Mechthild Fend, Les limites de la masculinité. L’androgyne dans l’art et la théorie de l’art en France (1750-1830),
Mechthild Fend, Les limites de la masculinité. L’androgyne dans l’art et la théorie de l’art en France (1750-1830), préface d’Elisabeth Lebovici, postface de Mechthild Fend, Paris, La Découverte/INHA/Centre allemand d’histoire de l’art, 2011, collection « Genre et sexualités », 320 p.
Texte intégral
1Historienne de l’art à University College à Londres, Mechthild Fend est spécialiste de la culture visuelle de la France des XVIIIe et XIXe siècles. Au cours des années 1990, elle a consacré une thèse de doctorat à la question de la représentation du masculin dans les beaux-arts de cette époque. C’est cette recherche qui est au fondement des Limites de la masculinité, paru pour la première fois en allemand en 2003. L’ouvrage présente donc les avantages et les inconvénients d’une recherche « datée » (au sens – positif ! – de « située ») : on y cherchera moins, en effet, les dernières avancées en matière d’études de genre en histoire de l’art qu’un bilan, tout à fait intéressant du point de vue de l’histoire des idées, de ce qui se faisait alors de plus neuf dans ce domaine en Allemagne (voir, à cet égard, l’emblématique note 9 p. 266 sur une théorie queer qui commençait à peine à exister). C’est donc dix ans après sa première parution que ce livre est publié en français (dans une très belle traduction de Jean Torrent) au sein de la collection « Genre et sexualité » dirigée par E. Fassin et E. Dorlin. On en profitera, d’ailleurs, pour noter le confort de lecture offert par ce livre, doté de très nombreuses images, d’un remarquable appareil de notes et d’une bibliographie abondante, tout en regrettant l’absence de table des illustrations et d’index des noms qui auraient facilité la « circulation » dans cet ouvrage particulièrement dense.
2Au moment de sa publication en allemand, le terrain choisi par Fend est déjà largement balisé : d’A. Solomon-Godeau à T. Crow, en passant par C. Duncan ou A. Potts, l’évolution du masculin dans la culture visuelle du XVIIIe siècle est un sujet fort documenté, du moins dans l’histoire de l’art anglophone. Fend combine ainsi toutes ces approches (et bien d’autres : L. Hunt, G. Levitine…) en une riche synthèse, pour revenir sur ce bref moment de l’histoire des représentations au cours duquel, du milieu du XVIIIe siècle au début du XIXe, le « Beau idéal » est incarné par des figures masculines féminisées – androgynes – systématiquement associées à un contexte de faiblesse, de passivité ou de mort. Elle montre comment l’éphèbe néoclassique domine l’art des années 1780-1800, puis se transforme progressivement, avant d’être définitivement supplanté par le nu féminin, nouvelle incarnation érotisée de la beauté par excellence.
3Fend part des études de Thomas Laqueur sur l’émergence de la binarité sexuelle pour décrire le traitement, par la littérature des Lumières, de l’androgyne et de l’hermaphrodite conçus soit comme des êtres mythiques, soit comme des malformations pathologiques. Le chapitre suivant aborde la théorie de l’art élaborée par J.J. Winckelmann, pour qui l’Antiquité grecque est un âge d’or artistique où le Beau idéal s’incarne dans la figure de l’adolescent d’apparence androgyne. Fend explique ainsi que, de même que l’Antiquité est irrémédiablement perdue, désormais accessible uniquement par des fragments d’œuvres, de même l’adolescence mâle est un moment de beauté éphémère, une transition destinée à disparaître. D’où la mélancolie nostalgique de l’esthétique de Winckelmann, qui trace les contours d’un art perdu, comme Dibutade ceux de son amant bientôt absent. L’art inspiré de ces principes néoclassiques met donc en valeur des corps surnaturels, sans sexe déterminé (mais pas sans sexualité !), par une ligne claire qui, selon l’auteure, « enferme les corps » et s’oppose alors au dessin ondoyant du rococo.
4Le troisième chapitre évoque la politisation des théories de Winckelmann par la Révolution française qui les associent à l’œuvre de David. L’auteure consacre une étude longue (et un peu « tous azimuts ») à l’Endymion de Girodet (1791) et au Bara de David (1794), incarnations absolues, selon elle, de la mélancolie winckelmanienne. C’est sans doute dans cette partie du livre que le déficit de contextualisation sociale et politique se fait le plus sentir (on y reviendra). L’analogie construite entre l’androgyne érotisé de Girodet et l’enfant-martyr peint par David dans un tableau qu’on peut difficilement considérer comme achevé (ce que soutient pourtant bizarrement l’auteure) est certes brillante du point de vue rhétorique, mais guère convaincante au niveau historique.
