- 1 Les noms des lieux et des personnes sont fictifs.
1La réflexion qui a précédé l’écriture de ces pages a réveillé le souvenir d’une anecdote bien ancienne. Au lycée de Saint-Pierre1, petite ville industrielle du sud-ouest de la France où j’ai préparé mon baccalauréat au milieu des années 1980, nous étions quelques-uns à apprendre l’allemand. Si nous reconnaissions sans peine que notre professeur, M. Letourneau, était un excellent pédagogue, nous le considérions aussi comme « un type bizarre ». Très grand et très mince, le visage émacié, barré d’une paire de lunettes sombres, il ne souriait jamais, gardant toujours un air grave. Nous le disions distant, habité de sombres pensées sur lesquelles nous ne cessions de spéculer. Un jour, l’un d’entre nous, Rémi, un peu plus âgé que nous, crut avoir enfin trouvé la clé de l’énigme. Si j’ai oublié les phrases exactes qu’il prononça, quelques-uns de ses mots résonnent encore dans ma mémoire. M. Letourneau avait des « problèmes avec sa femme ». Il avait épousé « une vieille » de dix ans son aînée, elle était « ménopausée » et venait d’être opérée de « la totale », elle était « complètement sèche », elle « pouvait plus ». En conséquence, lui « devrait faire ceinture » désormais. Je me souviens de la gêne qui s’empara alors de notre petit groupe. Elle n’était pas tant liée à la verdeur du langage de Rémi qu’à la double incongruité de son explication. Incongruité du registre dans lequel il l’avait puisée. Nous aurions applaudi si notre camarade avait emprunté à la science de la psyché dont nous nous délections en cours de philosophie mais nous n’étions pas prêts à accepter, nous refusions absolument cette médecine voire cette mécanique des corps qu’il étalait complaisamment sous nos yeux. Incongruité du lieu où l’explication était énoncée et de l’auditoire auquel elle était adressée. Nous savions tous, avec plus ou moins de précision certes, ce que signifiaient « ménopause » et « totale ». Nous avions entendu ces mots au cours de conversations qui ne nous étaient pas destinées, entre nos mères et nos grands-mères par exemple qui, du reste, n’étaient pas toujours d’accord à leur sujet. Cependant ils nous étaient profondément étrangers, ils n’avaient pas leur place dans un échange entre presque adultes, dans un lycée qui plus est !
- 2 Cette réflexion constitue le cœur de ma thèse qui portait sur les chirurgies contemporaines banalis (...)
- 3 Elle semble avoir traversé le xxe siècle sans difficulté. En effet, si en 1932, Victor Pauchet, un (...)
2Pourtant, Rémi n’était pas le grossier personnage que nous l’avons accusé d’être. Il ne faisait que reprendre une représentation alors largement partagée, dans cette région rurale du moins, sur les normes du corps et de la sexualité en fonction des âges2, lesquelles imposaient l’abstinence à l’automne de la vie, pour reprendre une expression un peu désuète mais toujours utilisée3. Cette représentation s’est mise en place au cours des deux derniers siècles, à la faveur de rapports complexes, faits d’échanges et de reformulation entre savoir savant et savoir commun, entre savoir des femmes et savoir de la Faculté, entre innovations médicales et pratiques sociales anciennes.
- 4 Le terme « ménespausie » est utilisé pour la première fois par Charles de Gardanne, dans son Avis a (...)
- 5 Annick Tillier en recense 200 pour le seul xixe siècle. Voir Tillier 2005.
- 6 Sur la « vogue de l’ovariotomie », voir Scull & Favreau 1987.
