1Dans les années 1990, j’ai beaucoup voyagé sur la ligne de chemin de fer Tanzanie-Zambie entre la ville côtière de Dar es Salaam en Tanzanie et les hautes terres du sud-ouest, en direction de la Zambie. Pour parcourir ces longs trajets, je réservais habituellement une couchette dans un compartiment, où je disposais de plus de place pour mes bagages et avais plus de chance de pouvoir dormir. Mais, une fois montée à bord du train, je trouvais souvent les wagons-lits réservés aux femmes tellement remplis de bagages qu’il restait à peine la place de s’y tenir debout.
2En quête de rafraîchissements et d’un peu d’espace, je me rendais fréquemment à la voiture-bar ou la voiture-salon en première classe, où je savais trouver une bière fraîche et quelqu’un à qui parler. La plupart des gens (essentiellement des hommes) attablés au bar étaient des ouvriers et des retraités de la TAZARA [Chemin de fer Tanzanie-Zambie]. J’ai eu avec eux des conversations passionnantes sur l’histoire du chemin de fer autour d’une Kilimanjaro bien fraîche, tout en regardant défiler les plateaux herbeux de l’Afrique de l’Est. À l’époque, je travaillais sur le terrain pour mon projet de recherche sur le rôle du TAZARA dans la vie et les moyens d’existence des familles commerçantes et paysannes vivant le long de la voie ferrée dans le sud de la Tanzanie. Le temps passé dans le wagon-bar s’est révélé fort utile sur le plan méthodologique, en me permettant de collecter davantage de récits de vie, de mener des observations sur les changements du paysage et sur la nature des biens commerciaux transportés1. C’est en écoutant les récits des travailleurs qui avaient construit puis fait fonctionner le TAZARA que j’ai commencé à comprendre l’impact pluriel qu’avait eu le chemin de fer sur les moyens de subsistance de ces familles et des communautés. Dès lors, je devins plus sensible à la façon dont le travail était genré, plus attentive aux expériences et aux pratiques de la masculinité dans les emplois du chemin de fer et à leur évolution entre l’époque de la solidarité socialiste entre Tanzanie, Zambie et Chine et l’ère de la privatisation et des réformes libérales.
3Je compris ainsi qu’il existait un lien entre les femmes entassées dans les compartiments qui leur étaient réservés et les hommes retraités qui se reposaient dans la voiture-bar : dans les années 1990, les membres de la famille des employés de la TAZARA pouvaient voyager en train gratuitement. Le train permettait aux femmes entrepreneures dont les maris étaient salariés des chemins de fer d’exercer un commerce transfrontalier entre la Tanzanie et la Zambie. Lorsque nous nous arrêtions dans les gares de montagne, les femmes ne pouvaient s’empêcher d’acheter des sacs de pommes de terre, certaines qu’elles étaient de pouvoir les vendre en Zambie, sur les marchés de Mpika ou de Kapiri Mposhi.
- 2 Les abonnements familiaux furent supprimés au cours du mandat directorial de Henry Chipewo ; ce der (...)
- 3 Yang 2010.
4Pour les hommes, siroter une bière dans la voiture-bar en se racontant des histoires entre amis faisait partie de leur vie d’employés des chemins de fer. En bavardant au fil des ans avec les plus âgés d’entre eux, ceux qui avaient participé au projet dès la construction du réseau (1968-1975), j’ai découvert les trajectoires de toute une génération de travailleurs du rail, nés à la fin de l’époque coloniale, intégrés au monde du travail à l’apogée du socialisme africain, puis parvenus au terme de leur carrière à l’époque des restructurations économiques néo-libérales. Dans la voiture-bar, ils avaient le loisir de se remémorer leurs exploits de jeunesse et d’évoquer avec regret l’imminence de leur retraite ; ils se sentaient à l’aise dans cet espace, qui représentait à la fois le fruit de leur labeur et la précarité de leur futur statut. Il n’est donc pas étonnant que la suppression en 2008 des abonnements gratuits ait été vécue par les employés de la TAZARA et leurs familles comme un dommage significatif2. C’était non seulement un préjudice matériel pour les femmes dont les activités commerciales étaient facilitées par le train, mais aussi une perte symbolique pour les hommes à qui ce privilège avait donné des possibilités supplémentaires de subvenir aux besoins de leur famille et de leur communauté. Cette suppression n’était qu’un événement parmi d’autres dans le contexte plus large des réformes néo-libérales, privant les cheminots de leur identité masculine d’hommes salariés en leur retirant leurs acquis sociaux, dont l’assurance vieillesse3.
5Si la TAZARA est restée une entreprise d’État, depuis la fin de sa construction par la Chine en 1976, elle est passée par différentes phases de commercialisation et de restructuration sociale à partir des années 1980. La restructuration a touché plus un sexe que l’autre car les cheminots étaient pour la plupart des hommes, qui avaient commencé à travailler pour la compagnie dans leur jeunesse et qui se sentaient déshonorés et dégradés par les licenciements et autres mesures. Les sentiments qu’ils expriment ne sont pas seulement liés à des préoccupations individuelles ou collectives. Leur principal sujet de doléance est l’incapacité dans laquelle ils se trouvent de subvenir aux besoins de leur famille et de leur communauté – alors qu’ils arrivent au seuil de la vieillesse. Ils ont d’ailleurs porté leur affaire devant les tribunaux, faisant valoir leurs droits en tant que membres de la « génération de la construction » et demandant à être traités avec la dignité et le respect qui leur sont dus.
- 4 Ibid.
- 5 Hurst & O’Brien 2002.
6Les retraités de la génération de la construction partagent avec leurs collègues chinois un sentiment d’indignation qui dépasse la « crise de la masculinité » – la perte de la capacité à faire vivre la famille, plus largement évoquée dans le cadre des réformes post-socialistes4. Hurst et O’Brien le montrent dans leur étude sur la révolte de la classe ouvrière chinoise : les retraités sont plus susceptibles que les autres travailleurs de descendre dans la rue pour manifester car « les pensions non versées occupent une place particulière dans l’esprit de nombreux prolétaires. » En Chine, les retraités estiment que la promesse faite par l’État d’assurer leurs vieux jours parce qu’ils ont subi des épreuves pénibles [ils ont « mangé amer », en chinois] durant leurs années de travail n’a pas été tenue. Un ouvrier présente cette revendication comme celle du « droit sacré à ne pas travailler » tout en ayant la capacité non seulement de se nourrir mais aussi de nourrir ceux qui sont à votre charge5.
- 6 Entretien avec Benedict Mkanyago, Dar es Salaam, 13 août 2010.
7Comme les retraités chinois, les travailleurs tanzaniens et zambiens qui ont construit le réseau de chemin de fer Tanzanie-Zambie dans les années 1960 et 1970 protestent contre le refus de leurs gouvernements actuels de reconnaître leurs sacrifices et de les dédommager matériellement. Ils cherchent à obtenir, par leur travail de mémoire, à la fois la reconnaissance de leurs concitoyens et la sécurité matérielle. Pour ces cheminots, qui évoquent leur trajectoire professionnelle comme une ascension sociale – de la condition d’ouvrier « ordinaire » à celle de cadre supérieur – ne pas pouvoir compter sur une pension garantie crée un profond sentiment d’humiliation. Un employé tanzanien s’est senti si mortifié par la disparition de sa pension qu’il a choisi de quitter la petite ville où il avait été chef de gare pendant plusieurs années pour se retirer dans un petit village de la campagne où la baisse de son statut ne se remarquerait pas6.
