Nicolas Bourguinat (dir.), Le voyage au féminin, Perspectives historiques et littéraires (XVIIIe – XXe siècles)
Nicolas Bourguinat (dir.), Le voyage au féminin, Perspectives historiques et littéraires (XVIIIe – XXe siècles), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2008, 152 p.
Texte intégral
- 1 Voir par exemple Sarga Moussa, « La part des voyageuses : le harem vu de l’intérieur » dans son ouv (...)
1Issu d’une journée d’études à l’Université de Strasbourg qui souhaitait renouveler le regard autour de « voyage et genre », ce recueil de sept articles réunit des contributions d’historien(ne)s, dont une historienne de l’art, et de littéraires, comparant ainsi leurs approches diverses au voyage lettré ou littéraire du XIXe siècle surtout et du début du XXe siècle. Dans sa présentation magistrale s’appuyant sur l’ouvrage de B. Monicat, Itinéraires de l’écriture au féminin. Voyageuses du 19e siècle (Rodopi, 1996) N. Bourguinat fait la synthèse des résultats de recherches des vingt dernières années, avec une abondante et récente bibliographie, surtout anglo-saxonne en raison de l’intérêt plus précoce des spécialistes anglo-américaines pour des problématiques issues des théories post-coloniales, inspirées largement par l’ouvrage célèbre d’Edward Saïd, Orientalism, (1979). À ce titre, on peut regretter que l’auteur ne fasse pas mention de travaux qui s’intéressent particulièrement aux écritures des voyageuses francophones en Orient1.
2L’ambition de ce recueil est de partir des « acquis » de la recherche dans une perspective critique et de proposer quelques nouvelles pistes possibles pour analyser le « paradigme du genre » dans l’historiographie du voyage. Si chaque contribution s’efforce selon N. Bourguinat de « traquer la spécificité d’une approche féminine de l’expérience de la mobilité, des paysages et des peuples ou personnages rencontrés », l’auteur ajoute une mise en garde en soulignant « que cela ne change pas forcément tout d’être femme, voyageuse et observatrice » (p. 14). Ainsi plusieurs auteur(e)s ici cherchent plutôt à interroger ou à remettre en question une approche spécifique du voyage au féminin en montrant par exemple l’importance de l’intertextualité, des idées reçues et des facteurs autres que le genre dans le conditionnement des regards (appartenances sociale ou nationale).
3On pourrait discuter les conclusions de N. Bourguinat selon lesquelles le voyage féminin « est loin de toujours faire bouger les codes sociaux et les normes de genre collectives, surtout dans le long terme » (ibid.). Rappelons que les voyageuses par leur exemple ont proposé de nouveaux modèles contribuant à faire évoluer les mentalités concernant la prise de parole féminine et les manières dont les femmes occupent l’espace public. Elles sont ainsi des précurseures des professionnelles du terrain (anthropologues, archéologues, ethnologues, journalistes).
4Le recueil s’organise autour de trois axes. Dans la première section, « Le voyage féminin entre réel et imaginaire », D. Brahimi prend le parti d’étudier les femmes voyageuses dans les écritures de voyages (Flora Tristan, Isabelle Eberhardt, Edith Wharton, Colette) mais aussi dans les œuvres de fiction. Celles-ci peuvent d’ailleurs être écrites par des femmes (notamment George Sand) mais également par des hommes (Caumery et Pichon, les créateurs de la bande dessinée Bécassine, et E. M. Forster). Son corpus « aléatoire mais non arbitraire » couvrant un siècle (1830-1930) lui permet de soutenir l’hypothèse d’une évolution dans l’idée du voyage qui a représenté au xixe siècle un très grand espoir d’émancipation pour des femmes et de participation au progrès social, mais qui céderait la place à la désillusion surtout après la Première Guerre mondiale. Toutefois, on se demanderait si cette hypothèse reste valable en élargissant le corpus à des voyageuses telles qu’Ella Maillart, Freya Stark, Odette de Puigaudeau, Alexandra David-Néel ou les premières aviatrices ou pionnières professionnelles (nous pensons par exemple à la grande reporter Andrée Viollis).
- 2 Sur cette question on consultera Margot Irvine qui compare systématiquement les écritures féminine (...)
