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HomeClio. Histoire‚ femmes et sociétés14DocumentLa convive anorexique

Abstracts

The Anorexic Guest. From the 13th to the end of the 17th centuries, artistic tradition required painters depicting a wedding scene systematically to portray at the wedding banquet, motionless, her eyes downcast, her hands folded on her lap, her mouth closed, while all around her are talking and eating. What can we say about the reality behind this discourse? Every portrayal of a wedding is both a lesson and a warning for the second sex.

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  • 1 Danièle Alexandre-Bidon, « Le repas de mariage au Moyen Âge (xiiie-xve siècle) d’après l’iconograph (...)

1Assise, immobile, les yeux modestement baissés, les mains croisées dans son giron, elle n’ouvre pas la bouche – ni pour parler, ni pour manger. L’épousée, à son repas de mariage, se tient comme en marge du monde, en promesse, adressée à son futur époux, de ne pas consommer à l’excès les biens de la famille, en promesse de modestie sexuelle également. Son père, à l’instar du Chevalier de La Tour Landry, ne lui a-t-il pas appris à jeûner plusieurs fois par semaine, « tant comme vous serez à marier » ? Oublieuse d’elle-même, telle est l’image que donnent de la mariée à table les enlumineurs et les peintres qui, du début du xive siècle au xive siècle, figurent, toujours sur le même modèle, les festins d’épousailles1 (ill. 1 et 2).

2Car c’est bien d’un modèle qu’il s’agit, modèle d’artiste, mais aussi de comportement, exigence adressée aux femmes toujours accusées de dépenser sans compter, de trop manger, de consommer, de préférence en l’absence du mari, les nourritures de choix qu’il réservait à sa seule destination et que son statut lui permet, à lui, de déguster, à elle d’y rêver seulement. C’est l’argument, par exemple, du « Dit des perdrix », où la femme d’un vilain ne put résister à la tentation de consommer à la va-vite les deux perdrix qu’elle venait de faire cuire à la broche pour son époux et le curé – de toute évidence, il n’était point prévu qu’elle partageât ce repas délicat… Le temps que l’époux aille chercher le prêtre, elle en croque une. « Sa langue alors se met à frémir de convoitise ». Elle ne résiste pas à la seconde…

3La dévoreuse effraie. C’est pourquoi lui est opposé le modèle idéalisé de la convive anorexique. Ce schéma d’artiste vaut autant pour les noces d’Orphée que pour celles de Cana – un voile marial, une auréole de plus ou de moins font la seule différence dans les enluminures –, tant pour les nobles mariages de l’aristocratie des xive et xve siècles, offerts à la vue du duc Jean de Berry ou des clients de Jérôme Bosch, que pour les noces paysannes des Brueghel, l’Ancien et de Velours. En effet, c’est bien toujours de la même scène qu’il s’agit, la mariée assise au centre du groupe des convives, dans une identique figure imposée. Quel paradoxe ! C’est son repas de mariage, elle en est l’héroïne ; mais elle y apparaît déjà comme l’esclave domestique soumise, honorée mais contrainte à se donner en exemple. Cet exemple ne lui laisse guère de liberté et sa fête d’un jour la laisse sur sa faim.

4Ce modèle intemporel aux yeux des contemporains, qui n’est pas sans évoquer le mariage musulman où l’épousée se tient en représentation, sans bouger ni danser, au long des festivités, s’impose au mépris de l’actualisation coutumière de l’illustration, qui veut que les personnages soient adaptés au goût du jour, surtout par leur costume. Ici, la coiffure des mariées ne se modifie pas d’un siècle à l’autre : nattée serré, parée en macarons dissimulant les oreilles, la chevelure de la pucelle s’apprête à disparaître sous le voile de la femme mariée. Ce caractère exemplaire et permanent de la représentation du repas de mariage oblige l’historien à se pencher sur la validité des images en la matière, et sur la force de l’exemple imposé au regard. Si le mariage – les images en témoignent autant que les sources écrites – met la femme à l’honneur, le repas de noces, qui certes la met en vedette, ne la positionne-t-il pas plutôt comme un des accessoires de l’honneur de l’époux ?

  • 2 Daniela Romagnoli, « Guarda no sii vilan : les bonnes manières à table », dansJ.-L. Flandrin et M. (...)

5Quoi qu’il en soit, la mariée doit savoir tenir sa langue à table, comme le dit crûment le Ménagier de Paris, traité d’économie domestique composé, à l’extrême fin du xive siècle, à l’usage d’une toute jeune femme nouvellement mariée… L’image du festin de mariage, dont la femme est le personnage central, ajoute donc à cette prescription une autre, celle de sa continence alimentaire, reflet de la parcimonie de sa gestion domestique : « la maison est perdue si la femme n’économise pas », disent les auteurs de traités d’économie domestique ou de bonnes mœurs2. Il lui faut donc démontrer publiquement sa compétence à ce faire et à se sacrifier à la toute première occasion : celle de son repas de noces. Si ce modèle a fait long feu, nos « top models » anorexiques ne seraient-elles pas l’avatar de la mariée aux lèvres closes des images médiévales ?

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Notes

1 Danièle Alexandre-Bidon, « Le repas de mariage au Moyen Âge (xiiie-xve siècle) d’après l’iconographie », Le Mariage au Moyen Âge (xie-xve siècles), Actes du colloque de Montferrand, 3 mai 1997, textes réunis par J. Teyssot, Montferrand, Association Il était une fois Montferrand-Universités de Clermont-Ferrand et Lyon II, 1997, pp. 95–122.

2 Daniela Romagnoli, « Guarda no sii vilan : les bonnes manières à table », dansJ.-L. Flandrin et M. Montanari, Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, pp. 511–523, voir p. 522.

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References

Electronic reference

Danièle Alexandre Bidon, La convive anorexiqueClio [Online], 14 | 2001, Online since 17 June 2008, connection on 07 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/110; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.110

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About the author

Danièle Alexandre Bidon

Danièle ALEXANDRE BIDON, ingénieur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, travaille sur la vie domestique entre XIIIe et XVIe siècle. Elle a notamment publié Les enfants au Moyen Âge (Ve-XVe siècle), avec Didier Lett, et La mort au Moyen Âge (XIIIe-XVIe siècle) (Paris, Hachette, 1997 et 1998). Spécialiste des ustensiles domestiques archéologiques et s’intéressant à l’iconographie de la cuisine et du repas, elle a également participé à l’Histoire de l’alimentation, sous la direction de Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari, Paris, Fayard, 1996.

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