Sandrine Parageau, Les Ruses de l’ignorance. La contribution des femmes à l’avènement de la science moderne en Angleterre
Sandrine Parageau, Les Ruses de l’ignorance. La contribution des femmes à l’avènement de la science moderne en Angleterre, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2010, 359 p.
Texte intégral
1Issu d’une thèse de doctorat, ce passionnant ouvrage propose une comparaison approfondie de deux participantes aux débats savants du milieu du XVIIe siècle, Margaret Cavendish (1623-1673) et Anne Conway (1631-1679). L’enquête, comme l’auteur le souligne, respecte les conventions du théâtre classique : unité de temps (les années 1650-1680), de lieu (l’Angleterre), et surtout d’action, puisque les deux femmes, par leurs conversations et leurs écrits, ont contribué à la promotion d’une philosophie naturelle vitaliste, opposée au point de vue mécaniste et dualiste défendu par exemple par René Descartes. La comparaison entre Cavendish et Conway apparaît d’ailleurs dès le XVIIIe siècle, souvent au détriment de Cavendish, perçue comme plus futile, dispersée et ostentatoire, face à une Anne Conway décrite comme mieux informée et plus modeste à la fois, elle dont l’œuvre essentielle, The Principles of the Most Ancient and Modern Philosophies, Principia philosophiae antiquissimae et recentissimae …, ne fut publiée qu’à titre posthume. Le développement des études sur les femmes, tout autant que le renouvellement des questions sur l’avènement de la science moderne, ont conduit à s’intéresser à la production de philosophie naturelle dans son ensemble, et donc à une plus grande variété d’acteurs ; ils suggéraient naturellement de reprendre la comparaison sur de nouvelles bases. Entamé par des études pénétrantes, mais très ponctuelles, de S. Clucas, M. Corporaal ou S. Hutton, le projet est placé ici à une autre échelle, les deux femmes étant méthodiquement suivies dans de nombreux aspects de leur vie et de leurs écrits.
2Une première partie les situe toutes deux dans les cercles savants et dans leurs pratiques. Elle permet de contraster leurs modes d’accès au savoir, tout en soulignant les caractères communs propres à ces cercles et leurs effets sur les activités des deux femmes. Margaret Lucas a suivi son époux William Cavendish dans son exil à Paris et en Hollande, où il fréquentait des figures essentielles du développement scientifique, de Pierre Gassendi aux Huyghens ou à Descartes. De retour en Angleterre à la Restauration, elle a essayé de constituer autour d’eux un cercle analogue, où idées nouvelles, expériences et découvertes pourraient être échangées et discutées. Anne Conway, issue quant à elle d’une famille d’hommes politiques influents, a été en contact régulier avec Francis van Helmont, puis Henry More, qui l’initièrent de manière précise, souvent par lettres, aux questions philosophiques du moment. Sandrine Parageau analyse en détail les conséquences de ces formations non universitaires sur les manières de faire de la philosophie ches les deux femmes, leur vision d’elles-mêmes comme des médiateurs, leur souhait d’articuler une réflexion sur le monde naturel avec un projet de pacification politique, ainsi que le rôle des conventions du discours lettré et du genre épistolaire dans leurs manières d’écrire : se référant à la notion de bricolage utilisée par Lévi-Strauss (p. 106), S. Parageau montre ainsi comment « Cavendish et Conway collectionnent les messages, dont elles font une incessante reconstruction ».
3La deuxième partie du livre prend acte du problème particulier que posent aux deux femmes la mise en ordre même de leurs idées, le « caractère polyphonique » de leurs textes (p. 132), élaborés presque collectivement et en l’absence d’un enseignement systématique. L’auteur étudie donc certaines formes discursives utilisées à l’époque, comme le dialogue et le discours déductif, les notions de « méthode » et d’« ordre », les usages de l’analogie. L’éclectisme de Cavendish est ici opposé à la « philosophie pieuse », et faisant système, de Conway.