5La contribution de N. Bourguinat permet ensuite d’analyser un double regard, masculin et féminin2, lorsqu’il compare les processus de réécriture du voyage au sein du couple Franz Liszt et Marie d’Agoult (de pseudonyme Daniel Stern) dans le cadre de leurs pérégrinations en Suisse en 1835. L’auteur montre notamment comment le voyage devient une manière pour chaque membre du couple de mieux maîtriser sa propre vie. Ainsi, Liszt, auparavant connu comme interprète et transcripteur, puisera dans son expérience suisse pour renouveler la musique européenne à travers des esthétiques nouvelles, et Marie d’Agoult découvrira sa vocation d’écrivaine.
- 3 Sur l’influence « oriental » grecque chez De Noailles voir le livre important de Catherine Perry, P (...)
6L’historienne de l’art, C. Peltre, spécialiste de l’orientalisme en peinture, s’intéresse quant à elle à la poétesse Anna de Noailles et au rôle de l’« Orient » dans son inspiration littéraire, à partir d’un voyage que la princesse aux origines gréco-roumaines avait effectué, à l’âge de onze ans, dans sa ville natale de Constantinople, son unique voyage en Orient. Elle étudie également l’importance de la tradition picturale orientaliste chez la poétesse à travers notamment les tableaux de Delacroix. Selon C. Peltre, l’itinéraire personnel d’Anna de Noailles et son éveil au monde visuel traduiront une évolution dans le regard porté sur la « femme orientale »3.
7Le deuxième volet, « Le voyage féminin, une expérience originale de l’altérité », examine plus précisément les subjectivités féminines. M. van Strien-Chardonneau étudie trois femmes de lettres des XVIIIe et XIXe siècles (Mme du Boccage, Mme de Genlis et Louise Colet) pour savoir si elles laissent entendre une voix particulière dans leurs manières de traiter la « matière » de Hollande (les sujets et les thèmes obligés des relations sur ce pays) dans leurs récits de voyage. D’après l’auteure, chacune à sa manière se sert de sa relation de voyage pour s’affirmer comme femme-auteur à l’intérieur de la narration, « en exploitant des dispositifs variés dans l’énonciation ou en choisissant soigneusement des anecdotes appropriées » (p. 85).
8Dans une autre perspective comparatiste, R. Rogers contraste le regard des voyageuses anglaises et françaises en Algérie au XIXe siècle, autour de leurs observations d’une femme française, Mme Luce, et de son école pour jeunes filles musulmanes. L’approche novatrice de R. Rogers montre comment les regards nationaux peuvent conditionner les grilles de lecture d’une société et orienter les regards des voyageuses sur l’autre. Ainsi, alors que pour les voyageuses féministes anglaises qui font un travail d’héroïsation de la figure de Mme Luce, « le séjour en Algérie reste une découverte de formes d’altérité qui les renvoie à leur propre indépendance » (p. 97), la lecture des françaises est rendue compliquée par la politique coloniale et nous rappelle que la catégorie du genre est bien entendu imbriquée dans d’autres rapports de pouvoir.
9Si la plupart des recherches sur les femmes et les voyages se préoccupent en général du voyage Nord-Sud/Occident-Orient, les deux dernières contributions du recueil, sous l’intitulé « Du reportage au tourisme culturel », étudient de manière intéressante des voyages transatlantiques. A.-C. Sieffert analyse le voyage effectué aux États-Unis par l’une des rares femmes journalistes françaises du xixe siècle, Thérèse Bentzon (le nom de plume de Marie-Thérèse de Solms-Blanc), qui fut collaboratrice à la Revue des Deux Mondes et mérite certainement d’être mieux connue pour le regard, en particulier, qu’elle porte sur les Américaines. L’auteure met en évidence les constructions géographiques et sociologiques par lesquelles Bentzon analyse les États-Unis et leur société à travers une vision « genrée ». L’altérité s’avéra notamment révélatrice du regard de Bentzon sur sa propre place dans la société française.
