- 1 La catégorie des « réfugiés reconnus » renvoie ici aux personnes ayant obtenu le statut de réfugié (...)
- 2 Les rares travaux menés en France se réfèrent cependant à la figure du réfugié – travailleur – ouvr (...)
- 3 À ce sujet, voir Sayad 1991 et 1999. Sur l’évolution des catégories et figures de migration Wihtol (...)
- 4 Sur le concept de « trajectoire de souffrance », voir Riemann & Schütze 1991.
- 5 Honneth 2000.
- 6 Pollak 2000.
1Les réfugiés « reconnus »1 ont rarement fait l’objet d’études, il en va de même des réfugiés reconnus « devenus ouvriers »2. Ces réfugiés partagent des conditions communes à d’autres migrants, dont celle du déclassement (la perte de statut social et professionnel) et de la division genrée du travail (l’assignation à des statuts et des activités professionnelles selon le genre). Par ailleurs, des évolutions historiques tendent à faire converger la figure du réfugié (qui n’est plus aujourd’hui celle du dissident politique) et celle du travailleur-immigré3 (qui n’est plus aujourd’hui la plupart du temps un homme seul et un ouvrier). Enfin, l’origine sociale et géographique des réfugiés constitue un facteur d’hétérogénéité incontestable. Il n’en reste pas moins que leur expérience d’exilés est marquée par des caractéristiques spécifiques. Elles relèvent d’une part de « trajectoires de souffrance »4 commencées avant l’exil et se poursuivant en exil dans lesquelles le rapport au travail (parfois le rapport au travail « ouvrier ») occupe une place primordiale. Elles relèvent d’autre part du contraste entre ces trajectoires de souffrance et les promesses associées à un statut enfin obtenu. Dans cet article, notre objectif est d’ouvrir le chantier de l’étude de la dimension genrée du remaniement identitaire des réfugiés, en nous appuyant sur la littérature existante et sur une recherche portant sur la quête de travail des réfugiés (conçue non seulement comme une quête d’emploi, mais aussi comme une quête de reconnaissance5 et de cohérence biographique6) en France et en Bulgarie.
- 7 Billion 2001 ; Meslin 2011.
- 8 Billion 2001 : 41.
- 9 Meslin : 89.
2Les seules recherches concernant les réfugiés ouvriers portent, en France, sur les réfugiés d’Asie du Sud-Est7. Elles montrent que, contrairement aux idées reçues considérant les réfugiés en tant que travailleurs du « commerce ethnique », la plupart de ces réfugiés sont des « travailleurs ouvriérisés »8. Elles s’intéressent tout particulièrement aux perceptions ethnicisantes des réfugiés cambodgiens qui expliquent la persistance des stéréotypes de « docilité », de « malléabilité », d’acceptation sans résistance de l’autorité patronale et la dépolitisation de la condition d’ouvrier. Elles rendent également compte des préjugés genrés de la part des employeurs, des collègues et des syndicats : la « fragilité », la « docilité », l’« attention », la « minutie », la « dépolitisation » des réfugiés cambodgiens contrasteraient avec l’imaginaire social de « robustesse » et « à la force et au caractère menaçant des travailleurs immigrés »9. Les réfugiés ouvriers sont ici considérés comme objets de stéréotypes classificateurs et essentialisants qu’il convient de déconstruire.
3Le rapport au travail des réfugiés devenus ouvriers mérite lui aussi d’être étudié. C’est ce que nous ferons ici en cherchant à montrer que ce rapport participe d’une expérience du déclassement qui s’avère parfois très fortement genrée.
- 10 Pour une présentation détaillée de tous ces aspects, voir Tcholakova 2012.
- 11 UNHCR 2010.