3Longtemps, les médecins n’ont accordé à la menstruation en général et à son arrêt définitif en particulier que quelques lignes ou au mieux quelques pages au sein de traités beaucoup plus généraux sur la physiologie féminine. Au point qu’il n’existait pas de vocable médical pour désigner le phénomène. Tout bascule avec le xixe siècle. Le mot « ménopause » apparaît pour la première fois au cours des années 1810-18204. Avec le terme, c’est aussi une période de la vie qui est inventée, conçue comme une charnière de l’existence, marquée par une cohorte de maux et de conduites étranges que les médecins, de thèses5 en publications, n’auront de cesse de décrire, de questionner, d’analyser, de penser. Car tout est là, la « ménopause », de façon explicite, devient, peu ou prou, une « maladie » de la femme qu’il faut, en toute logique, soigner. Par ailleurs, tout au long de la seconde moitié du xixe siècle, bénéficiant des progrès de l’anesthésie et de l’asepsie, la chirurgie explore les abdomens féminins, mettant au point l’ovariotomie6 puis l’hystérectomie, opération dont l’écho débordera durablement du bloc opératoire, comme le montrent les propos de Rémi. L’homme n’est pas en reste. Il est seulement en retard, pourrait-on dire. En effet, il faut attendre les années 1940 pour que soient publiés les premiers travaux sur « la ménopause virile », très vite baptisée d’un terme spécifique plus savant, plus sérieux : l’andropause. Associée à une disparition ou du moins à un très sévère fléchissement de la puissance virile qu’il conviendrait de traiter – terme qu’il faut ici appréhender dans toute sa polysémie – avec le plus grand sérieux, elle devient, elle aussi, l’affaire des médecins.
- 7 Les sciences sociales, et notamment l’ethnologie, ont tardé à se saisir de la ménopause et de l’and (...)
4Tout au long des xixe et xxe siècles, peu à peu, la Faculté a ainsi pris le contrôle du corps et de la sexualité de la femme et de l’homme vieillissants. Il convient de s’intéresser maintenant à la façon dont ce lent coup d’état médical, si l’on peut dire, s’est effectué, aux circonstances, aux raisons qui l’ont rendu possible7.
- 8 Ces entretiens ont eu lieu entre 1991 et 1995 pour l’essentiel. Ils ont été réalisés à Saint-Pierre (...)
5Les entretiens que j’ai menés au début des années 19908 étaient marqués par une évidente partition sexuelle : la prolixité des femmes sur les maladies du retour d’âge féminin et masculin n’avait d’égal que le silence ou l’ironie des hommes à ce sujet.
- 9 C’est moins l’âge stricto sensu (47 ans, 50 ans, 51 ans) que certains événements tels que la naissa (...)
6Mes interlocutrices décrivaient avec force détails les nombreux troubles qui, « à un certain âge »9, avaient affecté leur corps : sueurs nocturnes qui rendaient le sommeil difficile et épuisaient même les plus solides, menstruation devenue erratique qui paraissait deux fois dans le mois pour, ensuite, ne plus se manifester pendant de très longues semaines, « hémorragies » qui les « vidaient de leur sang » et dans lesquelles elles voyaient les signes annonciateurs d’un « fibrome », bouffées de chaleur qui, soudain, s’emparaient d’elles, les obligeant à se dévêtir, sautes d’humeur qui les faisaient passer du rire aux larmes « sans savoir pourquoi », « idées noires » qui conduisaient certaines à « envisager le pire », « nerfs à fleur de peau » qui les poussaient à d’incompréhensibles colères et laissaient leur entourage plus que dubitatif. Elles le savaient : tout ce désordre, tant physique que psychique, était, dans sa polymorphie même, la signature de ce que les plus âgées appelaient le « retour d’âge », terme désuet aux yeux des plus jeunes, souvent leurs filles, qui préféraient parler de « ménopause ». Mais les unes et les autres s’accordaient à penser que l’heure était venue pour elles de « se faire opérer », de subir « la totale », seule façon de mettre un terme à ce chaos physiologique. Lorsqu’elles « consultaient », leur opinion était donc déjà faite, leur diagnostic déjà posé. Les médecins les contredisaient rarement, leur concédant sans difficulté le coup de bistouri salvateur. Cet accord des femmes et des médecins quant à la nécessité de l’ablation n’est pas pour étonner. Ne partageaient-ils pas la même perception de la ménopause et des dysfonctionnements qu’elle entraînait ?
- 10 Au cours de l’enfance et de l’adolescence, le sang semble errer dans le corps, cherchant une issue, (...)