- 7 Werbner 1998.
- 8 Werbner & Ranger 1996.
- 9 Iliffe 2005 ; Harries 1994.
8Par ailleurs, ces histoires montrent comment les réformes du travail ont conduit à une mauvaise utilisation de la technologie même des chemins de fer – les voies ferrées, le matériel roulant et le système d’exploitation. Le mépris des anciennes façons de faire, en particulier des pratiques introduites par les techniciens chinois des années 1970 à la fin des années 1980, a provoqué le déclin de la qualité des services et de la sécurité, au fur et à mesure que les premiers employés partaient à la retraite. « Il n’y a plus personne [pour faire le travail de maintenance et pour assurer la circulation des trains dans le respect strict des horaires], se lamente un retraité, [parce qu’il n’y a pas de travailleurs [qualifiés] pour nous remplacer. » Selon lui, le train est comme les travailleurs retraités : il aurait besoin de plus d’attention, car il vieillit en même temps que les hommes qui l’ont créé. Les doléances des retraités de la TAZARA ressemblent à celles d’autres groupes en Afrique qui mobilisent leurs souvenirs pour « surmonter un sentiment de perte, d’insécurité et l’impression d’être déplacés, dé-territorialisés » dans le monde postcolonial7. Comme les vétérans des luttes anti-coloniales, ils ont le sentiment que l’État n’a reconnu que de façon sélective – et même inégale – les sacrifices liés à la construction du chemin de fer, car certains bénéficient apparemment de privilèges auxquels les autres n’ont pas droit8. Comme les ouvriers qui travaillent dans les mines en Afrique du Sud, les retraités de la TAZARA ont le sentiment que la dignité associée à la dureté de leur travail a été anéantie par le déshonneur du licenciement et l’absence de sécurité dans leurs vieux jours9.
- 10 Cheng 2009 ; Straker 2009 ; Schmidt 2007.
- 11 Cette approche révolutionnaire chinoise de l’« homme nouveau » fut influencée par les modèles sovié (...)
9Mais les années de travail des employés de la TAZARA et les souvenirs qu’ils en conservent présentent une autre originalité. Ce chemin de fer n’était pas seulement un projet d’État post-colonial. C’était aussi un projet socialiste, mené à bien par les ouvriers de trois pays dans un contexte d’engagement idéologique, apparu au moment de la construction de leurs nations. Le projet TAZARA consistait à construire un réseau de chemin de fer et supposait aussi la création en Afrique d’une cohorte d’ « hommes nouveaux » (et de quelques « femmes nouvelles ») auxquels on inculquerait l’ardeur au travail10. Ces « hommes nouveaux » seraient formés grâce à des méthodes pédagogiques basées surtout sur la formation pratique, l’incitation et l’imitation du modèle – une didactique directement inspirée des manuels chinois de l’époque de la révolution industrielle11.
10Dans ses mémoires, Ali Sultan Issa, leader politique de Zanzibar, décrit comment il imaginait la création de « l’homme nouveau » dans la construction du socialisme est-africain :
L’une des manières de créer un homme nouveau, selon moi, était de changer l’environnement. En le changeant, nous pouvions modifier la mentalité des gens. C’est l’une des raisons pour lesquelles je voulais que Zanzibar s’industrialise rapidement après la révolution – afin de changer les habitudes de travail des gens. Je voulais construire des usines et engager le pays dans les industries lourdes, non seulement parce que nous avions besoin de produire des tracteurs et des armes mais aussi parce qu’un individu ne peut pas faire preuve de paresse lorsqu’il travaille sur une chaîne de montage – le tapis roulant n’attend pas12.
- 13 National Archives of Zambia (NAZ), MFA 1/286/144, « TAZARA Brief Progress Report », 16 mars 1970.
- 14 Ibid.
- 15 Entretien avec Evelyn Mwansa, Kapiri Mposhi, 10 août 2011.
11L’« homme nouveau », construit grâce à l’autodiscipline, devrait chercher à s’améliorer par un travail acharné. Collectivement, ces ouvriers de l’industrie pourraient être ensuite mobilisés pour la construction d’autres nations. Comme d’autres planificateurs de développement national à la fin des années 1960 et 1970, les architectes du projet de construction de la TAZARA affirmaient que la jeunesse est-africaine (vijana en kiswahili) était parfaitement adaptée à cette formation. Les leaders du projet proposèrent que les antennes du parti nationaliste en Tanzanie et en Zambie, ainsi que le service national tanzanien se chargent du recrutement de ces jeunes ; on pourrait compter sur « leur loyauté, leur discipline et leur dévouement »13. Pour ce qui était de leur instruction scolaire, le niveau primaire était suffisant, et pouvait même ne pas être indispensable s’ils faisaient preuve d’« efficacité et d’une bonne moralité »14. Bien que la définition nationaliste de la catégorie « jeunes » ait inclus à la fois les hommes et les femmes, les recrues du TAZARA étaient dans leur immense majorité des hommes. Evelyn Mwansa, l’une des deux Zambiennes devenues conductrices de train, formée en 1971 par des instructeurs chinois, est l’exception qui confirme la règle. En effet, c’est pour le caractère exceptionnel du cas qu’elle représentait que Madame Mwansa est demeurée célèbre, ayant conduit des trains pendant plusieurs années en Zambie avant d’y prendre sa retraite15. Les femmes africaines étaient plus nombreuses aux postes de bureau qu’aux postes techniques ou de responsabilité et aucune d’entre elles ne fut envoyée en Chine en 1971 à des fins de formation universitaire.
- 16 Ceci fait écho à l’expérience et aux normes de masculinité courantes chez les employés du chemin de (...)
- 17 Ceci est également vrai pour d’autres techniciens, en Zambie comme en Tanzanie. Ferguson 1999 ; Gib (...)
- 18 Brennan 2006 : 244 ; Ivaska 2005 : 106-107.
12Ainsi devenir « travailleur du chemin de fer » fut bientôt compris comme une voie classique de construction de la masculinité : les employés étaient associés à la modernité, à la civilisation, et ceux qui y demeurèrent employés après la construction bénéficièrent de logements et autres avantages permettant de pourvoir aux besoins de la famille. Pour l’un de mes informateurs retraités en Zambie, c’est sa participation à la construction de la voie ferrée qui lui avait valu de pouvoir « bâtir sa maison » et envoyer ses enfants à l’école. Ceux que l’on avait ainsi mobilisés pour l’édification nationale dans leur jeunesse évoluèrent bientôt dans un monde post-colonial où la norme était que les hommes devaient subvenir aux besoins et à la sécurité de leur famille, et assurer la promotion sociale de leurs descendants. Par là, dans leurs souvenirs, le travail aux chemins de fer est associé non seulement à la construction de la voie ferrée, mais également à la construction familiale16. Les réformes économiques intervenues après les années 1980 présentaient donc aussi une dimension genrée, puisqu’elles affectaient des hommes dont on s’attendait à ce qu’ils soient soutiens de famille même après leur départ à la retraite, grâce à leur pension17. Cette vision concordait avec l’approche tanzanienne de l’indépendance et du socialisme national : les jeunes devaient être des « bâtisseurs de nation durs à la tâche », mobilisables pour la construction des routes, les travaux agricoles et autres projets ruraux18. Leur savoir-faire de techniciens et de bâtisseurs pourrait être utilisé dans d’autres domaines prioritaires du développement national dès l’achèvement du chemin de fer.