4Le terrain de notre recherche, réalisée entre 2004 et 2009, est multisitué : Lyon et les communes proches pour le terrain français, et Sofia et ses banlieues proches pour le terrain bulgare. Cent quarante-trois entretiens ont été réalisés dans les deux contextes : 109 entretiens biographiques avec des réfugiés âgés entre 18 et 65 ans (53 en Bulgarie, dont 38 hommes et 15 femmes, et 56 en France, dont 36 femmes et 20 hommes) et 34 entretiens approfondis avec des acteurs socio-économiques (associatifs et étatiques, ayant un rôle dans l’accès au travail des réfugiés). Aux entretiens se sont ajoutés de nombreuses observations in situ, l’utilisation occasionnelle de documents personnels et le recueil et l’analyse de documents administratifs, ainsi qu’un travail d’analyse de données liées à l’emploi et aux migrations10. Les réfugiés que nous avons rencontrés en France étaient originaires d’Europe de l’Est (43), d’Afrique Subsaharienne (10), du Proche et du Moyen Orient (2) et du Maghreb (1). Les réfugiés en Bulgarie étaient originaires du Proche et du Moyen Orient (27), d’Afrique (subsaharienne et australe) (23), d’Europe de l’Est (2) et du Maghreb (1). La surreprésentation des réfugiés originaires des pays dits d’Europe de l’Est, ainsi que la figure féminine et familiale (pour la France), et de ceux, originaires du Proche et du Moyen Orient et d’Afrique, ainsi que la figure masculine (pour la Bulgarie) s’explique par deux logiques : d’une part par la démarche de la constitution d’un échantillon qualitatif et les conditions générales de l’enquête, et d’autre part, par les tendances migratoires des réfugiés, observables dans les deux configurations pendant la période de l’enquête. Ne pouvant pas ici entrer dans une analyse globale du contexte des politiques migratoires et d’asile, et des marchés du travail, ainsi que des profils socio-économiques des réfugiés dans les deux pays (à la fin 2009, le nombre de réfugiés en France s’élevait à 196 364 et à 5 393 en Bulgarie)11, contentons-nous de rappeler qu’à une longue histoire de l’accueil de réfugiés en France s’oppose une récente tradition en Bulgarie. La Bulgarie n’est ni un ancien pays d’immigration, ni une ancienne « puissance coloniale ». Le pays découvre les deux faces du processus migratoire (émigration et immigration) simultanément depuis la chute du régime communiste. L’émigration y reste d’ailleurs plus importante que l’immigration. Par ailleurs, le pays continue à être considéré davantage comme un pays de transit pour les migrants et les réfugiés qu’un pays d’accueil, contrairement à la France.
5Les réfugiés ont des parcours professionnels et des niveaux de formation différents, mais en général, ils vivent l’expérience du déclassement de manière plus intense que les migrants « économiques », en raison des attentes d’intégration sociale et professionnelle qu’ils associaient à l’obtention du statut. Ils sont plus prédisposés à se trouver en situation de chômage que les autres migrants, et lorsqu’ils accèdent à l’emploi, ce dernier ne correspond que très rarement à leurs attentes et à l’espoir de sauvegarder une certaine cohérence biographique et professionnelle. Les femmes, davantage que les hommes, se trouvent non seulement en situation de chômage, mais quand elles travaillent, elles sont plus nombreuses que les hommes à le faire avec des contrats atypiques. Ces observations empiriques se confirment dans les enquêtes menées par l’OCDE12. Quels sont les profils socio-professionnels des réfugiés que nous avons rencontrés et quelle est la part des ouvriers ? La réponse n’est pas aisée, et les tableaux ci-dessous ne rendront que partiellement compte de leurs profils. Cela tient au fait que notre recherche ne portait pas spécifiquement sur la problématique traitée dans cet article. En effet, pour dresser un profil « statistique », à partir des entretiens biographiques, nous avons traduit des expériences multiples en termes de catégories socio-professionnelles (PCS) en retenant la situation professionnelle la plus fréquente (ou significative). Certains réfugiés, ont été des ouvriers dans leur pays d’origine (surtout en Bulgarie et surtout les réfugiés somaliens primo-arrivants qui ont été des ouvriers agricoles ou cette femme tchétchène de 40 ans, rencontrée en France qui a travaillé en Tchétchénie et travaille en France dans le secteur du bâtiment). Les femmes réfugiées, à l’image des femmes françaises, bulgares ou d’origine migrante, deviennent rarement des ouvrières dans le pays d’accueil. Et quand elles le deviennent, elles relèvent essentiellement de la catégorie des « ouvriers non qualifiés de type artisanal »13.