7Pour les plus âgées de mes interlocutrices, le « retour d’âge » était avant tout lié au sang. Après avoir, pendant quelques décennies, accompli sans encombres son circuit, terme qu’il faut entendre au sens presque topographique, le sang renouait avec l’errance qu’il avait déjà connue au cours de l’enfance et de l’adolescence10, semblant perdu dans le corps, cherchant désespérément une issue, frappant aux endroits les plus insolites et provoquant les troubles les plus variés. Cependant, au fil des décennies, les représentations qui s’y attachaient semblaient avoir mal vieilli. À ces histoires de « sang qui bout », qui « monte à la tête », que l’on voit soudain « plus noir et plus épais qu’avant », que les aînées racontaient, avec un peu de gêne parfois, trop conscientes des sourires condescendants que leurs récits occasionnaient, les plus jeunes préféraient de bien plus « sérieuses » dissertations sur les hormones « mâles » et « femelles » dont les « taux » devenaient soudain trop faibles ou trop élevés selon les cas et, de toute façon, toujours anormaux. Il serait plus exact de dire que, sans renoncer le moins du monde au discours sur le sang, elles l’étayaient, le complétaient et l’expliquaient en recourant au discours hormonal. Cependant, si l’on ne se laissait pas abuser par le jargon médical que les femmes manipulaient avec une aisance souvent déconcertante, on s’apercevait que ces deux types de discours nourrissaient de très nombreuses ressemblances mais aussi que le savoir des femmes et celui des médecins étaient étrangement proches, pour ne pas dire superposables. On serait tenté de penser qu’il n’y avait là rien de plus qu’un banal phénomène de diffusion ou de « vulgarisation » du savoir qui, s’échappant de la Faculté, se répandait, lentement, avec un léger décalage chronologique, dans la société. Il me semble que le système face auquel on se trouve est plus subtil. Mes interlocutrices puisaient leurs connaissances aussi bien dans les conversations ordinaires entre femmes que dans les encyclopédies médicales familiales, articulant sans la moindre difficulté les théories des unes et des autres, comme si, loin de diverger, elles formaient un ensemble cohérent. À bien des égards, en effet, on peut penser que le savoir médical « savant » se saisissait des représentations communes qu’il enveloppait de ses théories générales, recouvrait d’un jargon obscur, auxquelles il donnait une forme scientifique, les restituant ensuite aux femmes qui ne pouvaient que les reconnaître et les apprécier. En dernier lieu, il semblait bien qu’entre femmes et médecins, le savoir circulait en circuit fermé, l’un alimentant l’autre. La suite va amplement le confirmer.
8S’il n’était pas difficile d’enquêter auprès des femmes sur les maladies féminines, il n’en allait pas de même en ce qui concernait les hommes et l’andropause11. Le terme lui-même ne leur était pas familier. Et ceux qui le connaissaient le tournaient volontiers en dérision. « C’est des conneries, tout ça », me disaient-ils en substance. Je n’avais pas plus de succès lorsque, délaissant le terme qui ne leur plaisait guère, j’essayais d’aborder avec eux les pathologies associées au vieillissement masculin. Les entretiens étaient ainsi d’une affligeante indigence. On peut évidemment penser que le fait d’être une femme compliquait les choses. Parler de « problèmes de femmes entre femmes », l’une d’elles fût-elle ethnologue et armée d’un magnétophone, n’a rien d’extraordinaire. Cela peut être appréhendé comme relevant d’une certaine sociabilité féminine. Mais il était plus délicat, pour un homme, de parler d’une opération de la prostate et de ses conséquences ou, dans une moindre mesure, d’un accès de goutte et de cet orteil, soudain douloureux et turgescent, à une personne du « beau sexe » qui n’était, de surcroît, même pas médecin ! Le recours à l’humour, bien souvent salace, était, cela va de soi, une stratégie supposée efficace pour éviter d’avoir à trop en dire. C’était aussi une façon de dédramatiser le récit. Sujets difficilement « racontables » donc que ceux-là. Mais mes interlocuteurs n’étaient pas plus loquaces lorsqu’on évoquait des maladies a priori moins engageantes ou moins intimes, telles que le cholestérol ou les « AVC », pour ne citer que ces deux-là. Là encore, ils n’avaient pas grand-chose à dire. S’ils ressentaient, au plus profond de leur corps, ces affections, ils étaient, le plus souvent, incapables de produire un discours élaboré à leur sujet. Et c’était auprès de leur épouse qu’ils cherchaient de l’aide. C’est à elle qu’ils confiaient le soin de « dire leur corps ». Épouse qui n’était jamais très loin, comme si elle savait qu’on n’allait pas tarder à avoir besoin d’elle. En somme, eux vivaient le mal dans leur corps, laissant à leur compagne le soin d’en énoncer l’étiologie, de replacer leur cas particulier au sein d’une théorie plus générale de la physiologie masculine.