- 19 Dans les discours officiels et les documents politiques concernant l’engagement actuel de la Chine (...)
- 20 « Le vice-ministre du commerce, Fu Ziying, s’adresse à la presse », http://www.china.com.cn (consul (...)
13Les travailleurs qui entrèrent à la TAZARA dans les années 1970 – les Chinois comme les Africains – étaient bien conscients du rôle qu’ils allaient jouer dans la construction et l’histoire de la nation. Le message leur était transmis au moyen de slogans, de réunions, de cérémonies officielles et autres manifestations. Ils en faisaient l’expérience pratique, dans le travail lui-même et dans les ateliers et les écoles de formation. Les ouvriers embauchés à la TAZARA acquirent par conséquent une conscience historique de plusieurs manières. Au moment de la construction du réseau de chemin de fer, ils furent partie prenante du projet gouvernemental d’édification de la nation et y jouèrent un rôle central ; c’est en fait par le façonnement de ces ouvriers que devaient s’accomplir le progrès industriel et la modernisation du pays. D’autre part, la cohorte des cheminots développa avec le temps sa propre conscience historique en usant de la mémoire collective comme capital social. Les employés ont recouru à cette stratégie, en lien direct avec le discours étatique, à des moments historiques très précis, aussi bien dans un contexte collectif – lors de conflits sociaux – que pour des revendications personnelles comme le paiement de la pension. En un sens, les souvenirs des retraités laissent entrevoir la conscience historique en gestation de cette génération d’« hommes nouveaux », aujourd’hui vieillissants. Au moment de leur recrutement, de leur formation et de leur déploiement en Afrique de l’Est, les employés des chemins de fer de la TAZARA étaient parfaitement conscients du fait qu’ils vivaient un moment unique de la solidarité afro-asiatique et panafricaine. Leur prise de conscience n’était pas seulement due à la transmission d’un message idéologique depuis le sommet de l’État ; de nombreux travailleurs se rappellent leur propre enthousiasme pour le projet à l’époque. Au cours des décennies suivantes et tout au long du processus de libéralisation post-socialiste, ces travailleurs ont forgé sur leur expérience de jeunesse des récits nostalgiques d’une grande force, à la fois en coïncidence et en opposition avec ceux de la nation. Par une ironie de l’histoire, les employés de la TAZARA se sont apparemment sentis profondément délaissés et oubliés au moment précis où les instances gouvernementales commençaient à faire œuvre de mémoire en célébrant la longue amitié unissant la Chine et l’Afrique19. De fait, dans les années récentes, on ne trouve guère d’article de presse ou de discours sur les relations sino-africaines qui ne fasse pas référence au glorieux projet TAZARA et à l’héroïsme de ses bâtisseurs. L’évocation de cette voie ferrée, et des sacrifices faits par les ouvriers qui l’ont construite, est devenue un passage obligé des relations diplomatiques entre Chine et Afrique. Ainsi, le vice-ministre chinois du commerce, Fu Ziying, a-t-il déclaré, lors d’une conférence de presse sur l’aide chinoise à l’Afrique, qu’il avait versé des larmes lors de sa visite au TAZARA. Il poursuivait en faisant l’éloge des « dizaines de milliers de travailleurs chinois qui ont travaillé aux côtés des Tanzaniens et des Zambiens pour aboutir à la construction de cette voie ferrée », par pure amitié20. Mais les travailleurs, pour leur part, se montrent sceptiques face à cette reconnaissance officielle de leur rôle fondateur dans les relations actuelles entre la Chine et divers pays d’Afrique.
- 21 Bodnar 1989.
- 22 Parce que notre méthodologie en matière d’histoire orale implique des relations suivies et des conv (...)
14À l’instar des ouvriers de l’industrie automobile américaine interrogés par John Bodnar, les ouvriers de la TAZARA organisent leurs souvenirs en récits non seulement sur les événements de leur vie personnelle, mais aussi sur les principales étapes de l’évolution de l’ordre institutionnel et social21. Ces « structures narratives » sont porteuses de sens en ce qu’elles façonnent le vécu en l’associant à des situations ou des conjonctures précises et historiquement très chargées. Les contextes du souvenir – personnel et institutionnel – évoluent sans cesse de sorte que ces « intrigues » narratives ne sont pas fixes mais fluides et en perpétuelle reconstruction22. En ce qui concerne le projet TAZARA, on distingue trois grandes phases dans la mémoire et la conscience historique des employés. La première est celle de la construction du chemin de fer, en gros de 1968 à 1976. La deuxième porte sur la période des réformes économiques (en Afrique comme en Chine), à partir du milieu des années 1980, lorsque la restructuration institutionnelle aboutit à des licenciements d’employés de la TAZARA. La troisième est la phase qui, commençant au milieu des années 1990, se caractérise par des politiques de commercialisation qui ont affecté les membres de la génération de la construction juste au moment de leur départ en retraite.
- 23 Ce sont là les dates officielles de la construction ; en fait, certaines activités relatives à la c (...)
- 24 Monson 2009 ; Yu 1980.
15Le réseau de chemin de fer Tanzanie-Zambie a été construit entre 1970 et 1975, après deux ans d’études et de projets23. Les 1 865 kilomètres de ligne furent ouverts et remis officiellement par la Chine à la Tanzanie et à la Zambie en juillet 1976, lors d’une cérémonie qui eut lieu à New Kapiri Mposhi. Sans connaître les chiffres exacts, on estime que 30 000 à 40 000 ouvriers chinois et environ le double d’ouvriers africains œuvrèrent ensemble à la construction. En 1972, 38 000 ouvriers africains travaillaient aux côtés de 13 500 ouvriers chinois. Le travail sur le chantier était organisé en douze camps de base, avec des centres d’opération à Dar es Salaam et Mang’ula en Tanzanie. Des équipes de travailleurs, dirigées par des contremaîtres africains et des assistants de terrain chinois, étaient envoyées par petits groupes à partir des camps de base. L’importance des équipes variait ; en 1972, l’un de ces camps comptait 64 équipes de 5 500 ouvriers. Le travail était exécuté dans des conditions de relatif isolement puisque les équipes pouvaient être dispersées à trois ou quatre kilomètres les unes des autres durant la journée. Dans certains endroits critiques, le travail ne connaissait pas d’interruption et se déroulait selon le rythme des trois-huit, la lumière étant fournie par des groupes électrogènes diesel. La première partie de la ligne, entre Dar es Salaam et Mlimba (502 kilomètres), fut achevée en un an, malgré la difficulté de l’entreprise dans la réserve naturelle de Selous. La construction de la section suivante, qui devait traverser sur 158 kilomètres les pentes escarpées des monts Udzungwa, prit encore une année en raison des complications techniques engendrées par la configuration des lieux. C’est sur cette section que fut aménagée la majorité des tunnels, des ponts et des fossés. Quand les hautes terres de Mbeya furent atteintes en 1973 et que les rails traversèrent la frontière avec la Zambie, le reste de la construction progressa rapidement24.