Comparaison des PCS dans le pays d’origine et dans le pays d’accueil pour les réfugiés rencontrés en France
Lecture : Parmi les 18 réfugiés qui étaient employés dans leur pays d’origine, 7 le sont aussi en France, 1 est devenu ouvrier et 10 sont sans activité.
Comparaison des PCS dans le pays d’origine et dans le pays d’accueil pour les réfugiés rencontrés en Bulgarie
Lecture : Parmi les 8 réfugiés qui étaient employés dans leur pays d’origine, 6 le sont aussi en Bulgarie et 2 sont sans activité.
6Nous remarquons une concentration importante des réfugiés dans un nombre très restreint de catégories : employés, ouvriers (surtout en Bulgarie) et sans activité, alors qu’ils étaient davantage répartis dans l’ensemble des PCS dans leur pays d’origine. Par exemple, pour les réfugiés en France, ils étaient 12 à occuper des professions intermédiaires et 12 à être cadre ou exercer une profession intellectuelle supérieure ; aujourd’hui, aucun d’entre eux n’est dans cette même catégorie : ils sont désormais soit employés, soit en inactivité. Cette concentration présente toutefois des formes différenciées selon les pays d’accueil : les réfugiés en Bulgarie sont davantage en activité (34 relèvent des catégories « employés » et « ouvriers » contre 25 en France).
7Ces données ne rendent cependant pas compte du fait que pour la plupart des réfugiés, l’expérience de l’exil s’est accompagnée d’une expérience du travail ouvrier. Parmi ceux dont la situation la plus fréquente ou significative, dans le pays d’origine et dans le pays d’accueil, ne correspondait pas à la PCS d’ouvrier, nombreux sont ceux qui ont exercé des travaux ouvriers sur les routes migratoires, et qui ont occupé des emplois d’ouvriers à un moment donné de leur carrière professionnelle dans le pays d’accueil, dans le secteur industriel ou tertiaire. Ces tendances sont plus marquées pour les hommes que pour les femmes.
8L’un des traits spécifiques de l’expérience des réfugiés est le déclassement, les formes de lutte de reconnaissance et les remaniements identitaires qu’il implique. Près de six réfugiés sur dix (64 sur 109) sont diplômés du supérieur. Cette prévalence est plus marquée en France qu’en Bulgarie (40 sur l’ensemble des 56 rencontrés en France, soit 8 réfugiés sur 10) contre à peine la moitié pour la Bulgarie (24 sur 53). En France, les hommes sont proportionnellement un peu plus nombreux que les femmes à être diplômés du supérieur ; en Bulgarie, la situation est inversée. Dans bien des cas, chez les réfugiés diplômés que nous avons rencontrés, l’expérience du travail ouvrier était présentée comme l’une des formes les plus marquantes de leur trajectoire de déclassement, et cela même s’ils n’occupaient plus d’emploi ouvrier au moment de l’entretien.
