1993, Les Quatre branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Âge, Paris, Gallimard.

Lepage Yvan G., 1991, « Encore les trois cents pucelles (Chrétien de Troyes, Yvain, v. 5298-5324) », Cahiers de civilisation médiévale, 134, p. 159-166.

Poirion Daniel (éd.), 1994, Chrétien de Troyes, « Yvain ou le Chevalier au lion », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », p. 337-503.

Woldedge Brian, 1988. Commentaires sur Yvain (Le Chevalier au lion) de Chrétien de Troyes, Genève, Droz.

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Notes

1 Frappier 1969.

2 Lambert 1993.

3 Poirion 1994 : 337-503 ; 462-463.

4 Vers 5187 à 5213.

5 Frappier 1969 : 11.

6 Le terme « netun », dont l’origine latine est neptunius, désigne un être maléfique, il a donné « luiton », puis lutin. Woldedge 1988 : 90.

7 Vers 5300-5326.

8 Lepage 1991 : 160-161.

9 Frappier 1969 : 122.

10 Herlihy 1990 : 80. Il mentionne ce passage d’Yvain pour le rapprocher des gynécées dans les châteaux ou des ateliers textiles dans les monastères féminins.

11 Baumgartner 2003 : 109 ; Jonin 1964 : 52-53 ; Contamine et al. 2001 : 184 et 249-251.

12 Frappier 1969 : 127.

13 Dans le système monétaire médiéval : 1 sou = 12 deniers, 1 livre = 20 sous, 1 livre = 240 deniers, la livre est une unité de compte, la monnaie en circulation en Champagne à l’époque de Chrétien de Troyes est le denier provinois.

14 Lepage 1991 : 164.

15 Dancoisne 1847 : 82 ; Jonin 1964 : 52.

16 Frappier 1969 : 128.

17 Lepage 1969 : 165.

18 Baumgartner 2003 : 110.

19 Khöler 1974.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sophie Cassagnes-Brouquet, « La Pire des Aventures : le chevalier Yvain et les tisseuses de soie »Clio, 38 | 2013, 235-240.

Référence électronique

Sophie Cassagnes-Brouquet, « La Pire des Aventures : le chevalier Yvain et les tisseuses de soie »Clio [En ligne], 38 | 2013, mis en ligne le 31 décembre 2015, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/11643 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.11643

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Auteur

Sophie Cassagnes-Brouquet

Sophie Cassagnes-Brouquet est professeure d’histoire médiévale à l’université de Toulouse II-le-Mirail, ancienne membre du comité de rédaction de la revue Clio, Histoire, femmes et sociétés dont elle a dirigé les numéros 30 « Héroïnes » et 36 « Costumes ». Elle est aussi membre de l’UMR Framespa (Acteurs, Sociétés et Économies). Ses travaux portent actuellement sur les femmes, la violence, le genre et la guerre au Moyen Âge.
sophie.brouquet@gmail.com

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