- 12 Dans les conversations ordinaires, les infarctus devenaient « infractus », sans doute parce que le (...)
9Que disaient-elles ? Les « coups de sang », les « attaques » dont les plus âgées redoutaient les funestes conséquences, et la goutte qui clouait au lit certains « bons vivants », amateurs de plaisirs dont ceux de la table, n’étaient plus vraiment d’actualité. Ils avaient cédé la place aux « AVC », aux « infractus »12, au moderne cholestérol, aux mystérieux et forcément inquiétants triglycérides. Mais elles ne s’en laissaient pas conter, n’étant guère impressionnées par le caractère plus ou moins abscons des termes. Toutes ces maladies, pour elles, parlaient du sang, de ses états, de ses mouvements : un sang devenu, sous l’effet de l’âge, tout à la fois plus épais, plus sale et finalement tout aussi erratique que le leur. Au travers de leur récit, se profilait alors l’image d’un sang masculin soumis, au même titre que le sang féminin, à une sévère agitation. Du reste, elles n’en faisaient pas mystère. « Oh ! mais si nous c’est comme ça, eux, ça doit bien être pareil », « Eux aussi, le sang les travaille, comme nous, mais ils s’en vantent pas », ou encore « Le retour d’âge, on pense que c’est les femmes mais les hommes aussi, ils l’ont », telles sont les expressions, riches de sens et de sous-entendus, qui pourraient résumer leur argumentation.
10Cependant, ces doctes et féminines explications ne faisaient pas l’affaire des hommes qui, après avoir appelé leur épouse à la rescousse, tentaient de la faire taire, de quelques phrases bien senties, visant à lui dénier toute légitimité en la matière : « Mais qu’est-ce que tu racontes ? C’est n’importe quoi ! », « T’es docteur, toi, peut-être…», « Tu le sais, toi, si c’est comme ça ? Tu dois le savoir, tiens ! » En vain car, non seulement l’épouse semblait ne pas entendre leurs objections, mais qui plus est, eux-mêmes finissaient par accepter la parole féminine. Leur situation était sans issue : ne disposant d’aucun savoir sur leur corps, ils laissaient aux femmes le soin d’énoncer des « vérités » qu’ils ne pouvaient et ne voulaient pas entendre mais auxquelles ils n’avaient rien à opposer. Piégés donc ! Bien à contre-cœur, comme il se doit. C’est que les effets du diagnostic dont il était question allaient bien au-delà de quelques médicaments et potions qu’il leur aurait fallu ingurgiter. Ils n’en ignoraient pas l’enjeu ultime. En effet, pour expliquer les maux dont souffraient les hommes au retour d’âge, les femmes s’inspiraient de leur propre corps, et plus encore des mouvements de leur sang qui rythment leur vie : son apparition à l’adolescence qui ouvre le chemin de la maternité, puis ses retours mensuels et enfin sa disparition qui signe aussi la fin de leur fécondité et de leur sexualité. Cette périodicité, toute féminine, était alors le prisme à travers lequel elles lisaient le corps de leur époux et ses affections. Mais les effets d’une telle lecture étaient clairs : la mise à la raison des capacités viriles, de la sexualité des hommes. On notera que, sur ce point, encore une fois, femmes et médecins sont parfaitement d’accord puisque les premiers traités consacrés à l’andropause fondaient la réalité de cette période sur la disparition des fonctions sexuelles.
