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Compléments en ligne : Clio a lu

Martine Reid, Des Femmes en littérature

Paris, Belin, 2010, 331 p. 
Catherine Nesci
Référence(s) :

Martine Reid, Des Femmes en littérature, Paris, Belin, 2010, 331 p. 

Texte intégral

  • 1 Deux synthèses pour l’histoire moderne avaient été publiées dans les années 1980 : Béatrice Didier, (...)

1Dans son dernier ouvrage, Des Femmes en littérature, Martine Reid mène une enquête riche et passionnante, très bien théorisée et solidement documentée, sur la place des femmes écrivains dans l’histoire littéraire française et « dans la mémoire collective depuis des siècles » (p. 5). Si les exemples retenus couvrent surtout les auteures (le plus souvent leurs productions romanesques) du XVIIIe siècle au début du xxe siècle, la réflexion met en lumière non seulement la conception « résolument masculine » (p. 6) de la littérature que mit en place l’histoire littéraire depuis le XIXe siècle, mais aussi et surtout la résistance de l’université française, des cursus, des maisons d’édition et des médias à enregistrer et inclure les acquis des recherches sur les femmes, les divisions sexuées des rôles sociaux et, plus largement, tout ce que la notion de genre/gender a pu apporter dans d’autres disciplines des sciences humaines ou sociales, telles l’histoire, la philosophie ou la sociologie. Soutenue par une excellente introduction, l’enquête en deux parties et douze chapitres vise la synthèse, propose un bilan du travail critique effectué ces vingt dernières années et multiplie les « propositions de lecture » afin de renouveler le champ de l’histoire littéraire et d’inclure de façon rigoureuse et problématisée les femmes écrivains (p. 7)1. Passionnée par la littérature et l’histoire des idées, M. Reid écrit d’une plume enjouée, pratique un humour décapant, parfois polémique, mais jamais complaisant ; elle se montre sensible aux nuances et s’abstient de conclure quand les preuves ne sont pas satisfaisantes ; elle interroge constamment les (fausses) évidences et n’hésite pas à pointer les contradictions ou penser les limites dans un exercice de tabula rasa tout à fait bénéfique.

2Dans son introduction, M. Reid compare les données essentielles de l’histoire du féminisme en France, depuis Le Deuxième Sexe, et dans le domaine anglo-saxon, et rappelle que la seconde vague du féminisme eut peu (ou pas) d’influence sur la critique et l’histoire littéraires, précisant ainsi de manière claire le cadre épistémologique et les enjeux de la démarche engagée dans l’ouvrage. Les oppositions entre un féminisme de l’égalité et de l’universel (représenté par exemple par Simone de Beauvoir ou par la notion de « génie féminin », chez Julia Kristeva), et une pensée de la différence (telle « l’écriture féminine » qui, chez Hélène Cixous, transcende en fait les limites sexuées du corps, note M. Reid, p. 11), ont engendré des scissions comparables de part et d’autre de l’Atlantique. Reste que l’impact des questionnements sur les femmes et le genre n’a pas été le même, on le sait, dans les institutions universitaires nord-américaines ou canadiennes, où se sont multipliés les départements d’études féminines, études des genres, transgenres et queer, depuis les années 1980, et les institutions françaises, où les groupes de recherches littéraires font à présent place à ces objets de recherche, certes en retard sur les autres disciplines, tandis que le centre créé par H. Cixous à Paris-VIII a longtemps joué le rôle de phare solitaire et menacé. En se penchant sur les œuvres des femmes comme sur leur réception dans le champ littéraire, M. Reid nuance sensiblement les lignes de faille entre les pensées et met en valeur la sexuation impensée de l’institution littéraire, où, depuis toujours, « la différence est à l’œuvre : elle œuvre à séparer et à hiérarchiser ; elle construit une hiérarchie des productions comme elle crée une hiérarchie des genres littéraires […] » (p. 16). Le portrait des femmes comme sujets de la pratique littéraire, du moins jusqu’au début du XXe siècle, est celui d’êtres sous surveillance, dont la présence dérangeante dans l’espace littéraire et culturel doit être expliquée, justifiée, voilée, minimisée, effacée, voire dénoncée. La prise de conscience de cette « altérité » est donc incontournable et affecte les œuvres, qu’il s’agisse de la dissimuler ou de la célébrer (p. 18). Pourtant, si la différence est un paramètre essentiel de toute histoire littéraire sensible à la part des femmes auteures, cela ne signifie pas qu’il faille nécessairement ramener les productions et les situations à une identité de genre, un féminin unique et essentialisé (p. 19). Les voix des femmes, comme celles des hommes, sont multiples autant que singulières.

3La première partie de l’ouvrage démontre ainsi comment les différences ont servi de principe de domination dans le champ littéraire (désignant ici la littérature, son histoire, ses acteurs et actrices, comme ses institutions, ses critiques, ses protocoles d’édition et d’évaluation), tandis que la seconde partie fait entendre, avec une justesse et une sensibilité remarquables, les voix de romancières, après avoir éclairé les conditions d’entrée des femmes en littérature. Par le biais d’analyses fines et captivantes, M. Reid pose ainsi brillamment les jalons d’une histoire littéraire genrée et engagée.