9Pour la plupart de ces réfugiés, le travail ouvrier correspond à un déclassement qui contraste avec des attentes de reconnaissance liées au travail qui ont été confortées par l’obtention du statut. Les réfugié-e-s aussi bien en France qu’en Bulgarie veulent voir reconnues leurs qualifications et compétences acquises dans leurs expériences professionnelles antérieures à l’exil, et de nouveau pouvoir accéder à un travail qui y corresponde. Mais leur accès à l’emploi s’avère difficile et les opportunités se restreignent très souvent à des secteurs du marché du travail en décalage avec leurs attentes, qui plus est, fortement ethnicisés et genrés. Les stéréotypes ethniques et genrés sont au cœur de l’expérience du déclassement. La plupart de celles et ceux que nous avons rencontrés en France et en Bulgarie travaillent ou avaient travaillé dans des activités fortement genrées, et étaient poussés à le faire par les conseils et les formations qui leur étaient proposées (par les acteurs associatifs ou étatiques les accompagnant). Les hommes se sont retrouvés sur des chantiers de construction, dans la manutention, les garages automobiles, les usines de désossement de viande. De nombreuses femmes réfugiées ont fait du « travail du care » (garde d’enfants, auxiliaires de vie, aide-ménagère), et quelques-unes sont devenues des ouvrières du tertiaire – femmes de ménage dans des entreprises.
10Entrant en résonance avec des trajectoires de souffrance pendant l’exil, cette expérience du déclassement est une source de souffrance spécifique pour les réfugiés et produit des formes de remaniement identitaire qui affectent également le rapport à la « masculinité » et à la « féminité ».
11Dans nos entretiens, la « honte d’être devenu ouvrier », d’exercer un métier difficile dans lequel « on laisse sa santé », s’exprime non pas dans une description des tâches du métier, mais dans le fait de passer sous silence des conditions de travail difficiles vécues comme une humiliation ou un mépris d’ordre social. La non-acceptation de la condition ouvrière s’exprime également dans la relation d’enquête quand des réfugiés hommes pleurent ou quand ils rient nerveusement en fuyant le regard, ou quand ils montrent des blessures physiques dues à un accident de travail sur un chantier de construction pour « subvenir à leurs besoins », « pour survivre », alors qu’ils se définissent par exemple comme des musiciens. C’est le cas notamment de Serge, un réfugié camerounais de 36 ans, réfugié en Bulgarie depuis 2003 et électrotechnicien de formation. Cette non-acceptation s’exprime également à travers les récits, saisissants de trahison vécue, de ne jamais se voir proposer des emplois correspondant à leurs attentes. Nous avons également observé que certains réfugiés tentaient à dissimuler la nature de leur activité à ceux qu’ils connaissaient dans leur « ancienne vie ».
- 14 Dejours 1998 et 2010 ; Molinier 2004 ; Hirata & Kergoat 1988.
- 15 Molinier 2004 : 84 et 2012.
- 16 Guionnet 2012.
12Les femmes ne semblent pas éprouver une telle difficulté à exprimer ouvertement la souffrance liée à leur nouvelle condition. Les approches théoriques développées par la psychodynamique du travail et son articulation à la sociologie du travail qui pointe l’importance des rapports sociaux de sexe14, jettent un éclairage sur ces différences dans la façon de vivre et d’exprimer la souffrance. À partir de l’exemple des infirmières et des aides-soignantes, Pascale Molinier soutient qu’il existe une « sexuation des défenses ». La dimension de l’autodérision « vis-à-vis de sa propre vulnérabilité est la composante essentielle des défenses “féminines” »15. Au déni de souffrance des hommes, correspond une tendance des femmes à échanger avec d’autres femmes (au sein du collectif de travail) non seulement sur leur travail, mais aussi sur leurs émotions, leurs sentiments, sur leurs doutes. On touche ici à une différence dans le rapport à la souffrance qui s’exprime également hors des collectifs de travail, et jusque dans la relation d’enquête. L’expression « féminine » de la vulnérabilité contraste avec la perspective « virile », marquée par l’apprentissage de la censure émotionnelle dès la socialisation primaire16, dans laquelle il est inconcevable de porter un regard d’autodérision sur ses échecs ou sur ses faiblesses, et plus généralement, de les exposer.
- 17 Dejours 1998, 2000 et 2010.