- 13 Rivière 1973 : 135-136.
- 14 Lavigne 1875 : 372-373.
- 15 Les recherches menées par Jean-Claude Sangoï et l’une de ses étudiantes, Nadège Fabre, sur le Bas-Q (...)
- 16 Verdier 1978 et 1980.
11« Inventant » la ménopause puis l’andropause, les médecins auraient aussi imposé, aux femmes aussi bien qu’aux hommes, une mort de la sexualité. Mais on peut penser qu’ils n’ont pas eu beaucoup de peine à y parvenir, tant celle-ci coïncidait avec des habitudes bien ancrées. Pour le dire autrement, les couples n’avaient pas attendu que l’abstinence sexuelle à l’automne de la vie devienne une prescription médicale pour la mettre en œuvre. On connaît la sombre histoire du parricide Pierre Rivière. Le long texte qu’il rédigea pour expliquer son geste a fait couler beaucoup d’encre. On relèvera ici un détail qui n’a, lui, guère retenu l’attention : pour se prémunir des assauts de son mari, la mère de Pierre installe dans le lit conjugal deux de ses enfants, Jules et Victoire13. Le couple n’a eu de cesse de se déchirer, non sans violence le plus souvent. Pourtant, il semble qu’il n’était pas nécessaire d’en arriver à un tel désamour pour cesser tout commerce charnel. Ainsi, à la fin du xixe siècle, un observateur du midi toulousain dénonçait, sans ménagement, cette tendance des hommes à « monter les outils au galetas », beaucoup trop tôt selon lui et sans raison conjugale ou affective14. De même, mes interlocutrices me laissaient entendre qu’aux abords de la ménopause, elles avaient imposé l’abstinence sexuelle à leur époux. Elles recouraient, pour cela, à des expressions imagées mais claires. Elles avaient « mis le sabot dans le lit » ou elles avaient « envoyé (leur époux) voir la voisine ». Face aux désordres de la menstruation, certaines, qui n’avaient pas su ou pas pu imposer à leur mari cette abstinence, avaient vécu avec effroi la cessation de leurs règles, redoutant que cette dernière n’annonce la naissance d’un « petit dernier », accusant une forte différence d’âge avec ses aînés. Naissance qu’elles considéraient unanimement comme une honte ! Et, ce qu’elles avaient redouté pour elles-mêmes, elles le dénonçaient sans ménagement chez les autres, évoquant, en termes accusateurs, ces mères qui avaient mis au monde un enfant alors que leur propre fille était en âge de procréer ou, pire encore, mariée et déjà mère. Celle-ci avait annoncé sa grossesse le jour du mariage de sa fille cadette ! Celle-là avait donné naissance à un fils alors que l’aîné avait presque vingt ans ! Et cette autre qui s’était retrouvée à la clinique en même temps que sa fille et toutes les deux pour la même raison : leur accouchement ! Elles ne manquaient pas de stigmatiser ces familles où l’ordre des générations était bouleversé, où le neveu était plus âgé que l’oncle. Elles ne s’étonnaient pas de voir ceux qui se trouvaient pris dans cet enchevêtrement générationnel connaître un triste sort (infécondité, suicide, célibat, sexualité considérée comme déviante, etc.). C’était la conséquence, « logique » selon elles, de la conduite inqualifiable de leur « folasse de mère ». C’est que ces femmes, jeunes mères et jeunes grands-mères à la fois, brisaient un interdit, qui n’était pas clairement formulé mais qui gouvernait, bel et bien, la vie sexuelle des couples comme l’a montré l’historien démographe Jean-Claude Sangoï15 : la mère devait cesser d’être féconde – du moins ne devait-elle plus en arborer les signes manifestes – lorsque ses propres enfants étaient en âge de devenir parents. Elle devait devenir pleinement « grand-mère ». Deux générations ne pouvaient et ne devaient pas jouir du pouvoir génésique en même temps. En somme, le Petit Chaperon Rouge devait manger sa grand-mère, comme nous l’a expliqué, avec d’autres mots et dans un autre contexte, Yvonne Verdier16. Et quel moyen plus efficace pour éviter ces naissances à contretemps et « honteuses » que de cesser tout rapport sexuel ? « Le sabot dans le lit » ayant tout de même des limites, on comprend que mes interlocutrices aient pensé et vécu l’hystérectomie comme un soulagement. Ainsi, ménopause et andropause, fondées sur une pathologisation des corps qui induisait une mort de la sexualité, se révèlent, à l’analyse, être les héritières directes de très anciennes pratiques sociales qu’elles médicalisent et légitiment tout à la fois.