4« Discours » : le titre donné au premier volet de la réflexion renseigne sur le but ici poursuivi, à savoir interroger les a priori sur lesquels se fondent les discours sur la réception des écrits des femmes, dont le tableau, écrit M. Reid, suscite « bien plus de repeints que de véritables repentirs » (p. 25). En quatre chapitres portant sur des sources valant comme attaques ou défenses des œuvres de femmes, elle nous fait découvrir ou redécouvrir les textes qui témoignent de la marginalisation passée et présente des femmes auteures, ceux qui ont contribué à cette relégation dans les marges et qui y contribuent encore de nos jours, en reconduisant une vision universalisante, au vrai masculine, de l’exercice littéraire (p. 25-26). Ainsi, l’analyse du De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800) de Germaine de Staël montre la contradiction entre la défense des femmes, dans le célèbre chapitre sur les femmes qui cultivent les lettres, et l’ensemble de l’œuvre, qui ne fait aucunement ou bien peu place aux femmes. La comparaison avec d’autres défenses sur les femmes auteures par Constance Pipelet et Félicité de Genlis montre de même la façon dont les préjugés sur les femmes et la nature féminine ont été intériorisés, ce qui ne saurait étonner dans le cadre révolutionnaire ou postrévolutionnaire dans lequel celles-ci analysent la position des femmes en littérature. Pourtant, de plus en plus de femmes vont se mettre à écrire et imprimer dans des supports et des médias différents, notamment pour la presse et le théâtre, et pas seulement des romans ou des poèmes lus dans un salon ou publiés à compte d’auteur(e). M. Reid renouvelle ainsi l’interprétation des satires verbales et visuelles des bas-bleus, dont le type social devient un phénomène à part entière de la vie culturelle parisienne et urbaine dès la Monarchie de Juillet. Que ce soit dans la littérature des physiologies ou dans la caricature des années 1840, les textes qui pourfendent les femmes se mêlant de cultiver les lettres trahissent certes une anxiété sur l’envahissement d’un espace public qu’il n’est pas question de partager avec le beau sexe ; mais la présence des femmes dans cet espace atteste également d’une révolution des mœurs, et notamment du fait qu’elles sont et seront de plus en plus nombreuses à faire de la littérature leur métier. Des Portraits de femmes de Sainte-Beuve (1844) au Cours familier de littérature de Lamartine (1856-1869), M. Reid montre combien l’érudition et les opinions politiques ne suffisent pas à assouplir les « contraintes socio-historiques du genre » (p. 85) : les deux écrivains ne sauraient envisager de rôles sérieux pour les femmes en littérature, Lamartine faisant d’ailleurs preuve d’une grande hostilité à cet égard.

  • 2 On pourra se reporter au chapitre 6, « L’avènement des talons plats » de Passage de l’Odéon. Sylvia (...)

5Le chapitre IV est un véritable tour de force tant l’auteure prend de front, et souvent de manière quantitative, les impensés misogynes de l’Histoire de la littérature française de Lanson, dont elle montre l’introjection des idées sur la virilité de la nation française et sur le cloisonnement des femmes dans la sphère privée. Lanson, à l’instar de Sainte-Beuve, ne prend guère en compte les débats sur l’éducation, les droits civils et la condition des Françaises de son époque. La « camaraderie littéraire » de tant d’écrivains du temps ne fait-elle pas avec la même ardeur « l’assaut des bordels et de la littérature » ? (p. 93), demande M. Reid, qui montre comment se constitue le discours sur la littérature française : en grande partie par « le reniement de sa part féminine » (p. 96). Si, dans le même temps, beaucoup d’auteurs pratiquent une certaine « philogynie », d’Alphonse Séché à Jean Larnac, cette « implacable loi de la différence » ramène toujours à un discours sur l’inaptitude des femmes à la littérature, ce que les histoires littéraires les plus récentes ne remettent guère en cause en convoquant les « invariants » de la pensée sur le féminin (p. 107), ce qui empêche de saisir et comprendre la diversité et la singularité de leurs œuvres, par-delà l’appartenance au sexe féminin2. C’est à mieux cerner cette diversité que s’emploie justement le second volet de l’enquête.