16La phase de construction de la ligne Tanzanie-Zambie nécessitait à la fois un travail physique intense et un savoir-faire technique sophistiqué. Dans les premières années du projet, les ouvriers africains effectuèrent les tâches manuelles non spécialisées tandis que les travailleurs chinois assumaient des responsabilités plus techniques. Dès le début, cependant, le programme mettait l’accent sur la formation des Africains, de manière à les rendre capables de prendre en main le fonctionnement et la direction des chemins de fer lorsque le chantier arriverait à son terme. La formation des travailleurs était donc mise en avant comme la clé de l’autonomie des ouvriers africains et de leurs pays au lendemain de l’indépendance. Voici comment en parlait un instructeur chinois :
- 25 Entretien avec Yao Pei Ji, Beijing, 2005.
Quand nous aurons terminé les travaux, s’ils [les Tanzaniens et les Zambiens] ne savent pas les gérer eux-mêmes, ils ne sauront pas faire fonctionner le réseau ferré. Ils feront alors appel à d’autres pays, autrement dit les pays occidentaux. Inviter des étrangers à faire fonctionner le réseau équivaudrait à en abandonner la gestion aux Occidentaux ; les chemins de fer seraient aux mains des impérialistes comme par le passé. Vu les circonstances, nous nous sommes dit que le gouvernement chinois devait nous laisser instruire les travailleurs locaux. En d’autres termes, la gestion doit être locale, ce qui signifie que nous devons aider la Tanzanie et la Zambie à cultiver leurs propres talents de gestion. Par conséquent, non seulement nous construirons pour eux ce réseau de chemin de fer mais nous leur ferons aussi sentir qu’ils le gèrent eux-mêmes25.
- 26 Monson 2010.
- 27 National Archives of Zambia (NAZ), MFA 1/286/144 : « TAZARA Brief Progress Report », 16 mars 1970.
- 28 Entretien avec Yao Pei Ji, Beijing, 2005.
17Les accords signés entre les trois pays établissaient explicitement qu’un des buts principaux du projet serait la formation d’une cohorte d’ouvriers africains. Le gros de cet enseignement devait avoir lieu sur le chantier même et non dans des locaux institutionnels. Il y avait plusieurs raisons à ce choix déterminé d’une formation « sur le tas ». Cela permettait de commencer tout de suite la construction et de progresser sans délais, afin de respecter l’objectif du projet TAZARA qui était l’achèvement rapide des travaux26. Cela reflétait aussi l’objectif de la Chine de l’époque en matière de pédagogie : l’enseignement par des travaux pratiques plutôt que par des cours en salle. En 1969, l’accord tripartite spécifiait que « la formation du personnel technique dans différents domaines se [ferait] essentiellement sous la forme de travaux pratiques de construction, sur la ligne de chemin de fer Tanzanie-Zambie, complétés par les cours théoriques nécessaires »27. L’apprentissage par l’expérience était alors l’approche officielle du gouvernement chinois en matière d’instruction, comme se le rappelle cet enseignant retraité : « Ils estimaient que le travail pratique était la seule formation prenant en compte la vérité »28.
- 29 Tout en ajustant leur programme aux attentes révolutionnaires en vigueur dans la Chine du début des (...)
- 30 Archives de Mpika Training School, Mpika (Zambie) ; Archives de Beijing Jiaotong Daxue ; entretiens (...)
18Mais le programme de formation de la TAZARA fut dès le début scindé en deux. Alors que la masse des travailleurs était formée sur le tas, un petit groupe d’Africains instruits fut envoyé en Chine pour deux ans d’études à l’Université Jiao Tong [Communications] de Beijing (Pékin). Des ingénieurs enseignant dans cette université créèrent aussi de véritables écoles professionnelles à Mang’ula, Mbeya et Mpika29. Alors que ces trois écoles n’avaient formé que quelque 1 000 cheminots à la fin de la période de construction, c’est à ces employés qualifiés que furent finalement octroyés les postes de gestion et d’exploitation de la TAZARA30. Quelques-uns de ceux qui avaient atteint le niveau d’ingénieurs et de directeurs retournèrent en Chine dans les années 1980 et les années 1990 pour un complément de formation et en revinrent diplôme en poche ; d’autres encore furent envoyés en Europe et en Angleterre.
19Des travailleurs chinois participèrent aussi au travail manuel durant la construction de la ligne Tanzanie-Zambie. Le souvenir de ces hommes, désireux de partager avec les Africains toutes les tâches sur le chantier – du creusement d’un fossé à celui d’un tunnel – est l’une des images les plus fortes laissées par l’étape de la construction. Un travailleur zambien se rappelle :
- 31 Entretien avec John Mulenga, Kapiri Mposhi, août 2010.
Nous nous attendions à trouver l’attitude des Européens, d’Angleterre ou d’Allemagne : quelqu’un qui dirige, un directeur blanc dans son bureau… Mais eux [les Chinois] participaient pour de bon au travail. S’il fallait creuser, ils étaient là, s’il fallait creuser les fondations de tel ou tel immeuble, ils étaient là. Et ça, ça plaisait aux Zambiens. Ils se disaient, ces gars, ils peuvent même faire ce genre de travail, il n’y a pas de différence [entre travailleurs de différents niveaux]31.
20L’attachement des Chinois aux tâches manuelles durant la construction de la ligne était directement lié à l’aspect pédagogique du projet. Ce qu’ils espéraient transmettre à leurs « amis » africains comprenait non seulement un savoir-faire technologique, mais aussi des compétences annexes comme la discipline au travail et la formation du caractère. Travailler dur dans des conditions difficiles était la meilleure façon de former de jeunes recrues africaines. Les mêmes pratiques pédagogiques avaient cours en Chine durant la Révolution culturelle ; les ingénieurs qui prirent la direction du programme de formation des travailleurs pour la TAZARA avaient eux-mêmes été envoyés dans des zones rurales de la Chine juste avant le début du projet africain, et parmi la masse des travailleurs chinois, nombreux étaient ceux qui avaient participé en Chine aux travaux éreintants de construction de la « troisième ligne de défense » et avaient pris part à la guerre de Corée.
- 32 Cheng 2009 : 33.
- 33 Entretien avec Li Jin Wen à Tianjin (Chine) juillet 2007.
- 34 Entretiens avec des travailleurs retraités, Usine du 7-février, Beijing, juin 2009.