10La contribution de W. Walton, historienne spécialiste des relations franco-américaines au XXe siècle, examine enfin les voyages des enseignantes-boursières françaises aux États-Unis, financés par le banquier et philanthrope Albert Kahn de 1898 à 1930. À l’opposé des voyages de loisirs, il s’agit de mettre en lumière l’un des premiers cas de voyages d’études destinés spécifiquement à des femmes et institutionnellement encadrés. Les rapports et les publications des boursières (pour la plupart issues de l’ENS de Sèvres) qui s’intéressent aux systèmes éducatifs, reflètent, selon l’auteure, « une perspective différente de l’alternative entre américanisation et antiaméricanisme à laquelle semblent se résumer les rapports entre France et États-Unis pour la majeure partie du XXe siècle » (p. 145). Le voyage serait ainsi une manière pour ces femmes diplômées et actives de tisser des liens transnationaux fondés sur des préoccupations humanistes et humanitaires, comme le souligne W. Walton dans sa conclusion, annonçant les futures générations de jeunes femmes qui feront leurs études à l’étranger sous la bannière des divers programmes internationaux.
- 4 À titre d’exemple voir la thèse d’Elizabeth McColley, The Epistolary Self: Home and Identity in Fra (...)
- 5 Voir notamment le dossier « Voyageuses », sous la direction de Rebecca Rogers et Françoise Thébaud, (...)
11Ce recueil de perspectives pluridisciplinaires contribuera certainement à susciter de nouvelles réflexions dans l’étude du voyage au travers du prisme du genre. Sans doute faudrait-il intégrer, comme le propose N. Bourguinat dans sa présentation, toutes les formes de mobilité féminine (déplacements des temps de guerre, migrations de travail, missions humanitaires et religieuses etc.) et prendre en compte d’autres formes d’écriture liées au voyage à l’instar des carnets, des manuscrits ou des correspondances4. Quelques publications récentes complémentaires confirment par ailleurs l’intérêt et la richesse du voyage au féminin comme objet d’étude dans l’historiographie française5.
Notes
1 Voir par exemple Sarga Moussa, « La part des voyageuses : le harem vu de l’intérieur » dans son ouvrage La Relation orientale, Enquête sur la communication dans les récits de voyage en Orient (1811-1861), Paris, Klincksieck, 1995, p. 175-198 ; Natascha Ueckmann, Frauen und Orientalismus : Reisetexte französischsprachiger Autorinnen des 19. und 20. Jahrhunderts, Stuttgart, Metzler, 2001 ; et Renée Champion, Représentations des femmes dans les récits de voyageuses d’expression française en Orient au xixe siècle (1848-1911), thèse en études littéraires, Université de Paris VII, 2002.
2 Sur cette question on consultera Margot Irvine qui compare systématiquement les écritures féminine et masculine du voyage des couples francophones dans sa thèse publiée sous le titre Pour suivre un époux. Les récits de voyages des couples au xixe siècle, Québec, Éditions Nota bene, 2008.
3 Sur l’influence « oriental » grecque chez De Noailles voir le livre important de Catherine Perry, Persephone Unbound: Dionysian Aesthetics in the Works of Anna de Noailles, Lewisburg, Bucknell University Press, 2003, 455 p.
4 À titre d’exemple voir la thèse d’Elizabeth McColley, The Epistolary Self: Home and Identity in Francophone Women’s Travel Letters (1850-1950), Ph. D., University of Virginia, 2006. À travers les correspondances d’Alexandra David-Néel, d’Isabelle Eberhardt et d’Ella Maillart elle montre notamment comment la quête d’être chez soi en s’assimilant à la langue, culture et religion d’un nouveau pays bouscule les notions traditionnelles de « chez soi » et « patrie ».
5 Voir notamment le dossier « Voyageuses », sous la direction de Rebecca Rogers et Françoise Thébaud, Clio, Histoire, Femmes et Sociétés, 28, 2008, et les deux derniers numéros « Voyageuses et histoire(s) », sous la direction de Nicole Pellegrin, de la revue électronique Genre et Histoire, 8 et 9, Printemps et Automne 2011.
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Référence électronique
Renée Champion, « Nicolas Bourguinat (dir.), Le voyage au féminin, Perspectives historiques et littéraires (XVIIIe – XXe siècles) », Clio [En ligne], 36 | 2012, mis en ligne le 03 juin 2013, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/10940 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.10940
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