13La non-acceptation de la condition d’ouvrier s’exprime également dans une double problématique de la solitude : solitude face aux collègues, solitude affective. L’expérience du déclassement peut en effet induire une double difficulté à s’intégrer dans un collectif de travail : volonté de montrer qu’on vaut mieux que les autres et difficulté de s’identifier à autrui. C’est l’exemple d’Andreï, un réfugié moldave de 40 ans, ingénieur de formation. En France, il a travaillé pendant un mois dans une entreprise qui fabrique des tuyaux pour des systèmes pneumatiques, mais il n’a pas été embauché parce que ses collègues ont considéré qu’il « travaille trop vite ». Dans son récit, il met en scène son rapport au travail « exigeant », il répète plusieurs fois « je sais tout faire », « je travaille bien », « je ne sais pas travailler lentement », en se posant en supériorité et en concurrence avec ses collègues comme lorsqu’il affirme : « je peux travailler pour deux ». L’expérience du déclassement s’accompagne ici d’une défense « virile » contre la souffrance dans laquelle la capacité à supporter la souffrance est valorisée17 : défense d’un homme qui a « toujours travaillé » et qui a su, avant l’exil, subvenir aux besoins de ses enfants et de son épouse, et qui compte bien continuer de le faire quelles que soient les conditions.
14Une autre forme de solitude est liée à ce qu’ils présentent comme l’incapacité, par honte de ce qu’ils sont devenus, à nouer des relations affectives durables avec des femmes. La dimension genrée des difficultés liées au déclassement s’exprime alors dans le sentiment de honte face à la dépendance financière à l’égard de leur compagne. Qu’ils travaillent, mais n’arrivent pas à subvenir pleinement aux besoins de la famille ou qu’ils soient obligés de cesser le travail ouvrier, car leur corps souffre d’épuisement physique, le fait de « dépendre » de leur compagne est vécu de façon négative par les réfugiés que nous avons rencontrés. L’image de chef de famille ainsi que le rôle de mâle pourvoyeur du revenu familial (dit aussi « male breadwinner ») sont bouleversés. Ici, le remaniement identitaire engagé dans l’expérience du déclassement affecte la part genrée de l’identité.
15Les récits des réfugiés d’origine africaine que nous avons rencontrés sur le terrain bulgare, qu’ils soient des « anciens étudiants », devenus réfugiés, ou des réfugiés « primo-arrivants » nous conduisent à souligner la dimension corporelle du remaniement identitaire. Des réfugiés médecins, ingénieurs, électrotechniciens, policiers, dans leur pays ou de formation, travaillant en Bulgarie sur des chantiers de construction ou en tant que manutentionnaires, durablement ou de manière occasionnelle, font part de leur difficulté d’être doublement réduits à leur corps, à un « corps d’ouvrier », à une simple force de travail, mais aussi à un corps « de couleur », à un corps racialisé. Ces deux réductions semblent particulièrement douloureuses lorsqu’elles mettent en jeu des stéréotypes sexuels. Ainsi, par exemple, les réfugiés africains en Bulgarie sont « invités » à occuper des rôles de figurants dans des productions cinématographiques et clips musicaux tournés à Sofia : non pas parce qu’ils sont comédiens, mais parce qu’ils sont « black », et « commercialement » précieux parce que peu nombreux dans ce pays. Leur participation aux clips au côté de femmes réduites à leur corps sexualisé est racontée avec honte. Certains acceptent de tourner dans ces clips parce qu’ils sont mieux rémunérés qu’en travaillant une journée sur un chantier de construction ou sur un stand au marché de gros de Sofia. Leur rapport au travail ouvrier est affecté par cette honte d’être réduits, en raison de leur faible rémunération, au rang d’objet sexuel, en même temps que leur corps est pris dans un réseau complexe de domination et de réification. Aux expériences de dominations liées au travail (le sentiment d’être sans cesse exploités), aux expériences de racisme (qu’ils vivent quotidiennement en Bulgarie et qui peuvent aller jusqu’à marquer physiquement leur corps suite à des agressions par des skinheads), s’ajoutent des expériences de souffrance liées à un type d’érotisation subie de leur « origine ethnique » que l’on doit prendre en considération pour comprendre le rapport au travail ouvrier.