5Le chapitre 4 s’intéresse aux années 1800-1810, alors que continue de se développer l’iconographie de l’adolescent mourant – image de la fin de l’innocence et de la nostalgie pour un âge révolu – à travers plusieurs représentations contemporaines du mythe de Hyacinthe et Apollon dont Fend se demande quel rapport elles entretiennent avec la perception de l’homosexualité en ce début de XIXe siècle. Or c’est à ce moment que les théoriciens de l’art appellent les artistes à réintroduire la binarité sexuelle et à construire un Beau idéal qui serait davantage conforme à la Nature. L’auteure revient ensuite sur l’art des années 1810-1820 qui montre l’androgyne non plus comme un adolescent à la beauté parfaite et éphémère, mais comme un homme efféminé, subissant la domination des femmes et de leur sexualité. On passe ainsi de l’image récurrente de la mort accidentelle du jeune Hyacinthe aimé d’Apollon, à celle de l’agression sexuelle d’Hermaphrodite par la nymphe Salmacis. L’androgyne devient le symbole de la passivité et de l’échec masculins, mais aussi – à travers la figure d’Anacréon dont Girodet fait une sorte de « dominé volontaire » – l’incarnation nouvelle de l’artiste créateur. Fend clôt son étude par une analyse de Sarrasine, une nouvelle de Balzac parue en 1830, qui peint l’androgyne en mâle castré, à la fois dangereux et pathétique, produit d’une réaction « partiellement homophobe » de Balzac (et, au-delà, de son époque) au trouble introduit par l’Endymion quarante ans plus tôt.
6Relevant moins de l’histoire que de la théorie de l’art, Les limites de la masculinité est un ouvrage qui s’adresse d’abord aux historien-ne-s de l’image et aux philosophes. Fourmillant de développements brillants et de descriptions poétiques, recourant souvent à la sémiotique ou à la psychanalyse, le livre prend quelques libertés avec la chronologie (notamment en n’évitant pas toujours l’écueil de considérer la période étudiée comme une sorte de bloc synchronique où, par exemple, la culture visuelle des artistes de 1780 et de 1820 serait équivalente). En outre, l’auteure fournit malheureusement une contextualisation historique a minima des œuvres évoquées qui frustrera sans doute la lectrice ou le lecteur historien-ne ou sociologue : qui sont les artistes et les théoriciens du « Beau idéal » évoqués, diffuseurs de cette esthétique mélancolique de l’androgyne ? Quels étaient leurs rapports avec les détenteurs du pouvoir ? Quels intérêts le monde politique pouvait-il avoir à investir ce registre esthétique ? Dans quelles conditions ces œuvres étaient-elles produites ? Comment ont-elles été reçues par la critique et le public ? Enfin, que représentent, en termes quantitatifs, les groupes d’œuvres analysées par l’auteure, rapporté au nombre d’œuvres produites à l’époque ? Si l’adolescent diaphane est bien une figure récurrente de l’art du tournant du XIXe siècle, on pourrait finalement en dire autant du guerrier (dans le cadre des représentations de la Guerre de Troie, par exemple) ou du vieillard (dans le contexte des légendes d’Ossian). De même, il est surprenant que l’auteure ne mentionne jamais le fait que, en particulier après 1810, le goût pour l’Antiquité (qui a marqué le second XVIIIe siècle et fut largement encouragé par le pouvoir) décline ostensiblement au profit d’une passion générale (tout aussi encouragée par le pouvoir !) pour le Moyen Âge et l’histoire nationale. Voilà un contexte qui a indéniablement joué dans la création et la réception des images mythologiques analysées dans les chapitres 4 et 5. Or, peut-on accorder le même statut d’icône emblématique à telle œuvre qui se situe explicitement dans une esthétique politiquement dominante, et à telle autre relevant d’une mode surannée que le succès (et donc « l’œil » de l’époque, au sens de Baxandall) a depuis longtemps déserté ? Mais il s’agit peut-être là de questions pour un tout autre livre.
Pour citer cet article
Référence électronique
Séverine Sofio, « Mechthild Fend, Les limites de la masculinité. L’androgyne dans l’art et la théorie de l’art en France (1750-1830), », Clio [En ligne], 36 | 2012, mis en ligne le 03 juin 2013, consulté le 16 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/10937 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.10937
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