21L’homme nouveau de l’industrie africaine imaginé par les fondateurs de la TAZARA serait donc façonné par le travail pratique : il acquerrait, sous la houlette de conseillers chinois, un savoir-faire technique, le sens de la discipline et autres compétences nécessaires au citoyen moderne. Les techniciens chinois serviraient chacun à leur tour de modèle pour favoriser l’émulation ; dans la Chine révolutionnaire, « être un modèle signifiait non seulement faire son travail correctement mais aussi aider les autres par l’exemple »32. L’un des slogans utilisés à l’époque de la TAZARA était 对 对红 (L’entraide fait le socialisme), autrement dit le soutien mutuel entre techniciens africains et chinois les renforcerait tous sur le plan idéologique33. L’accent était mis sur l’émulation, plutôt que l’exhortation, dans les relations entre mentors chinois et travailleurs africains. Un expert chinois se rappelle qu’il n’était pas autorisé à exposer ses opinions politiques personnelles sur les lieux de travail, si bien que « nous ne disposions vraiment d’aucun moyen officiel pour les motiver [les ouvriers africains] sauf par l’exemple… Chacun de nous était un rafiki [ami, en kiswahili] chinois »34.
22Les ouvriers africains qui participèrent au projet de construction du réseau ferré gardent de cette expérience des souvenirs très forts. Ils se rappellent particulièrement le détail de certaines tâches relevant de l’exploit, comme la construction des tunnels et des ponts entre Mlimba et Makambako. Pour la cohorte des ouvriers de la TAZARA qui partent aujourd’hui à la retraite, le sentiment qu’ils avaient de « faire l’histoire » en tant que cheminots est étroitement lié à leur expérience de travail sous la tutelle des experts chinois. Le transfert des compétences techniques par la méthode chinoise, qui consistait à enseigner, au sens propre, « main dans la main » (shou ba shou), occupe une part considérable de leurs souvenirs de travail, et a joué un rôle central dans leur capacité à faire fonctionner collectivement le réseau après sa livraison. Un retraité se rappelle comment les Chinois s’y prenaient pour montrer le travail à faire :
Les Chinois nous enseignaient les choses par l’action, sauf par exemple si nous venions tout juste d’arriver sur le chantier ; [le travailleur chinois] commençait par travailler seul. Il nous disait : « Reposez-vous, le travail que vous allez devoir faire ici, on le fait comme ça » et alors il faisait le travail avec une telle ardeur [kweli kweli] que la sueur commençait à ruisseler [sur son corps]. Puis il nous demandait : « Bon, les amis, vous avez vu en quoi consiste le travail ? »35
- 36 Ferguson 1999.
- 37 Entretiens avec Moses Mutuna et John Mulenga, Mpika, été 2011.
23Pour autant, la formation technique n’a pas été vécue à l’identique par les différents sous-groupes formant la première génération d’employés de la TAZARA – ce qui rappelle combien l’expérience commune ou collective est aussi une reconstruction a posteriori. La différence la plus significative était probablement celle qui existait entre travailleurs tanzaniens et zambiens. Dans les deux pays, l’accent avait été mis sur l’embauche de jeunes que l’on pourrait transformer en techniciens compétents et en citoyens disciplinés. Or les retraités zambiens sont plus nuancés que les Tanzaniens quant à la place occupée par les stratégies de modernisation et le transfert de technologie dans leur vie de travailleurs à la TAZARA. Comme beaucoup de Zambiens, ils se rappellent les années 1960 et 1970 comme une époque d’industrialisation et de progrès technologique36. Dans leurs récits de la construction du réseau de chemin de fer, ils se présentent souvent comme de jeunes citadins (ou destinés à une vie moderne et citadine) envoyés dans des contrées inconnues et arriérées pour construire le réseau ferré. Ceux qui partirent en Chine pour des études supérieures décrivent parfois la Chine dans les mêmes termes, et leur séjour là-bas comme un recul dans leur progression personnelle vers la modernité (et le capitalisme)37. Un informateur du nom de John Mulenga se rappelle que les jeunes Zambiens qui, comme lui, venaient des villes de la région des mines de cuivre (Copperbelt), trouvaient difficile la vie dans les camps rustiques de la TAZARA. Comparant ses conditions de travail avec celles de ses anciens camarades de lycée employés dans d’autres secteurs, il les trouvait bien inférieures :
- 38 Entretien avec John Mulenga, Kapiri Mposhi, été 2011.
[La construction du réseau Tanzanie-Zambie] se faisait dans des zones rurales, si bien que j’étais privé de tous les agréments qui caractérisaient ma vie là d’où je venais – comme aller au cinéma, aller voir des matches de foot le week-end. Aucun des avantages de la vie en ville n’était accessible, il fallait faire une croix dessus. Et puis il y avait la question… la question aussi du salaire, le salaire de cheminot [autrement dit le bas niveau du salaire]. Et les anciens camarades, ceux du temps de l’école, ils avaient poursuivi leurs études à l’université, mais nous on était là à travailler [pour la TAZARA] avec l’espoir d’être heureux quand la construction serait terminée38.
24Nombre de Zambiens recrutés pour la formation des chemins de fer avaient un niveau d’éducation et de qualification technique plus élevé que ceux de Tanzanie. D’autre part, selon leurs propres dires, le fait de rester à la TAZARA plutôt que de partir travailler dans les mines ou l’industrie en Zambie avait un coût. Pourtant, les retraités zambiens ont l’impression d’avoir acquis des compétences précieuses, difficilement comparables avec les apprentissages scolaires. Évoquant sa propre expérience, John Mulenga conclut :
J’ai ainsi acquis de nombreux savoir-faire auprès des Chinois sans être allé à l’université. La plupart des Zambiens qui ont acquis des compétences grâce aux Chinois se débrouillaient mieux que ceux qui sortaient des universités. Parce que plus tard, quand le réseau a été livré [à la Tanzanie et la Zambie]… ils ont commencé à embaucher des gens qui n’avaient pas participé à la construction [des diplômés] … mais quand il s’est agi de travailler, les Zambiens qui avaient été dans les équipes de construction, qui avaient appris à travailler avec les Chinois, se débrouillaient mieux que ceux qui sortaient des universités. Aujourd’hui encore, les Zambiens qui ont participé à la construction sont meilleurs que ceux qui sortent des universités, ils sont meilleurs en termes d’efficacité. Que ce soit dans l’ingénierie, dans la comptabilité, le recouvrement des recettes, ou n’importe où… ils sont meilleurs39.
25Les travailleurs furent recrutés en plus grand nombre en Tanzanie durant les premières phases du projet, et la plupart d’entre eux n’avaient pas dépassé l’école primaire. Ils étaient embauchés dans tout le pays par l’intermédiaire des bureaux de la TANU (parti unique en Tanzanie), beaucoup d’entre eux par le service national. Nombre d’entre eux venaient des régions qui longeaient la ligne de chemin de fer dans le sud de la Tanzanie, en particulier des hautes terres. Ils furent plus nombreux que les Zambiens à passer des années en compagnie et sous la tutelle de mentors chinois, qui leur enseignèrent le chinois et diverses techniques. Ceux qui par la suite furent sélectionnés pour poursuivre leurs études en Chine, ou pour une formation plus spécialisée en ateliers en Tanzanie et en Zambie, étaient le plus souvent des travailleurs qui avaient plusieurs années d’expérience à la TAZARA et une certaine familiarité avec les différents secteurs de la construction et du fonctionnement du réseau ferré. Les retraités vantent volontiers ce développement de « compétences intégrées », comme l’exprime l’un d’entre eux :
- 40 Entretien entre George Ambindwile et un travailleur tanzanien à Chimala, 23 juillet 2010.