4La troisième partie, enfin, examine de plus près les positions philosophiques de Cavendish et de Conway, les sources et les formes de leurs vitalismes, leurs déclarations sur l’atomisme, la nature, la question du vide, la méthode expérimentale. Si toutes deux proposent « un fonctionnement identique de la nature » (p. 276), selon lequel corps et esprit forment une même substance, elles diffèrent sur le rôle accordé à Dieu dans leur schème explicatif : un Dieu présent à tout instant à l’intérieur de la nature pour Conway, un Dieu extérieur à elle, et lui déléguant une capacité motrice, pour Cavendish. L’auteur profite de cette partie pour rouvrir de manière bien documentée le dossier des rapports entre le vitalisme et leur genre : Conway et Cavendish sont-elles vitalistes parce que cette position est moins technique que la philosophie mécaniste, donc plus accessible aux femmes ? Ou parce qu’elle est une réponse fréquente dans les cercles lettrés que fréquentent les deux femmes ? Et si elle est associée au genre, est-ce de manière essentialiste, par son association à une nature féminine, ou culturaliste, en raison de la place particulière des femmes dans la culture scientifique de leur temps ? L’auteur, qui accepte certains éléments de la thèse culturaliste, explore aussi la réception et l’influence des écrits des deux femmes, par exemple sur la pensée leibnizienne (p. 309).
- 1 Sophie Roux, « Le scepticisme et les hypothèses de la physique », Revue de synthèse, 4e série, 2-3, (...)
5La littérature secondaire sur les femmes et l’historiographie anglophone en général sont très bien mises à profit dans le livre. Un point aveugle de la bibliographie me semble la littérature récente sur la philosophie et l’histoire des sciences modernes (et surtout en français). L’ouvrage récent dirigé par P. Dubourg-Glatigny et H. Vérin, Réduire en art (Éd. de l’EHESS, 2008), témoigne par exemple de la manière dont le baconianisme a pu suggérer un modèle alternatif de composition écrite, aussi éloigné des présentations scolastiques que de la bigarrure éclectique ; les travaux de S. Roux (« Le scepticisme et les hypothèses de la physique », ou « L’Essai de logique de Mariotte : une naturalisation de la méthode ? »)1, suggèrent une révision de plusieurs oppositions traditionnelles pour décrire les philosophies disponibles au XVIIe siècle dans les cercles savants, en France comme en Angleterre. Si Sandrine Parageau veut éviter avec raison de coincer ses deux sujets dans une catégorie de « femmes philosophes », qui les isoleraient finalement de la science en général, la catégorie d’« auteurs mineurs » (minores) utilisée à plusieurs reprises, et à laquelle appartiendraient les deux femmes, me paraît finalement aussi dangereuse : des mondes séparent une Anna-Maria van Schurman d’un Marin Mersenne (deux auteurs qu’on pourrait aussi facilement ranger dans cette catégorie), tant du point de vue du contenu et de la quantité de leurs ouvrages que de leurs univers sociaux et surtout de leurs marges d’action à l’intérieur de la science. Comprendre les mécanismes d’inclusion et d’exclusion des femmes en tant que telles pourrait bien nécessiter au contraire d’ouvrir cette catégorie pour examiner l’ensemble des relations dans les débats savants, et pas seulement celles que tel (ou telle) auteur mineur a pu entretenir avec les auteurs majeurs de la période.
6Ces restrictions, ou suggestions, faites, reste un livre très compétent sur de nombreux aspects jusqu’alors mal connus de l’œuvre des deux femmes. L’auteur se réclame de l’histoire intellectuelle, soulignant que cette approche permet d’éviter un cadre disciplinaire strict qui serait en porte-à-faux pour apprécier de manière juste les contributions de Cavendish et Conway. De fait, la multiplicité des points de vue adoptés sur les activités des deux femmes permet de capter en finesse la question de leurs différences. Plus généralement, l’ouvrage fourmille de discussions éclairantes sur plusieurs topoi de l’activité scientifique au XVIIe siècle – l’autodidaxie (p. 35-36, p. 90-92, etc.), le problème de l’écriture collective (p. 56-60), la raison probable (p. 120-121), l’éclectisme (p. 127) – qu’un excellent index permet d’apprécier pleinement.
Notes
1 Sophie Roux, « Le scepticisme et les hypothèses de la physique », Revue de synthèse, 4e série, 2-3, 1998, p. 211-255 ; « L’Essai de logique de Mariotte : une naturalisation de la méthode ? », in Recherches sur la philosophie et le langage, n° hors série Lambertiana. Hommage à Jacques Lambert, P. E. Bour et S. Roux (dir.), Paris, Vrin, 2010, p. 163-188.
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Référence électronique
Catherine Goldstein, « Sandrine Parageau, Les Ruses de l’ignorance. La contribution des femmes à l’avènement de la science moderne en Angleterre », Clio [En ligne], 36 | 2012, mis en ligne le 03 juin 2013, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/10932 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/clio.10932
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