6 Les chapitres V (« Être imprimée ») et VI (« Des Femmes et des romans »), plutôt synthétiques, reviennent sur les conditions qui médiatisent l’entrée des femmes dans le champ littéraire, des Lumières au XIXe siècle : pratique (ou non) du pseudonyme pour la publication, situation conjugale ou familiale, niveau d’éducation – autant de facteurs qui montrent une grande disparité de conditions chez les auteures. M. Reid conclut joliment, et avec pertinence : « L’histoire, genrée, de ce “dangereux supplément”, ainsi que l’appelle Rousseau, reste à faire » (p. 129). Avec le chapitre VI, l’auteure renoue avec la double approche, qualitative et quantitative, du chapitre IV, pour démonter cette fois le mythe que constitue l’assimilation entre femmes et roman (genre dit « féminin ») ; l’association est souvent liée à la « perte de valeur » que représente la participation active des femmes à la sphère culturelle (p. 132). Si les pourcentages de femmes écrivains sont assez stables dans l’ensemble (autour de 10%), on note parmi ces auteures une diversité de pratiques, et bien moins une vocation au genre romanesque, et dans ce genre même, celles-ci écrivent aussi dans tous les sous-genres possibles (p. 136-137). Si l’histoire littéraire a donc volontiers majoré la part des femmes dans la fabrique des romans, elle a peu à peu minoré la participation des femmes à la littérature, contradiction que l’auteure s’emploie à comprendre et à dépasser.

  • 3 On pourra poursuivre le questionnement par la lecture ou la relecture de dossiers récents : Christi (...)

7Lectures des romans d’Isabelle de Charrière aux nouvelles de Renée Vivien, de 1750 à 1904, les chapitres VII à XII offrent de belles interprétations qui mettent en valeur les problèmes des rapports entre les sexes tels qu’ils sont représentés dans les romans, la mise en abyme narrative de la condition d’auteure, l’alliance de la fiction et du fantasme. Les lectures absolument magistrales d’Olivier ou le secret de Claire de Duras, de Mademoiselle Merquem de George Sand et des nouvelles publiées dans La Dame à la louve de Renée Vivien offrent un modèle d’analyse sur des textes peu lus, et mettent en œuvre une méthodologie attentive à l’Histoire, aux pulsions, à l’esthétique et à l’invention de formes littéraires pour dire autrement le désir et le couple, en accord ou non avec l’hétérosexualité dominante et les tabous sociaux. Éditrice de nombreux romans de femmes, créatrice de la série « Femmes de lettres » dans la collection Folio 2 euros, organisatrice de manifestations culturelles favorisant une visibilité accrue des femmes dans l’histoire des idées, l’histoire politique et l’histoire littéraire, M. Reid prouve encore une fois, avec Des Femmes en littérature, combien le patrimoine littéraire des femmes a été fort injustement oublié, mais elle nous donne de meilleurs outils pour réinsérer les auteures « dans un champ littéraire plus ouvert, plus soucieux des différences, plus nuancé dans ses jugements, sensiblement plus attentif aussi aux positions hétérogènes, nombreuses et contradictoires qui le constituent autant qu’il se trouve constitué par elles » (p. 21)3.

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Notes

1 Deux synthèses pour l’histoire moderne avaient été publiées dans les années 1980 : Béatrice Didier, L’écriture-femme, Paris, PUF, 1981 ; Christine Planté, La Petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur, Paris, Seuil, 1989, lequel mériterait une publication en livre de poche, avec une mise à jour (minime) de la bibliographie ou de certaines conclusions. Si les publications et les travaux sur les femmes écrivains se sont développés au cours des dernières années et ont enrichi le champ des études interdisciplinaires, ils se penchent souvent sur une période bien définie. Une synthèse, telle que celle proposée par M. Reid, est donc particulièrement bienvenue en ce moment d’effervescence intellectuelle sur les questions de genre.

2 On pourra se reporter au chapitre 6, « L’avènement des talons plats » de Passage de l’Odéon. Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire à Paris dans l’entre-deux-guerres (Fayard, 2003), de Laure Murat pour une belle analyse des résistances qui se dressent encore au début du xxe siècle contre l’aptitude des femmes à la littérature, « à la conceptualisation et aux systèmes de pensées » (p. 223).

3 On pourra poursuivre le questionnement par la lecture ou la relecture de dossiers récents : Christine Planté, « La place des femmes dans l’histoire littéraire : annexe ou point de départ d’une relecture critique ? », dans RHLF, n° 3, juillet-septembre 2003, p. 655-668 ; Audrey Lasserre, « La volonté de savoir : présentation du numéro », « Les femmes ont-elles une histoire littéraire ? », Audrey Lasserre (dir.), LHT, n°7, Dossier, publié le 1er janvier 2011, http://www.fabula.org/lht/7/dossier/209-7lasserre ; Audrey Lasserre, « Les femmes du xxe siècle ont-elles eu une histoire littéraire », M. Barraband et A. Lasserre (dir.), « Synthèses », Cahier du CERACC, n° 4, décembre 2009, p. 38-54 ; et le volume récent, dirigé par Martine Reid, Les Femmes dans la critique et l’histoire littéraire, Paris, Champion, 2011.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Catherine Nesci, « Martine Reid, Des Femmes en littérature »Clio [En ligne], 36 | 2012, mis en ligne le 03 juin 2013, consulté le 12 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/10945 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.10945

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Auteur

Catherine Nesci

Université de Californie, Santa Barbara

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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