J’ai effectué toutes sortes de travaux, en particulier pendant la période de la construction du chemin de fer Tanzanie-Zambie, parce que quand on travaille avec les Chinois, on passe d’un type de travail à un autre. C’était comme ça parce qu’ils voulaient que nous apprenions à effectuer différentes tâches et c’était une façon de nous aider, chacun de nous individuellement et la nation tout entière. Nous avons acquis un très haut niveau d’expérience grâce aux Chinois, un niveau qui dépasse même aujourd’hui celui que les gens atteignent en allant à l’université40.
26Comme John Mulenga, les travailleurs retraités tanzaniens présentent leurs années de travail sous la conduite et la supervision des experts chinois comme un atout qui les distingue des autres travailleurs, en particulier des jeunes qui ont été formés dans des instituts de technologie ou à l’université.
27Au moment de la livraison de la TAZARA en 1976, un groupe sélectionné de travailleurs africains se vit offrir des postes salariés d’employés et de directeurs, les autres étant libres de retourner à leur ancienne vie ou d’en construire une nouvelle. Dans le souvenir des travailleurs, les Chinois avaient institué un mode très précis de sélection pour déterminer quels ouvriers deviendraient employés de la TAZARA : étaient recommandés ceux qui avaient une bonne moralité, de l’endurance au travail et le sens de la discipline. L’un des ouvriers de la construction des ponts se rappelle :
- 41 Entretien avec Paschal Kihanza, Iringa, 2010, mené par Frank Edwards.
Les Chinois voulaient vraiment des gens bien élevés… Si vous étiez arrogant, eh bien ils se contentaient de vous regarder sans rien dire. Mais quand l’heure est venue de réduire le personnel, ils ont choisi en premier ceux qui étaient disciplinés. Ce sont ceux qui étaient respectueux qui furent sélectionnés pour le travail [comme employés salariés]41.
28Ceux qui obtinrent un emploi salarié durable venaient du groupe des travailleurs qui avaient reçu une formation dans les ateliers et les écoles techniques des Chinois. On leur fit d’abord passer un examen pour vérifier leurs compétences et leurs connaissances de base. La première cohorte d’employés salariés de la TAZARA était donc composée de travailleurs ayant participé à la construction, et ensuite suivi le processus de recrutement et de sélection au cours duquel l’accent était mis sur les connaissances et la formation, mais aussi sur les qualités individuelles. Les employés de la « génération de la construction », ce moment particulier de l’histoire de la TAZARA, avaient effectué le « dur labeur » de la construction du réseau. Ils avaient été formés par les experts chinois, la plupart d’entre eux non seulement sur le tas mais aussi dans des écoles techniques et des ateliers, avaient passé un test de qualification tenant compte à la fois de critères techniques et de qualités personnelles. Si ce moment a laissé une marque profonde dans la conscience des travailleurs, c’est parce qu’un groupe choisi parmi eux est alors passé de la catégorie d’employés temporaires à celle de membres du personnel salarié de la TAZARA.
- 42 Daily News, mardi 28 janvier 1986, p. 3, « TAZARA dispute taken to Court of Appeal ».
- 43 Entretien avec Benedict Mkanyago, Dar es Salaam, août 2010.
- 44 Uhuru, Jumamosi, 1er mars 1986, p. 5, « JUWATA haikushirikishwa katika kupunguza wafanyakazi TAZARA (...)
- 45 Uhuru, Jumatatu, 28 octobre 1985, p. 5, « Kesi ya TAZARA : Mahakama kuu yatengua amri za wizara na (...)
- 46 Entretien avec Issa Shivji, Dar es Salaam, 2007.
- 47 Pseudonyme.
29Rapidement, cette conscience de classe des employés de la TAZARA fut mobilisée pour la défense des droits des cheminots. En 1982, se rappelle Issa Shivji, professeur de droit de l’Université de Dar es Salaam, 300 employés de Tanzanie se retrouvèrent au chômage, licenciés en vertu d’une politique de réforme économique s’appuyant sur l’idée que le mauvais fonctionnement des chemins de fer était dû à un « excès de personnel ». Pour réduire les coûts, il fallait licencier, expliquèrent publiquement les autorités, car « la TAZARA finissait par enregistrer des pertes dues aux vols, à la négligence et à l’indiscipline de certains travailleurs » ; « d’autre part, la pénurie de force motrice et de pièces détachées avait aggravé la situation »42. Certains travailleurs licenciés eurent le sentiment à l’époque d’avoir été ciblés à cause de leur statut – la plupart d’entre eux étaient des « travailleurs de terrain, pas très instruits ». Ils soupçonnèrent les directeurs d’avoir misé sur leur connaissance limitée des droits des travailleurs43. Les employés licenciés se regroupèrent alors et sollicitèrent l’assistance du Bureau d’aide juridique de l’Université de Dar es Salaam, où le professeur Shivji accepta de travailler avec eux. Ils portèrent leur affaire devant le tribunal du travail après que la JUWATA (Union nationale tanzanienne des travailleurs) eut refusé de les soutenir44. Le Permanent Labor Tribunal (PLT) se prononça en faveur de la réintégration de 116 travailleurs, jugeant que le renvoi de ces derniers avait été décidé en contradiction avec le droit du travail. Malgré l’appel de la TAZARA, ses dirigeants furent en définitive obligés de réintégrer les cheminots45. Les ouvriers licenciés avaient tous appartenu aux équipes de construction. Cet aspect de leur expérience professionnelle fut invoqué par le professeur Shivji devant la cour. Dans sa plaidoirie, il insista sur la formation et les compétences acquises auprès des experts chinois, qui faisaient de ces travailleurs un véritable trésor national. Il se remémore aujourd’hui comment, au fil des audiences, ils s’organisèrent et apprirent à rassembler des preuves afin de participer à leur propre défense46. L’un des leaders de ce groupe, Charles Musowela47 se rappelle la mobilisation au moment des licenciements des années 1980 grâce à la conscience que lui et d’autres avaient de faire partie d’une génération unique. Sous la tutelle du professeur Shivji, ils se sont initiés au droit du travail et des travailleurs. Forts de cette expérience, ils ont pu, dans les années suivantes, offrir conseils et soutien à d’autres travailleurs mécontents. Cette connaissance et cette expérience des questions de droit du travail, se souvient Musowela, dérangeaient les dirigeants de la TAZARA. Un groupe de dix militants des années 1980 fut par la suite affecté à une station très isolée d’une zone rurale de Tanzanie. Ils étaient désormais considérés comme des agitateurs, explique-t-il, susceptibles de causer des troubles s’ils étaient basés en ville. Nous verrons plus loin que leur affectation à un poste éloigné ne les empêcha pas de se lancer dans d’autres actions en justice.