16Le rapport des femmes à la souffrance liée au déclassement semble comporter une dimension genrée, qui renvoie doublement, et paradoxalement, à la problématique du care. On peut considérer que l’attribution aux femmes des tâches et des qualités liées au care les confronte plus souvent à la nécessité d’accepter sa souffrance et celle d’autrui, et tend à promouvoir un certain type de rapport à soi et au monde qui est constitutif de la part genrée de l’identité. Mais si le travail du care est associé à l’expérience du déclassement, ce rapport à soi et au monde peut devenir problématique. Les femmes, nous l’avons mentionné, semblent pouvoir plus facilement que les hommes parler de la souffrance liée à leur nouvelle condition, et nous avons rencontré des femmes qui exprimaient un dégoût du « travail du care des autres ». Les femmes réfugiées travaillant dans le ménage industriel souffrent d’être réduites à nettoyer la saleté des autres, à être faiblement rémunérées, à travailler aux heures décalées, à passer beaucoup de temps dans les transports en commun pour peu de reconnaissance. C’est le cas de Shereen, une iranienne de 45 ans, mariée et mère de quatre enfants qui vivait en Bulgarie depuis dix ans et qui a été professeur de langue et littérature perse en Iran. C’est également l’exemple de Zeina, cette femme irakienne, du même âge que Shereen, que nous avons rencontrée en France. Elle a été professeur de physique en Irak pendant quatorze ans. Associant le travail de ménage industriel que Pôle emploi lui proposait à « une mort sociale »18, elle a dû cependant l’exercer pendant plusieurs années, avant d’ouvrir un petit commerce en 2012 avec son époux. Travailler en tant que femme de ménage, ou se voir proposer exclusivement des métiers associés au travail servile, est vécu comme la manifestation même d’un déni de reconnaissance de leurs qualifications et compétences et comme la réduction de leur existence sociale à des stéréotypes « féminins ». Ici encore, le remaniement identitaire engagé dans l’expérience du déclassement passe par des stéréotypes genrés et affecte la part genrée de l’identité.
17Les réfugiés devenus ouvriers ne font pas que subir une condition, ils y réagissent de différentes manières et, sur ce plan également, le genre entre en jeu.
- 19 Dejours 1998 et 2010 (notamment le chap. 1).
18Le discours du courage représente un premier exemple. Les récits masculins rendent parfois compte du travail d’ouvrier comme étant un travail certes difficile et mettant à mal leur corps, mais restant un travail qui « ne fait pas peur ». Ces récits ne présentent aucune originalité, mais on peut considérer que les réfugiés ayant déjà traversé des événements mettant leur vie en péril et ayant eu des expériences de travail éprouvantes dans leur pays d’origine ou sur les routes de l’exil pourront plus facilement que les autres réfugiés mettre en scène leur courage passé pour valoriser leur situation actuelle. On peut se demander si le discours de rejet de ceux qui ne travaillent pas et qui se « cachent » derrière des difficultés de trouver un emploi (notamment en France) ne participe pas d’une logique analogue. Manifester, exprimer du courage, de la force, voire de la désobéissance, ne pas se plaindre, ne pas manifester un intérêt pour la santé de son corps, rejeter tous ceux qui n’acceptent pas les mêmes conditions de travail (difficiles) relèvent de la « virilité ». Ces deux types de discours participent de « stratégies viriles de défense » contre la souffrance qui rappellent les observations cliniques de Christophe Dejours19. Le discours du courage et le discours du rejet « virils » procèdent de tentative de « faire avec » la condition d’ouvrier tout en déniant la réalité des difficultés que représente cette nouvelle condition. Inversement, le fait que les femmes réfugiées que nous avons rencontrées ne tiennent pas ce type de discours ne signifie pas qu’elles ne soient pas courageuses. Si le discours concernant les vertus est genré, ceci ne veut pas dire que les « vertus » le soient.