12Mais, dira-t-on, tout ceci est daté. Mes interlocutrices étaient de « très vieilles dames de la campagne » qui perpétuaient des conduites qui, ailleurs, en d’autres lieux, urbains notamment, dans d’autres milieux sociaux, avaient disparu ou étaient en passe de disparaître. Du reste, vingt ans se sont écoulés depuis mes premières enquêtes, au cours desquels les choses ont profondément changé. Le temps n’est plus où l’on percevait la cinquantaine ou la soixantaine comme le seuil de la vieillesse. S’ils ne vont pas jusqu’à dire, comme le chantait Tino Rossi, que « la vie commence à soixante ans », les couples n’en affirment pas moins continuer à vivre une vie parfaitement épanouie, revendiquant une persistance de la sexualité à un âge avancé. On est bien loin, en 2012, des heures sombres et douloureuses que décrivaient les médecins et que vivaient mes interlocutrices ! Faut-il penser que le verrou, dont j’ai analysé la patiente élaboration pendant plus d’un siècle, a soudain cédé ? Rien n’est moins sûr. Si le discours sur le corps vieillissant a changé, la sexualité des quinquagénaires et des sexagénaires n’est pas aussi libre qu’on le prétend.
- 17 Je songe, pour ne citer que cet exemple, à la gamme de produits Ménophytéa, dont le nom dit suffisa (...)
- 18 Les résultats de deux enquêtes épidémiologiques, la Women’s Health Initiative (WHI), menée aux État (...)
13On ne peut le nier, la « totale » compte bien peu de défenseurs parmi les « quinquas » d’aujourd’hui qui n’y voient plus un « soulagement » mais une inacceptable mutilation. Au bistouri, elles préfèrent désormais les traitements hormonaux de substitution. Or, on ne suit pas un « THS » comme on prend un traitement à base de plantes !17 Si le second relève entièrement de l’initiative personnelle (nulle ordonnance n’est nécessaire), le premier, lui, est aux mains du corps médical qui en évalue la pertinence, fixe la posologie, établit l’ordonnance et en suit les effets au cours de consultations régulières. Du reste, deux enquêtes parues au début des années 2000 ayant mis en avant les effets secondaires de ces traitements sur certains organes, de surcroît intimement liés à la féminité18, les femmes n’en sont que plus motivées pour « se faire suivre ». Le doute et l’angoisse aidant, la médicalisation n’a fait que croître et s’amplifier, poursuivant la trajectoire engagée il y a deux cents ans. Rien de nouveau, en somme, du côté des femmes. On ne saurait en dire autant pour ce qui concerne les hommes.
- 19 Il est l’auteur d’un ouvrage paru en 1988 dont le titre se passe de commentaire : L’andropause : ca (...)
- 20 Debled 1992.
- 21 Au fil des pages, on lit cette précision : « L’homme andropausé ressemble au castrat châtré après l (...)