30Le virage amorcé par la direction vers les réformes économiques et la libéralisation s’intensifia au cours de la décennie suivante. La TAZARA dut affronter de nouvelles pressions économiques après l’ouverture de voies ferrées de la Zambie, suite à l’indépendance de plusieurs États d’Afrique australe. En mars 1995, le directeur général de la TAZARA notifia le licenciement de 2 600 cheminots dans les quatorze mois à venir. L’annonce dans la presse était ainsi libellée :
- 48 Daily News, mercredi 8 mars 1995, p. 1, « TAZARA to lay-off 2,600 ».
Selon le patron de la TAZARA un programme mûrement réfléchi de licenciements a été établi, ciblant un certain nombre d’employés incompétents et inadaptés.
La TAZARA acceptera aussi tous les départs volontaires à la retraite de la part de ceux qui ont été déplacés à la suite de mesures de restructuration et d’amélioration des méthodes de travail.
Le directeur a refusé cependant de dévoiler s’il était prévu de dédommager les retraités volontaires par un « parachute doré » leur permettant de démarrer une nouvelle vie48.
31La décision de rationaliser le fonctionnement de la TAZARA était la bonne, à en juger par l’éditorial publié le jour suivant en première page du Daily News. Selon le journaliste, l’enjeu politique représenté par le réseau de chemin de fer avait disparu en même temps que les régimes coloniaux qui avaient naguère gouverné l’Afrique australe ; la direction de la TAZARA se devait d’évoluer avec son temps. De manière un peu contradictoire, l’auteur poursuivait en ces termes :
- 49 Daily News, jeudi 9 mars 1995, p. 1, « Tazara lay-offs no surprise », éditorial en première page no (...)
Pire encore, les cadres qui dirigent la TAZARA ont perdu toutes les qualités que le public leur connaissait et pour lesquelles ils étaient appréciés. Les misérables prestations fournies par les firmes privées chargées de gérer les services de restauration ne résolvent en rien le problème49.
32Ainsi, malgré son soutien au processus de commercialisation et de licenciements, ce journaliste rendait hommage à l’ancienne génération de travailleurs de la TAZARA. Ironie du sort, la vieille génération de cheminots fut la plus affectée par les changements dont ce journaliste se faisait le défenseur. Beaucoup d’entre eux approchaient de l’âge de la retraite et certains choisirent la pré-retraite dans les années 1990, pour découvrir ensuite que leur pension ne suivait pas. Il n’y avait pas de « parachute doré ».
- 50 Records of Chinese Railway Expert Team, direction de la TAZARA, Dar es Salaam. Transcription des mi (...)
33Le plan de commercialisation n’était pas seulement soutenu par les pays occidentaux qui donnaient des conseils aux patrons de la TAZARA à l’époque de la libéralisation économique. Il était aussi cautionné par l’équipe des experts chinois des chemins de fer qui avaient continué à apporter leur aide depuis 1976. Lorsque le Premier ministre chinois Zhu Rongji se rendit en Tanzanie en 1995, il affirma que la commercialisation des chemins de fer améliorerait les performances et qu’il n’y avait pas d’alternative à la réduction du personnel50. En 1996, la direction des chemins de fer franchit un nouveau cap et restructura la main-d’œuvre en deux groupes. Le premier rassemblait les cadres, et le second tous les autres salariés. Cette reclassification des employés généra un double système de salaires, d’avantages sociaux et autres privilèges, qui entra en vigueur au moment où la génération de la construction approchait de l’âge de la retraite. Les premiers travailleurs à prendre leur retraite dans les années 1990 appartenaient presque tous à la cohorte de cheminots embauchés au moment de la livraison du réseau par la Chine. Ils se sentaient trahis par les mesures de commercialisation parce que la division de la main-d’œuvre en deux corps les privait des hausses de salaires, des avantages sociaux et des autres privilèges représentant une reconnaissance autant matérielle que symbolique. Au moment de partir en retraite, au lieu d’être estimés et respectés, ils se sentaient déshonorés et trahis. Beaucoup d’entre eux, en Tanzanie comme en Zambie, ne touchèrent pas de pension, ou qu’une partie. Autrement dit, ils n’eurent pas les moyens d’investir dans des affaires ou des exploitations agricoles qui leur auraient permis les années suivantes de subvenir à leurs besoins.
- 51 Entretien avec un retraité désirant rester anonyme, Dar es Salaam, août 2010.
- 52 East African Business Journal, cité sur http://www.railwaysafrica.com, entretien avec Conrad Simuch (...)
34Au cours de la dernière décennie, la conscience de classe acquise par la « génération de la construction » s’est réveillée une nouvelle fois – peut-être la dernière. Une cohorte de cheminots expérimentés sur le point de partir à la retraite décida de porter plainte contre la TAZARA parce que la direction des chemins de fer ne leur avait pas payé leur pension en entier ni à temps. Les travailleurs partis à la retraite entre 2000 et 2005 n’avaient pas encore reçu la totalité de leur pension en 2011, ou seulement au coup par coup. Pourtant les fonds de pension (aujourd’hui en faillite) avaient été constitués par des prélèvements sur leurs salaires. Ils estiment – certains d’entre eux citent les leçons apprises dans les années 1980 lorsqu’ils avaient sollicité l’aide du Dr. Shivji – que leurs droits et le rôle important qu’ils ont joué ne peuvent être pleinement reconnus que si leur cause est défendue devant la justice et devant la nation. « Nous avons tous été embauchés au même moment et on nous a tous mis à la retraite en même temps [mais sans pensions] », explique un retraité. « C’est une question importante et une affaire nationale »51. Pour répondre à leurs revendications, la direction de la TAZARA a demandé aux gouvernements de Tanzanie et de Zambie de trouver les moyens de régler le problème des pensions. Mais cela va prendre du temps52. Pour le moment, ce n’est pas seulement la perte de ressources financières mais aussi l’aspect symbolique de la question qui est important pour la « génération de la construction ». Un ouvrier zambien récemment parti à la retraite exprime ainsi son point de vue :
- 53 Entretien avec un cheminot à Mpika (pour des raisons personnelles, cette personne a demandé que son (...)
La période de la construction de la ligne de chemin de fer, c’était une période de travail. Nous travaillions suivant les directives de trois gouvernements, celui de la Chine, celui de la Tanzanie et celui de la Zambie. Nous avons tous travaillé ensemble, du début à la fin de la construction. Une fois le chantier terminé, nous trouvons que les deux gouvernements [de la Tanzanie et de la Zambie] auraient dû décider quoi faire de nous quand nous aurions l’âge de la retraite ; nous espérions par exemple qu’ils trouveraient des fermes et des terres pour nous, où nous pourrions vivre avec nos familles. Mais on n’a rien vu de tel, alors il y a un gros problème, parce que ce que nous avons accompli durant la construction, c’était vraiment un sacré boulot, mais il s’avère que maintenant ils ne nous respectent pas. Nous [les retraités] devons vivre comme si nous n’avions jamais travaillé du tout à la construction du chemin de fer, ils nous traitent comme si nous n’avions pas accompli cette grande et belle chose53.