19Pour les hommes, l’engagement dans des activités sportives, dans la musique et dans la religion constitue une autre forme d’adaptation à la nouvelle condition d’ouvrier. Elle procède d’une recherche de satisfaction substitutive et de reconnaissance compensatoire. Cette recherche prenait d’autres formes chez les femmes que nous avons rencontrées.
20En effet, la reconnaissance compensatoire des femmes réfugiées devenues ouvrières est à rechercher dans l’espace familial, aussi bien en France qu’en Bulgarie. Paradoxalement, et alors que « le care des autres », comme caractéristique de la condition d’ouvrière peut être source de honte, « le care des proches » devient un vecteur de valorisation et de continuité biographique. Dans l’engagement dans la réussite scolaire des enfants, elles trouvent des ressources pour compenser les difficultés éprouvées dans l’exercice des métiers qu’elles associent au déni de reconnaissance de leurs expériences professionnelles antérieures à l’exil. C’est également ce même espace familial qui apparaît comme une stratégie de compensation des ruptures identitaires provoquées par l’expérience d’exil. L’espace familial n’est plus alors seulement un vecteur de reconnaissance compensatoire, mais aussi de continuité biographique.
21Un autre exemple de stratégie de compensation genrée concerne l’engagement dans des activités associatives auprès des personnes démunies (notamment en Bulgarie), auprès d’autres migrants, auprès de personnes en situation de précarité extrême. Le « travail de care associatif » devient alors une source de rehaussement de l’estime de soi blessée. On pourrait à travers ces deux exemples émettre l’hypothèse que les remaniements identitaires des femmes devenues réfugiées-ouvrières réactivent bien plus qu’ils ne fragilisent ou déstabilisent les rapports sociaux de genre.
22Cependant, dans le discours de certaines femmes, le travail ouvrier reste associé à un horizon d’émancipation. C’est le cas des femmes réfugiées qui ont exercé un travail ouvrier sur les routes de l’exil et qui se voient aujourd’hui interdire par leur mari de travailler. Pour ces femmes en inactivité professionnelle, tout travail, y compris le travail ouvrier, est une source d’autonomie et d’indépendance. Dans ce cas, qui reste minoritaire dans notre population d’enquête, leur nouvelle condition n’est plus associée à un déclassement.
*
23Cet article s’est proposé d’ouvrir un champ de recherche portant sur la dimension genrée de la condition ouvrière chez les femmes et les hommes réfugiés « reconnus ». Ces derniers vivent généralement ce travail comme un déclassement social et professionnel, sous le mode principalement négatif de la perte de statut et d’une fragilisation identitaire qui amplifie l’expérience de l’exil comme expérience paroxystique de « rupture avec le monde habituel »20. Cette rupture peut s’accompagner de différents types de transformation de l’identification genrée (de la déstabilisation au renforcement des stéréotypes « virils » ou « féminins »), et les normes de genre offrent différentes ressources, et rendent possibles différentes stratégies, pour faire avec une nouvelle condition généralement considérée comme peu enviable.
24Si, pour la majorité des réfugiés devenus ouvriers que nous avons rencontrés, la nouvelle condition s’avère être une source de déclassement et de honte, ce n’est cependant pas le cas pour tous les réfugiés. La nature du parcours biographique et professionnel est déterminante. Certains réfugiés – hommes, originaires de Bosnie et du Kosovo (en France), et réfugiés somaliens (en Bulgarie) le plus souvent détenteurs d’un faible niveau de formation, jeunes et célibataires – disaient « savoir », « vouloir » et « pouvoir tout faire ». Devenir ouvrier est alors devenir travailleur, et pouvoir travailler permet de rehausser l’estime de soi et de trouver, dans le travail, des assises pour traverser le remaniement identitaire provoqué par l’exil dans lequel la rupture avec le monde habituel et le passé est, partiellement au moins, irrémédiable.