14En 1975, Romain Gary publie un roman au titre pour le moins singulier : Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable. Le lecteur y découvre l’histoire d’un amour qui naît et croît sous ses yeux, entre Jacques Rainier, 59 ans, et Laura, la belle Brésilienne de trente ans sa cadette. Il y découvre aussi les difficultés que le quinquagénaire rencontre pour faire physiquement face à sa passion nouvelle. Difficultés qui le déstabilisent au point d’envisager une sorte de suicide par procuration afin de ne pas avoir à affronter ce qu’il vit comme un naufrage, non seulement de sa sexualité mais de son être tout entier. Dix-sept ans plus tard, Georges Debled, un urologue dont le nom est étroitement associé à l’andropause19, publie à son tour un ouvrage dont le titre est à la fois proche de celui de Gary et en totale contradiction avec celui-ci : Au-delà de cette limite, votre ticket est toujours valable, sous-titré, pour qui n’aurait pas saisi l’allusion, Comment vaincre le vieillissement de l’homme ?20 On croit comprendre qu’aux yeux de Debled, les tourments de Jacques Rainier, hanté par le déclin de sa virilité, sont sans fondement, ne sont que pure spéculation d’écrivain. Sauf que parcourir la table des matières désarçonnerait le plus matamore des Verts-Galants aux tempes grisonnantes. N’y lit-on pas que « L’andropause atteint tous les hommes de plus de quarante ans » et que « Le castrat (est) un modèle de l’andropausé »21 ? N’y est-il pas question de « Troubles de l’éjaculation », de « Problèmes de la prostate », de « Peau (qui) se fane », d’« Anémie », de « Souffle court », d’« Insuffisance rénale », d’« Artériosclérose », d’« Angine de poitrine et (d’)infarctus » ? Le roman et le traité de l’urologue affirment unanimement que, « passé un certain âge », la sexualité décline. Mais là s’arrêtent les ressemblances. Romain Gary met en scène un héros dont les amours échappent à la surveillance du Caducée puisque Jacques Rainier renonce très vite au regard grivois du médecin auquel il s’est, dans un premier temps, adressé tandis que Georges Debled, lui, considère que si les amours sont toujours possibles et souhaitables, elles ne peuvent exister sans un accompagnement, une stricte surveillance médicale. En 2012, il faut bien le reconnaître, Gary a perdu, Debled a définitivement gagné. Comment aurait-il pu en être autrement ?
- 22 Sur le rôle de la presse féminine, voir Moulinié 2004.
15En matière de surveillance du corps masculin, les femmes n’ont jamais faibli. Si dans les années 1980-1990, elles l’exerçaient de façon presque clandestine, il en va bien différemment aujourd’hui. Ce rôle leur est comme officiellement dévolu. Mais qui leur a accordé un tel pouvoir ? Pour trouver la réponse, parcourons les rayons d’une papeterie. La presse masculine n’est pas très loquace sur la santé masculine, c’est là un doux euphémisme. Souvent très spécialisée, elle parle plus volontiers d’érotisme, de sport, de mécanique, de bricolage. Mais de médecine, point ! C’est dans les parties réservées à la presse médicale grand public (Top Santé par exemple) et à la presse féminine (Femme Actuelle et Maxi, pour n’en citer que deux) qu’il faut aller la chercher. Or, ces deux types de presse n’en font qu’un, essentiellement acheté par des femmes. De même, si les émissions de radio et de télévision (en premier lieu le bien nommé Magazine de la santé sur France 5) n’hésitent pas à aborder l’andropause, c’est surtout à un public féminin qu’elles s’adressent22. Leur discours est volontiers optimiste. On le répète à l’envi, jusqu’à tutoyer l’injonction : il n’est plus question d’arrêter toute sexualité la cinquantaine venue, il est toujours possible de vivre une sexualité épanouie, dans le couple, ce cap passé. À cette restriction près, tout de même : il faut savoir « se surveiller ». Là est le nœud du système. Parmi les innombrables rôles que Femme Actuelle et consorts assignent aux femmes, il y a celui de gardienne de la santé de la famille et, en premier lieu, de leur époux, présenté, tour à tour, comme peu soucieux ou ignorant de ces questions cruciales, trop pudique ou trop fier pour les évoquer. Bref, c’est à elles de prendre en charge la santé de « leur homme », et notamment de les inciter, avec toute la diplomatie requise, à « consulter » régulièrement, surtout lorsque la cinquantaine ou la soixantaine approche. Et c’est au prix de cette surveillance constante, de cette soumission du corps viril au regard du médecin, que la sexualité du couple a encore droit de cité. En somme, par le truchement de ces médias qui, bien que s’adressant essentiellement aux femmes, s’ouvrent largement à la santé des hommes « mûrs », les médecins ont délégué aux épouses leur pouvoir de surveillance.