35Les procès et autres actions publiques engagées par les retraités de la TAZARA au sujet du paiement des pensions ont mis l’accent sur leur contribution à l’édification de la nation à l’époque de la construction. « Ce qui nous attriste, c’est qu’on ne nous donne pas ce qui nous est dû », explique un retraité de Tanzanie. « Ce qui nous plairait, ce serait que [l’administration des chemins de fer et les pays participants] nous donnent ce qui nous est dû car nous avons beaucoup souffert en construisant cette ligne ». Ces hommes comparent souvent les leaders du passé, comme Julius Nyerere de Tanzanie, à ceux d’aujourd’hui, et constatent avec amertume qu’ils ont cru aux promesses faites dans les années 1960 et 1970, promesses qui, de leur point de vue, n’ont pas été tenues.
36Au moins aussi douloureux que les promesses non tenues est le sentiment qu’ont les travailleurs partant à la retraite de ne plus compter pour rien – ni pour le travail héroïque de leur jeunesse, ni pour la sagesse et l’expérience de toute une vie de travail. Pire encore, selon eux, les ouvriers embauchés pour les remplacer durant la dernière décennie ne comprennent rien aux méandres du fonctionnement de « leur » chemin de fer : ils ont reçu une formation générale dans des instituts de technologie et non comme eux sur le tas, selon la méthode de guidance et d’apprentissage par l’expérience chère aux Chinois. « Le train est dirigé par de très très jeunes hommes » sans expérience, explique un retraité. Et lorsque des anciens expérimentés sont embauchés comme contractuels, dit-il, ils sont traités comme des ouvriers ordinaires (vibarua). « Si on revient en tant qu’expert, on doit être traité en expert », déclare-t-il, « mais on est payé comme un ouvrier ordinaire, on n’a aucun privilège ».
37Ce qui a été « fabriqué » lors de la construction de la TAZARA n’est donc pas seulement une voie ferrée mais aussi une cohorte d’ouvriers qualifiés ainsi qu’un ensemble de pratiques, sans cesse remémorées et reconstruites au fil du temps. Les retraités comme les instances gouvernementales invoquent l’héritage du projet de la TAZARA pour justifier leurs besoins actuels. Les ouvriers partant à la retraite ont fait et continuent de « faire l’histoire » par le récit de ce qui les lie à un événement passé. En soulignant, collectivement, les sacrifices accomplis dans leur jeunesse au nom de la participation au projet d’édification nationale, ils impliquent volontairement l’État dans leurs revendications actuelles de reconnaissance et de soutien matériel. L’un d’eux en parle en ces termes :
En 1976 le ministre des Transports Job Lusinde nous a promis… que si nous faisions bien notre travail, nous deviendrions des experts [c.-à-d. des cadres des chemins de fer] après le départ des Chinois. Et que le jour de notre retraite nous toucherions une grosse somme. Mais maintenant, je ne sais pas, on n’arrive même pas à comprendre où se trouve cet argent (haieleweki kabisa).
38Le fait qu’un certain nombre de travailleurs retraités soient morts avant qu’une solution ait été trouvée à la question des pensions a favorisé l’émergence de figures de martyrs, plus de trente ans après la disparition des experts chinois dont la mémoire est célébrée.
39Dans un éditorial du Daily News tanzanien, un journaliste déclarait récemment que si les Chinois avaient été autorisés à réaliser plus d’infrastructures en Tanzanie durant les deux dernières décennies (comme ils le font en ce moment au Kenya), non seulement le pays dans son ensemble se porterait mieux mais le parti en place aurait énormément gagné en popularité.
- 54 Attilio Tagalile, « Tazara Provides Best Practice for Rail Infrastructure », Daily News, 28 mai 201 (...)
Les Chinois, qui utilisaient une technologie ancienne dans les années 1970, ont mis cinq ans pour construire une voie de 1 860 km, à travers des terres réputées parmi les plus difficiles au monde – de Dar es Salaam à Kapiri Mposhi en Zambie.
Si en 2006 l’on avait confié à ces gens l’ensemble du projet, à savoir la gestion de la ligne centrale de Dar es Salaam à Kigoma et à Mwanza, les Tanzaniens auraient eu à leur disposition, au moment où ils sont allés voter l’année dernière, le meilleur réseau de transport ferroviaire du pays, et il ne faut pas être Gœbbels pour apprécier l’énorme publicité que le projet aurait représenté pour le parti en place, le CCM, pendant sa campagne électorale54.
40Les Chinois, suggère cet observateur, ont utilisé, pour construire la TAZARA, une technologie qui était peut-être dépassée, comparée à ce dont disposaient d’autres pays à la même époque. Mais leur initiative a pourtant été couronnée de succès, parce qu’ils avaient, et ont encore, « une façon pragmatique de gérer les questions urgentes ». L’auteur de l’éditorial affirme également en termes non équivoques que l’héritage de l’aide chinoise en matière d’infrastructure procurerait au gouvernement, avec le temps, un outil publicitaire inappréciable – évoquant l’utilisation que font les États de l’héritage de la TAZARA quand il s’agit de promouvoir leurs programmes de développement et leurs relations avec la Chine.
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- 55 Records of Chinese Railway Expert Team, direction de la TAZARA, Dar es Salaam. Transcription des mi (...)
41États, journaux et travailleurs – tous parlent de l’histoire et de la mémoire de la TAZARA dans le contexte des préoccupations actuelles. La technologie même, qu’elle soit décrite comme dépassée ou comme irremplaçable, joue un rôle important dans ces récits. Les experts chinois des chemins de fer se rappellent leur propre méfiance quand l’aide technique et les experts occidentaux ont été introduits dans le système de la TAZARA au milieu des années 1980, lorsqu’ils ont travaillé pour la première fois avec des « experts américains ou européens aux cheveux blonds et aux yeux bleus »55. Pour eux, l’obligation de former des ouvriers africains tout en donnant au projet une visibilité à l’échelle mondiale, en pleine Révolution culturelle, répondait à une soif d’héroïsme. Pour les Africains qui entrèrent à la TAZARA dans leurs jeunes années, travailler main dans la main avec les Chinois allait devenir le marqueur identitaire de la « génération de la construction » ainsi qu’un élément majeur de leur identité masculine. Ceux qui attendent aujourd’hui d’être reconnus comme héros et martyrs du projet TAZARA ont défié la mémoire de l’État avec leur propre conscience historique individuelle et collective. Leur sentiment d’avoir « fait l’histoire » s’est forgé au moment de la construction, elle-même reconfigurée et re-narrée au fil du temps, l’Afrique, la Chine et le monde subissant le bouleversement de la libéralisation économique. Malgré l’évolution du rôle de la Chine en Afrique, les récits autour de la TAZARA, avec leurs héros et leurs martyrs, continuent à être transmis, grâce aux tribunes publiques que sont les discours des diplomates, les actions en justice et les articles dans la presse.