16Les hommes résistent-ils à cette pression « médico-médiatico-matrimoniale » ? Rien n’est moins sûr. Certes, ils ne sont pas légion à avouer qu’ils sont en proie à l’andropause. Mais plus rares encore sont ceux qui, aujourd’hui, osent résister à leur épouse lorsque celle-ci dit s’inquiéter d’un certain trouble et suggère qu’il faudrait « prendre rendez-vous chez le docteur ». Au pire, tenteront-ils de négocier pour différer le moment de se soumettre au regard du médecin. Mais tous savent qu’il leur « faudra y passer ». Aujourd’hui comme hier, ils n’ignorent pas quels sont les grands sous-entendus de cette surveillance. Ils savent qu’elle interroge leur puissance virile. Non sans un évident scepticisme, qu’eux-mêmes partagent. Il suffit, pour s’en convaincre, de s’intéresser à l’humour masculin. En effet, en analysant les « blagues de cul », pour parler crûment, on s’aperçoit que, loin de la nier, elles insistent sur la disparition progressive de la sexualité sous l’effet de l’âge. Citons-en quelques-unes. Celle-ci met en scène un couple vieillissant qui, après des années d’indifférence sexuelle, se laisse soudain aller à de tendres effusions dans un champ. La verdeur retrouvée de Monsieur étonne et ravit Madame qui croit à un nouveau printemps des corps. Mais, comme il le lui explique, il n’y faut pas songer : elle n’est due qu’au fait qu’il est assis sur une clôture électrique. Cette autre met en scène deux grands-pères, assis sur un banc. L’un des deux fanfaronne sur sa force et sa capacité musculaire qui ont miraculeusement décuplé avec les ans. La preuve ? Jeune, il ne pouvait « plier » sa verge, geste qui lui est désormais possible sans l’ombre d’un effort ! Quant au Viagra, dont la seule mise sur le marché est riche de sens, il a été une intarissable source de plaisanteries et de jeux de mots, mettant en scène l’effondrement de la virilité du quinquagénaire, plus ou moins rétablie grâce à la chimie. En somme, cet humour que les hommes manipulent volontiers clame inlassablement, haut et fort, les défaillances de leur corps. In fine, ils ont discrètement mais de façon bien réelle capitulé, acceptant le nouveau verdict des femmes et des médecins : pour pouvoir aimer encore, il leur faut « se surveiller » et, plus encore, « se faire surveiller ».
17La médecine n’a eu de cesse, depuis l’Antiquité grecque et avec une remarquable accélération depuis le xviiie siècle, de maîtriser le corps féminin, de le marquer de son sceau. Qu’elle parle de « ménopause » puis d’« andropause » en est une preuve, parmi d’autres. Cependant, ces expressions invitent aussi à nuancer le propos. Cette prise de pouvoir ne s’est pas fait contre l’avis des femmes ni, plus simplement, sans elles. Tout au contraire, elles en ont été des relais puissants et efficaces. Elles l’ont moins subie qu’accompagnée. Du reste, elles n’ont pas été les seules à la connaître. Les hommes n’y ont pas échappé, eux non plus, pris en tenailles qu’ils étaient entre leur épouse et le Caducée. Si les techniques que l’on dirait aujourd’hui très cruelles, telles que l’hystérectomie, sont en passe de disparaître, la surveillance médicale, elle, loin de s’émousser, ne cesse de se renforcer. Enfin, si la sexualité des sexagénaires ne pose désormais plus problème, encadrée, corsetée, surveillée par le Caducée, il n’en reste pas moins que la sexualité des « très vieux » est supposée ne pas exister. Ainsi, en 1992, une équipe pluridisciplinaire réunissant notamment des épidémiologistes, des démographes, des psychologues, des psychiatres, des sociologues et des économistes s’est lancée dans une vaste Analyse des Comportements Sexuels en France, plus connue aujourd’hui sous le nom d’« enquête ACSF ». La population étudiée était répartie entre différentes tranches d’âge. La dernière concernait les « 60-69 ans »23. On ne saurait être plus clair ! La norme est désignée. L’échéance ultime est toujours là. Simplement frappe-t-elle plus tard.